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au 31 Mai 21 :
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Ezéchiel [Sous contrat d'édition]
Par Natalea
Originales  -  Fantastique  -  fr
16 chapitres - Complète - Rating : K+ (10ans et plus) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 5     Les chapitres     7 Reviews    
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4. Anna Lépervier - 5. Un Monde Parfait

4. Anna Lépervier

Anna Lépervier était la petite amie d'Ézéchiel Calbot. Depuis quand exactement, personne en ville n'aurait été en mesure de le dire. Depuis leur naissance, peut-être.

Anna et Cal, c'était un duo naturel. Ils avaient grandi ensemble, dans la même ville, à deux rues l'un de l'autre ; ils étaient allés à l'école ensemble, toujours dans la même classe ; leurs parents étaient amis de longue date. Et pour encourager encore leur destin commun, si c'était nécessaire, les parents d'Anna étaient tous deux professeurs au lycée qu'ils fréquentaient.

Autrement dit, les vies des Calbot et des Lépervier s'entremêlaient étroitement. Du haut de leur adolescence, Anna et Cal pouvaient pratiquement déjà dire qu'ils avaient passé toute leur vie l'un auprès de l'autre.

Anna était un peu plus âgée que Cal : dix-huit ans bien entamés. Elle appartenait à cette catégorie de gens à part, qui nous subjuguent, nous agacent ou nous interrogent, ceux qu'il nous arrive parfois d'appeler des « rayons de soleil ».

Si Cal pouvait se vanter d'un certain charisme, Anna, elle, irradiait. D'une façon totalement spontanée et involontaire, bien sûr, et c'était peut-être cela qui la rendait justement aussi irrésistible. Il était impossible de rester indifférent à sa présence. Elle suscitait l'admiration, l'affection immédiate ou au contraire la rancœur la plus totale. Elle était belle à s'en faire détester.

Ce jour-là, elle portait un short en jean et un chemisier blanc. Cela fit sourire Cal lorsqu'il la vit. Ils s'étaient accordés inconsciemment. Peut-être pas si inconsciemment que ça, mais, bien sûr, il ne pouvait pas encore le savoir.

La journée promettait d'être chaude et pétillante de bonheur. De grandes bourrasques de vent tiède allégeaient l'atmosphère ; le ciel n'était qu'une vaste étendue sage et sans nuages. Ariane et Cal venaient passer l'après-midi chez Charlie.

Charles Lépervier, le père d'Anna.

5. Un Monde Parfait

Cal oublia tout de son rêve. En arrivant chez Charlie, il se permit de vivre, enfin. S'il se faisait toujours un devoir d'être correct et droit face à lui, c'était par respect. Au fil des années, implicitement, Charlie était devenu son beau-père. Mais à ses yeux, il était surtout devenu son père, tout simplement. Bien plus que Victor Calbot ne l'était.

Cal éprouvait pour Charlie un attachement si sincère que chacune de leurs rencontres le remplissait de fierté, de confiance en l'avenir, mais surtout : de reconnaissance. Charlie avait toujours été là pour lui. Il était là depuis son enfance.

Il en allait de même pour Caroline, la mère d'Anna. Une jolie trentaine, des cheveux sombres et bouclés, les yeux d'un vert si concentré qu'ils en paraissaient noirs, elle était tout le contraire de sa fille. Mais elle était surtout la femme la plus éclairée que Cal avait jamais rencontrée.

Les parents d'Anna étaient merveilleux, car ils provoquaient chez les gens un sentiment aussi rare que précieux : l'inspiration. Cal devait à Charles et Caroline Lépervier tout ce qu'il croyait savoir de sa jeune existence, tous les principes auxquels il tenait, et c'était grâce à eux, surtout, qu'il avait le sentiment de découvrir chaque jour un peuplus la valeur de la vie.

Charles était professeur de philosophie, Caroline professeur de littérature. À eux deux, ils formaient un phare éblouissant dans la banalité ambiante, et Cal s'était toujours demandé pourquoi ils s'étaient échoués ici, à des milliers de kilomètres des étoiles où ils avaient leur place.

