Emily resta un moment coite, se demandant comment réagir face à ce type penché sur elle avec ses yeux rouges et ses cheveux blancs, qui visiblement la prenait pour une idiote. Et elle n'était pas idiote. Elle était juste affamée, énervée, fatiguée d'être baladée partout et d'attendre depuis des heures qu'on lui donne des explications. Elle le fusilla du regard, et sans hésitation leva la main, saisit une des longues mèches de cheveux blancs et tira dessus énergiquement.

« Ouaïe ! Mais ça va pas, non ? »

Le type avait hurlé de douleur à la grande surprise d'Emily qui avait sincèrement cru avoir affaire à un allumé en perruque, déguisé peut-être pour une soirée à thème. Le vieil homme la chopa brutalement au col et la tira vers lui, la gratifiant d'un regard sévère. Le dénommé Blythe, lui, tâchait de garder contenance malgré son air courroucé, mais se frottait néanmoins le crâne en grimaçant. Il ramassa sa lampe qui était tombée sur l'herbe sur le coup de la surprise, se tourna vers le vieillard, et éclata :

« Franck, voyons ! Es-tu sûr de ne pas t'être trompé ? Cette...sale morveuse.. »

Il désigna de sa main gantée la petite fille qui gonfla ses joues rouges de colère.

« … ne peut tout de même pas être de mon sang ! Dans la lignée des Cade, nous avons toujours été bien élevés et respectueux ! »

« Si Monsieur me permet cette objection, je trouve au contraire que la ressemblance est frappante... »

« Pardon ?! »

Blythe et Emily échangèrent un regard confus, ayant tous les deux protesté de la même manière à la seconde près. Le vieux esquissa un discret sourire victorieux et lâcha enfin la fillette qui grogna son mécontentement. Le type aux cheveux blancs l'observait à présent d'un air ennuyé.

« Dire que j'ai préparé une soirée debienvenuepour ça. Et tout le gratin de la vie nocturne sera là. De quoi aurai-je l'air, moi, si elle se comporte comme une sauvageonne, Franck ? Karl va encore me railler pendant des décennies... »

Et le voilà qui se passait sa main gantée sur la figure d'un air profondément dramatique. La main squelettique de Franck se posa, glacée, sur le crâne de la fillette.

« Que Monsieur ne s'inquiète pas. Quand la fête commencera j'en aurai fait une parfaite petite héritière que l'on vous enviera. »

Héritière ? Emily tilta à ce mot, embrassant du regard le vaste domaine et l'immense château au loin. Voilà qui devenait intéressant. Peut-être n'allait-elle pas fuguer dans l'immédiat, en fin de compte. Si elle pouvait hériter de tout ça, ça valait le coup d'essayer de supporter cette nouvelle famille d'accueil. Vu son teint cadavérique, ses cheveux blancs et ses yeux bizarres, peut-être que son, euh.. « ancêtre » était très malade et voulait léguer à une pauvre orpheline toute sa fortune ? Mais c'était un peu trop beau pour être vrai. Emily avait appris à se méfier de tout, et là, elle pouvait sentir de loin que quelque chose puait. Mais quoi ?

« Entendu, fais de ton mieux. Je dois retourner me coiffer, cette gueuse m'a bousillé ma coiffure... »

Et sur ces mots Blythe fit volteface en un tourbillonnement de cape, et s'en retourna vers le lugubre château. Emily cligna des yeux, le regardant partir, médusée, se demandant si ce type faisait exprès d'avoir l'air aussi... gay ?

La voix froide de Franck la rappela à la réalité alors qu'il lui reprenait d'autorité la main.

« Tu viens de faire connaissance avec le propriétaire des lieux. Maintenant, viens avec moi, je vais t'expliquer quelques petites choses. »

Et il l'entraîna vers le château, continuant de parler tandis qu'ils gravissaient tous deux la colline envahie d'herbes hautes.

« Je ne ferai pas de détours avec toi, tu n'as pas l'air sotte. Comme il te l'a dit, Blythe est bien ton ancêtre, il a vécu sa courte vie d'humain à la Cour d'Angleterre, il y a bien longtemps... »

Emily le regardait d'un air incrédule, mais ne pipa mot. A tous les coups, il s'agissait d'une mauvaise plaisanterie, et ils attendaient tous quelque part avec les caméras en riant, attendant qu'elle y croie vraiment pour surgir et se moquer d'elle à la télé devant des millions de téléspectateurs. Mais avec un sérieux mortel, Franck continuait. Le château approchait, paraissant de plus en plus imposant.

« Tu as dû entendre parler des vampires, non ? »

Emily acquiesça vaguement, espérant qu'il n'allait quand même pas essayer de lui faire gober un truc pareil.

« Eh bien voilà. Blythe a été mordu à l'âge de 27 ans et en est devenu un lui aussi. »

Franck glissa un regard en coin à Emily qui faisait une grimace stupide, montrant bien qu'elle n'y croyait pas un mot.

« Oh, tu peux ne pas me croire. Moi aussi, à ton âge, lorsque j'ai été amené ici, je n'y croyais pas. Mais je t'assure que c'est vrai. Blythe n'a pas pris une ride malgré le temps écoulé. »

Bon. C'en était trop. Il fallait en finir avec cette mascarade. C'est avec un regard sérieux et condescendant qu'Emily regarda Franck, et parla d'une voix faussement compréhensive, imitant à perfection l'assistante sociale de l'agence d'adoption.