Il se souvenait d'avoir posé la question à Charlie, une fois, par une soirée d'août alors qu'ils observaient les étoiles, justement. Il était plus de minuit. Le ciel scintillait comme un immense velours de joaillier, et le moment lui avait paru propice :

— Charlie, avait-il commencé. Comment avez-vous atterri ici,

Caroline et toi ? Au tout début, je veux dire. C'est une petite ville, un petit lycée... Avec les études que vous avez faites, vous auriez pu faire...

— ... tellement plus ?

Charlie l'avait dévisagé, le regard perçant, comme toujours, même à travers la nuit noire. Et Cal avait soudain eu honte de sa question. Deux mots et une inflexion avaient suffi à le réduire au silence. C'était toujours comme ça, avec Charlie.

Pendant un instant, il avait cru qu'il venait de signer les dernières paroles de la soirée, mais Charlie l'avait pris au dépourvu. C'était un manège qu'il exerçait très souvent. « Il faut stimuler l'esprit », avait-il coutume de dire. « Le prendre à contre-pied ». Et c'est ainsi qu'il avait répondu cette nuit-là :

— Nous sommes venus pour toi, voyons.

Et encore aujourd'hui, Cal n'était pas sûr de comprendre cette réponse. Le souvenir même de cette soirée lui paraissait étonnamment lointain. C'était plutôt ironique, quand il y réfléchissait. Il parvenait à se remémorer le moindre détail d'un de ses rêves idiots, mais il était incapable de se rappeler une vraie conversation qui lui avait parue si importante, sur le moment. Il en venait presque à douter qu'elle ait vraiment eu lieu. Le souvenir perdait en intensité chaque fois qu'il tentait de l'évoquer, comme l'aurait fait un rêve, justement. Presque comme s'il faisait partie d'une autre vie, d'un passé enfoui qui n'était pas le sien.

L'odeur des merguez sur le barbecue balaya ses pensées en même temps que le vent. Il dressa la table avec Anna, dehors, sur la terrasse de Charlie. Ils n'échangèrent pas un mot, mais ils n'en avaient pas besoin : ils se connaissaient depuis suffisamment longtemps pour être tous deux au-delà de ces nécessités. Lorsqu'ils eurent terminé, la jeune fille l'embrassa sur la joue, laissant sur sa peau un frisson sucré. Cal sourit.

Ces émotions, son cœur et sa gorge qui se serraient encore en la voyant, peu importe le nombre d'années qu'ils avaient passées ensemble, l'exaltation infinie qu'il ressentait auprès d'elle, l'impression d'être galvanisé et prêt à décrocher la Lune d'une seconde à l'autre pour elle, c'était sa drogue à lui. Il aimait Anna, et il aimait ce qu'il devenait avec elle, grâce à elle. L'envie de se montrer meilleur qu'il ne l'était vraiment.

— À table, tout le monde ! s'écria soudain Charlie de sa voix tonitruante. À moins que vous ne teniez tous à manger du charbon brûlé !

Cal et Anna s'assirent côte à côte en rang militaire, immédiatement rejoints par Ariane et Caroline. Ne manquait plus qu'un seul participant : Nathalie, la jeune sœur d'Anna, innocentée du haut de ses six ans. Si Charlie était comme un père pour Cal, Tali était comme sa petite sœur. On l'appelait ainsi parce que, plus jeune, elle était incapable de prononcer son prénom correctement, et le surnom était resté. Cal pensait sincèrement que si ses parents avaient décidé d'avoir un autre enfant, il aurait voulu qu'il soit comme elle. Pourtant, elle avait tout de la petite fille ordinaire : tyrannique, capricieuse, boudeuse, adorable, manipulatrice. Cal n'y pouvait rien : il la trouvait tout simplement à croquer. Une fois les rondeurs de l'enfance dissipées, cependant, il n'était pas difficile de deviner que Tali n'aurait pas autant de charme que sa grande soeur. Blonde comme Anna, mais les yeux noisette comme son père, elle présentait déjà un physique ordinaire que seule une âme brillante pouvait animer. Du haut de ses six ans, Tali n'avait pas encore trouvé ce pouvoir.

— J'ai dit à table, jeune demoiselle, l'interpella Charlie.

Tali obtempéra, non sans un regard outré pour son père, et ses bouclettes blondes retombèrent de chaque côté de son visage de poupée. Ses parents l'ignorèrent pendant les cinq minutes qui suivirent, temps qui parut suffisant pour qu'elle oublie tout de ses griefs et s'amuse à voler des tomates dans l'assiette de son père. Charlie faisait semblant de ne pas la voir et accusait Anna, qui faisait des efforts pitoyables pour se défendre. Le déjeuner se transforma rapidement en une vaste comédie où Charlie était la cible d'irréductibles voleurs de tomates, et leurs rires résonnèrent dans la chaleur sèche de l'après-midi.

Plus tard ce jour-là, Anna s'assit au bord de la piscine et y trempa ses jambes, sans se baigner. Cal, lui, n'avait pas résisté longtemps à la tentation de plonger, comme à son habitude, et il luttait à présent avec sa conscience pour ne pas saisir Anna par les poignets et la précipiter tout habillée dans l'eau.

La piscine des Lépervier n'était pas chauffée ; elle ne devait pas faire plus de vingt degrés ; Anna aurait froid. Ça, c'était ce qu'il se répétait en boucle pour se dissuader. La vérité était qu'Anna lui crierait après s'il cédait ; pas longtemps, mais elle lui crierait après. Il préférait de loin la voir sourire sous la lumière de ce beau soleil. Lorsqu'ils étaient mouillés, ses cheveux perdaient leur ondulation naturelle. Sa peau devenait laiteuse de façon malsaine, même si la vision de son corps en maillot de bain restait inoubliable.

Anna n'aimait pas spécialement l'eau. Cal était même persuadé qu'elle en avait peur, mais bien sûr, c'était le genre de choses qu'elle ne lui avouerait jamais. Elle savait nager, mais... il y avait une sorte de retenue dans ses gestes lorsqu'elle s'approchait de la piscine, une retenue qu'elle ne manifestait pas sur la terre ferme.

Cette certitude dissuada Cal d'attirer Anna dans l'eau, même s'il aurait pu la serrer fort contre lui une fois le choc passé. À la place, il se hissa sur le rebord à côté d'elle et passa ses bras trempés autour des siens. Elle cria de surprise, de froid et de colère mêlés, ce qu'il trouva tout à fait charmant. Elle tenta de le repousser, juste histoire de protester un peu, mais ne résista pas longtemps. Au final, il glissa un baiser glacé au creux son cou et contempla son œuvre : son chemisier trempé frissonnant sous la caresse du vent, sa respiration haletante.

— J'aimerais bien aller au torrent avec toi, lui confia-t-il avant même de s'en rendre compte.

— Ah oui ? répondit-elle d'un air distrait. Pas aujourd'hui.

— Non, pas aujourd'hui, mais... bientôt. Ça fait longtemps qu'on n'y est pas allés. Et te voir comme ça... ça m'y fait penser.

Le torrent. Le seul fait d'en parler rappelait à lui des odeurs de chèvrefeuille, de forêt sous la pluie, la saveur dure et plate de l'eau froide sur le tranchant des rochers. C'était leur endroit à eux, leur jardin secret, un lieu on ne peut plus ordinaire qui apparaissait sous une lumière différente à leurs yeux : la lumière des souvenirs.

C'était au torrent qu'ils s'étaient rendu compte qu'ils s'aimaient. Depuis longtemps déjà sans doute, mais d'un sentiment vague et nébuleux. Ce n'était alors qu'une émotion sauvage, terrifiante d'instinct, sur laquelle l'enfance n'avait pas su poser de nom. Tous les couples ont leurs références : la chanson qui les a fait se rencontrer, le lieu du premier rendez-vous, la demande en mariage. Ce sont des codes qui n'appartiennent qu'à eux, des endroits devenus marqués, à jamais, par l'empreinte de l'instant. En général, ces secrets se gardent jalousement. On préserve la magie et une certaine dose de mystère, intactes.

Ce jour-là au torrent, Cal avait douze ans, Anna treize. Ils partaient en escapade comme ils le faisaient souvent à travers la forêt voisine. Leurs parents habitués ne s'inquiétaient pas de les voir disparaître ainsi ensemble pour des journées entières. Ils exploraient les sous-bois dans leurs moindres recoins, jusqu'à rentrer couverts de piqûres le soir, une araignée coincée dans la jambe de leur bermuda, des griffures partout, mais ils s'en moquaient. La soif d'aventure était beaucoup plus forte. Ils traversaient les bosquets entrelacés comme d'obscurs explorateurs au fin fond d'un temple maya ; ils retrouvaient les vieilles pistes de bûcherons, les abris de chasseurs ; les chênes majestueux terrassés par la tempête devenaient l'espace de quelques heures le bastion défensif d'une cité médiévale, le poste avancé d'un vaisseau de guerre, ou même un labyrinthe végétal lorsqu'ils se sentaient d'humeur plus romanesque.

Ce jour-là, donc, ils avaient fait une pause au bord de la rivière qui passait derrière la maison de Cal, traversait les champs de coquelicots et se changeait en rapides en se jetant dans les salles ombrageuses de la forêt. Ils avaient déniché une clairière où la treille végétale desserrait un peu son étreinte sur le soleil, suffisamment pour qu'ils plongent les pieds dans l'eau sans se sentir geler instantanément. Les pierres étaient coupantes et traîtres à cet endroit, à tel point qu'ils avaient dû renfiler leurs chaussures pour suivre le courant à gué. L'eau gargouillait contre leurs mollets, s'engouffrait dans de brusques vasques pour reparaître quelques mètres plus loin dans un tourbillon d'écume, pétillant dans la lumière du jour. Ils se sentaient bien ; ils se sentaient en vie, transportés dans leurs rêves de cités perdues et de trésors mythiques.

Et puis Anna avait glissé. Simplement, bêtement, elle avait glissé sur la vase qui tapissait les rochers. Le courant avait fait le reste : elle s'était trouvée brusquement entraînée, aspirée en plein déséquilibre vers le fracas de l'eau sur les pierres, leurs lames affluant du tumulte, et Cal l'avait rattrapée. Comme la plupart des réflexes, il ne s'était rendu compte de son geste que quelques secondes plus tard, mais le résultat était là. Anna avait déjà une jambe enfoncée jusqu'à la cuisse dans une de ces cuvettes obscures que formaient les rochers entre eux, le genre d'étranglement qui lui aurait brisé l'os net à l'articulation si le torrent l'avait emportée. Son short en jean était trempé et elle se mordait la lèvre pour contrôler l'afflux de panique qui se déversait dans ses veines, mais ses ongles s'enfonçaient fermement dans le bras de Cal.

Cal lui avait agrippé la main gauche, au dernier moment, quand ses bras avaient battu l'air pour retrouver l'équilibre. À présent, il fallait qu'il la remonte, et il avait le courant contre lui. Anna avait glissé dans le défilé du torrent, là où les flots plongeaient pour mieux repartir à l'assaut des rapides. En d'autres circonstances, cela aurait été un endroit palpitant pour du canoë-kayak. Cal avait dû réfléchir et vite, car les grands yeux d'Anna le suppliaient, et sa prise n'était pas très assurée.

— Je te tiens ! avait-il grommelé entre ses dents, puis il avait testé la résistance des rocs à ses pieds, là où l'eau s'enfonçait, et il avait porté tout son poids sur eux.

Il avait poussé de toutes ses forces sur ses jambes, poussé et reporté la force accumulée sur cette main qu'il devait attirer à lui, jusqu'à ce qu'Anna puisse prendre de l'élan et s'appuyer elle aussi sur les rochers. Il s'était rendu compte qu'elle allait sauter : il l'avait vu dans ses yeux. Elle avait alors bondi en avant vers lui, contre le courant, et Cal avait tiré si fort que, s'il l'avait lâchée à cet instant, il se serait étalé de tout son long dans le lit du torrent. Mais il avait contrôlé son élan, une jambe déportée en arrière sur une pierre émergée, et son bras était venu ceinturer Anna pour l'empêcher de glisser encore. Il l'avait ramenée contre lui et tous deux avaient contemplé les rapides, les ressauts furieux de l'eau grondante sous leurs pieds, et ils avaient pleuré de joie et de peur réunies, plus que jamais conscients du sang qui coulait dans leurs veines : gorgé de vie et d'adrénaline ; le sang des aventuriers.

Alors, le temps avait semblé s'étirer inlassablement, suspendu au rocher comme eux, insensible au courant. Cal s'était rendu compte qu'il serrait Anna contre lui, fort, et qu'il ne voulait pas la lâcher. Il tenait toujours sa main dans la sienne ; ils ne bougeaient pas, mais il l'avait regardée, et c'était soudain comme s'il la voyait pour la première fois. En une fraction de seconde, il avait décelé une infinité de détails qui avaient accroché ses iris, avaient résonné dans son esprit, dans sa poitrine, en lui, et la tête lui avait tourné : c'était à peine s'il osait respirer. Cal voulait sentir le corps d'Anna contre le sien, comme à cet instant, toujours, même s'il était froid et mouillé : il en aimait l'odeur, et cette révélation l'avait pétrifié de stupeur. Il aimait la douceur de sa peau, ses cheveux qui chatouillaient sa joue, la chaleur qu'ils irradiaient, ses formes à peine esquissées. Ce n'était plus cette bonne vieille Anna, son amie qui courait nue autour de la piscine quand ils avaient six ans. Une fille, certes, mais ça ne voulait pas dire grand-chose à l'époque. Qu'est-ce que c'était, au fond, être une fille ?

Cal avait dévisagé Anna ce jour-là, et il avait soudain vu une autre personne : il avait vu la femme qu'elle allait devenir, assise au bord de la piscine, dans le jardin à deux rues de chez lui. Quelque chose en lui s'était brisé, car il avait su qu'il ne la verrait jamais plus comme avant, jamais plus comme elle lui était apparue ce matin sur le pas de sa porte. Ces émotions s'étaient débattues en lui : il en avait été terrifié, absurdement bouleversé, et dans le même temps, il observait Anna. Il sentait sa respiration contre la sienne, et il avait réalisé à quel point elle était belle. Jamais il ne s'était rendu compte qu'elle était belle.

Il éprouvait quelque chose de nouveau, qu'il ne pouvait pas encore exprimer par des mots, mais qui enflammait ses joues, le remplissait d'une gêne intense et différente de celle qu'il ressentait lorsqu'il était humilié. Il voulait la garder contre lui, la garder elle, et cela dépassait la raison.

Il n'était sûr que d'une chose : si l'un d'eux devait mettre fin à leur étreinte, ce ne serait pas lui. Une vague formule lui était revenue en mémoire à cet instant, une phrase découverte au détour d'un coin de page dans l'un de ses romans, abandonnée là comme une vérité incontestable : « Éternité est l'anagramme d'étreinte ». Ce jour-là seulement, il avait compris ce que l'auteur avait voulu dire. Ce qu'il avait pris pour une démonstration de français l'avait soudain frappé d'un tout nouvel éclairage. C'était court, c'était implacable, c'était ce que les garçons de son âge appelaient avec une grimace de dégoût « à l'eau de rose »... mais c'était pourtant bel et bien l'impression qu'il ressentait, en tenant Anna contre lui au milieu de ce torrent.

Et puis tout à coup, Anna avait bougé dans ses bras et il s'était dit : « Ça y est. C'est fini, mon vieux. Remballe tes rêves et vide ton esprit avant d'avoir l'air d'un parfait imbécile. »

Mais au lieu de cela, Anna lui avait fait face et l'avait serré contre elle, très fort, les deux mains croisées dans son dos, le visage tout contre son cou — déjà à cet âge, il était plus grand qu'elle. Il n'avait pas su dire si elle pleurait ou non : il s'était contenté de rester là, les bras ballants, trop saisi pour réagir.

— On l'a échappé belle, cette fois, Cal, avait-elle dit en le regardant.

Elle était sérieuse et grave. Jamais elle ne s'était adressée à lui de cette façon. Ils n'étaient plus Cal et Anna, les aventuriers du temple maudit. Elle ne pleurait pas : elle lui souriait ; un sourire d'adulte, car seuls les adultes peuvent sourire avec gravité. Un sourire qu'il ne lui avait encore jamais vu.

Elle lui avait alors pris la main pour revenir sur la rive et ils avaient regagné la clairière, sans parler. Cal n'aurait absolument pas su quoi dire de toute façon. Son cerveau était en vacances ; il planait loin au-dessus de la forêt. Il pouvait démêler des équations du troisième degré à seulement douze ans, mais il aurait été incapable de comprendre quoi que ce soit à la situation qu'il était en train de vivre. Il sentait la finesse de la main d'Anna dans la sienne et souhaitait qu'elle ne le lâche jamais. Il se demandait si elle le presserait encore contre elle comme elle l'avait fait, et son visage rougissait à vue d'œil rien que d'y penser.

Mais elle l'avait lâché, une fois arrivée au soleil, près de leurs sacs à dos qu'ils avaient laissés aux pieds des arbres. Elle avait ouvert le sien en silence et en avait sorti une petite nappe à carreaux rouges qu'elle avait étalée bien à plat sur le sol. C'était signé Caroline : sa devise aurait pu être : « toujours prête ».

Incapable de prendre une décision de lui-même, sans savoir même ce qu'il y avait à décider, Cal avait alors été frappé de mimétisme et avait déballé ses affaires : deux sandwichs à la confiture de framboise emballés dans de l'aluminium, un paquet de gâteaux, une pomme et deux canettes de soda. Il s'était rendu compte qu'il avait faim, en marchant dans le torrent, mais l'adrénaline ou ce brusque cocktail de sentiments étranges lui avait coupé l'appétit. Il avait mangé malgré tout, essentiellement pour justifier son silence. Jamais le silence n'avait été gênant entre Anna et lui. Mais là, il l'avait senti grossir, s'appesantir entre eux, augmentant la pression qui séparait leurs deux corps, creusant un abyme dans ce relief de carreaux bariolés.

Il avait fini par s'allonger sur la nappe en regardant les branches, les dessins qu'elles découpaient dans le ciel bleu, espérant ralentir les battements de son cœur et faire taire cet embarras stupide qui ne voulait pas le lâcher. Il sentait qu'Anna l'observait, alors il lui avait jeté un coup d'œil en retenant son souffle sans s'en rendre compte. Il s'était redressé sur un coude à l'instant même où elle se penchait sur lui.

Sur le moment, il n'avait pas compris son geste : elle avait glissé un index sur la commissure de ses lèvres, très doucement, si hésitante qu'il l'avait à peine sentie. Anna semblait surprise elle-même, mais incapable de s'arrêter, comme lui n'avait pu se résoudre à la lâcher au-dessus du torrent. Sur son doigt, il y avait un peu de confiture de framboise. Sans réfléchir, elle l'avait porté à ses propres lèvres, et ce geste avait décuplé au centuple les émotions de Cal par ce qu'il avait d'attirant. L'instant d'après, il avait posé sa main sur la sienne, et leurs visages s'étaient rapprochés ; il ne savait comment. C'était comme un rêve un peu fou. Il n'avait pas peur : un calme limpide s'était emparé de son esprit, où ne régnait plus qu'une chose : Anna, Anna, Anna...

Il l'avait embrassée sous le soleil chaud, sur ses lèvres chaudes, et tant pis pour les conséquences. C'était nouveau et sucré ; il découvrait un territoire inconnu et tout un monde s'ouvrait à lui, un monde avec Anna. Il l'avait sentie sourire tout contre sa bouche, et la joie qu'il avait éprouvée à cet instant était sans limites. Ils s'étaient embrassés longtemps au milieu de cette clairière, au bord du torrent, et lorsqu'ils étaient enfin sortis de la forêt, ils étaient changés. Ils laissaient leur enfance derrière eux.

Cal contemplait Anna auprès de la piscine, six ans après ce fameux jour. Ils avaient pris l'habitude de revenir à la rivière au moins une fois tous les ans. C'était presque comme un pèlerinage. Une pensée en entraînant une autre, Cal réalisa soudain qu'il avait connu Anna à toutes les étapes de sa vie, ce qui le fit rire sans comprendre pourquoi. Une réflexion à la fois curieuse, nostalgique et... pleine d'avenir.

— À quoi tu penses ? l'interrogea Anna, intriguée.

Agitant gracieusement ses jambes dans l'eau, elle posait sur lui un regard curieux.

— Je me demandais simplement quelle serait la prochaine étape, répondit le jeune homme.

— La prochaine étape à quoi ?

— À notre vie.

Anna s'esclaffa :

— C'est ton quart d'heure philosophique ? glissa-t-elle, malicieuse. Tu penses déjà mariage, grande maison, voiture cinq places et enfants ?

— Oui... Non ! Enfin...

Sentant qu'il s'embrouillait, Cal finit par trancher :

— Pourquoi pas ?

Cela eut le mérite de faire éclater de rire Anna, même si ce n'était pas la réaction que Cal attendait. Anna et lui divergeaient rarement d'opinion, et lorsque cela arrivait, c'était toujours sur des sujets mineurs, comme leur couleur préférée, le goût de la glace au caramel, ou qui prendrait le fauteuil à droite de la cheminée. Sa désinvolture à cet instant, pourtant, le contrariait. Il ne savait pas comment l'interpréter. Il était presque stupéfait de se sentir vexé.

« Ne sois pas idiot... », le sermonna son esprit. « Tu n'as pas six ans comme Tali. »

Cal pensait rarement à l'avenir. C'était presque une première pour lui. Peut-être parce que son présent lui suffisait amplement. Il avait entendu dire un jour que si l'on avait bien vécu, il arrivait un moment dans la vie où l'on ne désirait plus rien. Où l'on était comblé à tous points de vue. Pas de regrets, plus d'ambitions. L'achèvement grandiose et serein d'une existence bien remplie. Lorsque venait cet instant, on était prêt à lâcher prise. Et cela procurait à Cal un sentiment étrange, car à dix-sept ans, il avait déjà l'impression d'avoir atteint cet état d'esprit où tout lui était acquis. C'était le sentiment d'un vieil homme qu'il portait sur le monde, et c'était peut-être aussi ce qui le dissuadait de penser à l'avenir.

Ils restèrent jusque tard dans la soirée, jusqu'à ce qu'Anna et lui puissent pourchasser les étoiles filantes en s'allongeant sur les chaises longues au bord de l'eau. Loin de la ville et de ses lumières incessantes, le ciel resplendissait de mille feux.

— On y va, Cal ?

Ariane finissait son verre de vin, penchée au-dessus de lui de tellesorte qu'il la voyait coiffée d'un million de diamants.

— Je dis au revoir et j'arrive, répondit-il.

— Ça marche.

Elle l'embrassa sur le front. Cal la regarda s'éloigner puis saluer Caroline, essayant d'attraper Tali qui courait en rond autour d'elles. Ariane avait un peu de rose aux joues et ses yeux brillaient, mais cela lui allait bien. Ce n'était pas chez eux qu'elle risquait de s'amuser comme ça. Heureusement, comme à chacune de leurs petites réunions festives, Victor Calbot avait préféré rester à la maison aujourd'hui...

Cal refréna cette pointe de pessimisme, qu'il oublia de toute façon aussitôt : Anna prit son transat à l'abordage et l'embrassa sans préavis. Y repenser déclencha chez lui un fou rire coupable lorsqu'il arriva sur le pas de sa maison, à minuit passé. Ce n'est qu'en pénétrant dans sa chambre qu'il retrouva soudain une lucidité glaçante.

Tout était normal. Bien sûr. À quoi s'attendait-il ? Pas de craquement suspect, pas de silhouettes mystérieuses, il n'y avait même pas de quoi se donner le frisson en entendant le vent hurler aux barreaux ou en se glissant dans des draps gelés comme un suaire. Son lit était doux et accueillant, l'air délicieusement tiède ; le parquet sentait la cire d'abeille qu'avait passée sa mère le matin même. Pourtant, alors qu'approchait l'heure de s'endormir, Cal ne pouvait s'empêcher de penser à l'homme qu'il avait vu dans son rêve. Il s'allongea presque avec réticence, refusant de confier sa tête à l'oreiller, tenaillé par une angoisse superstitieuse, une peur de gosse. Le reverrait-il cette nuit ? Allait-il refaire ce rêve, lui qui ne rêvait jamais, ou pas suffisamment pour s'en souvenir ? En ayant ces réflexions, il n'imaginait pas l'homme visiter son esprit, mais le visiter lui. Dans cette chambre, aussi réel que son propre corps, armé de ses seuls poings meurtriers. Il ne pouvait pas discerner son visage ; il ignorait tout de lui, et pourtant, il le terrifiait aux portes de son sommeil : c'était Ézéchiel.

 

 

 
 
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