« Enfin, monsieur Franck, inutile de me raconter des histoires à dormir debout et parlons entre personnes raisonnables, voulez-vous ? Ce Blythe est visiblement dérangé et malade, et votre désir de lui faire croire à ses fantasmes avant sa mort est tout à fait honorable. Si sa santé psychologique est en jeu, eh bien soit, j'agirai comme s'il était vraiment mon ancêtre vampirisé. »

Là, elle avait dû lui couper la chique, vu qu'il ne pipa mot, lui jetant seulement un long regard mitigé. Héhé.. comme quoi, ces longues heures d'ennui avec la mégère lui auraient été utiles, en fin de compte. Fière comme un coq, elle entra dans le château, guidée par un Franck désormais silencieux comme une tombe. Emily fut surprise. Avec toutes ces histoires, elle s'était presque attendue à pénétrer dans un château de film d'horreur. Mais non. C'était bien éclairé, et mis à part quelques chandeliers, lustres et meubles anciens, la décoration était assez moderne, et tout était bien propre et rangé.

Franck ouvrit une porte au fond d'un long couloir, et la fit entrer. C'était une salle de bain spacieuse et tout ce qu'il y a de plus moderne.

« les invités du Maître vont bientôt arriver, je vais te laver et te changer pour que tu sois présentable. »

Emily ouvrit de grands yeux choqués lorsque ce vieux cochon entreprit de la déshabiller comme si de rien n'était. Elle prit une profonde inspiration, et de sa voix la plus aiguë (elle s'était longuement entraînée dans le but de réussir à exploser un verre, mais en vain), hurla de toute la puissance de ses poumons.

« YAAAAAAH ! AU VIOL ! BATS LES PATTES SALE PEDOPHILE !! »

Ça, c'était l'attaque ultime ! Aucun adulte n'y résistait ! Ils avaient tous tellement peur de ce mot tabou et d'être affichés comme psychopathe dans les journaux qu'ils lui passaient tous ses caprices pour pas qu'elle ne recommence. Mais Franck, lui, ne tressaillit même pas. C'est tout juste s'il haussa un sourcil d'un air perplexe.

« Très bien, jeune demoiselle. Si tu préfères te laver toi-même, libre à toi. Je vais chercher ta robe. »

Emily, décontenancée, fixa la porte où avait disparu le vieux croûton. Puis elle fit la moue, déçue. Si elle ne pouvait pas s'amuser à faire paniquer sa nouvelle famille d'accueil, elle allait s'ennuyer comme un rat mort... Elle se déshabilla donc en un rien de temps et se glissa dans la baignoire où elle se lava à l'eau bouillante. Elle en ressortit rouge comme un homard et fumante, comme si elle sortait d'un lac de lave. Enveloppée dans une trop grande serviette, elle n'attendit que quelques secondes avant que Franck entre avec sa robe. Comme par hasard. Emily trouva cela suspect. Ce vieux dégueulasse ne l'aurait quand même pas épiée par un trou dans le mur ou une caméra ? Elle se mit à regarder partout, se sentant devenir parano.

« Voici ta robe. Tu peux l'enfiler, je ne regarde pas. »

Il lui tourna effectivement le dos, lui laissant entre les bras une robe noire avec des dentelles et des froufrous. Emily fronça les sourcils sans dire merci. On aurait dit une robe de deuil à l'ancienne. Normal, après tout, pour une soirée déguisée au thème vampire. Elle se mit à l'enfiler avec difficulté, peu habituée à porter ce genre de vêtements, tandis que le vieux parlait au lavabo.

« Je sais que tu refuses de le croire, mais cette soirée sera peuplée presque uniquement de vampires, dont certains ne sont pas à proprement parler des amis proches de Blythe. Je te conseillerai donc de rester toujours auprès de lui ou moi, et de ne faire confiance à personne d'autre si tu tiens à la vie. »

Tout en se débattant avec sa robe, Emily répondit d'un ton narquois.

« Ouais ouais c'est ça, sinon ils vont me vider de mon sang, je sais. Et sinon, c'est en quel honneur, cette petite fête ? »

Ah ! Enfin elle parvint à l'enfiler. Elle tira sur la redingote du vioque et lui indiqua son dos pour qu'il y serre les cordons de soie, sans quoi elle flottait dans l'habit. Franck s'exécuta machinalement, et répondit à sa question d'un ton fatigué.

« En ton honneur, Emily. Blythe tient à présenter à la communauté nocturne de la région sa descendante, le sang de son sang. »

Mouais. Ça ne l'avançait pas des masses, tout ça. Même en admettant que ça soit vrai, qu'est-ce qu'ils en avaient à fiche d'elle, les autres vampires, hein ?

Une fois coiffée et chaussée, Franck la mena à nouveau à travers plusieurs couloirs, et ils débouchèrent dans une immense salle pleine de très hautes fenêtres. Totalement vide, à l'exception du jeune homme aux longs cheveux blancs habillé comme un blaireau de gothique. Emily s'avança d'un pas sûr vers lui. Il avait ouvert l'une des fenêtres vertigineuses et levait la tête vers la lune pleine avec une expression empreinte de nostalgie. Sa cape noire flottait au vent, tout comme ses longs cheveux blancs. En gros, plus poseur que ça tu meurs.

« Ça grouille de monde, dites-moi, l'ancêtre ! » railla Emily avec un sourire goguenard.

Blythe tourna ses yeux rouges vers elle, et marqua un temps d'arrêt en l'apercevant. Il esquissa un léger sourire amusé.

« Tiens tiens... comme quoi, tu dois bien avoir du sang Cade dans tes veines. Cette robe te va à ravir. Mais si tu pouvais fermer ta grande gueule quand mes amis seront là, je t'en serai reconnaissant. »

Emily fut soufflée quelques secondes, puis sentit bouillir l'énervement dans son sang de Cade à la noix. Vu ses manières de grande folle guindée, elle n'aurait pas cru qu'il savait parler avec vulgarité.

« Quels invités ? Y a personne ! Personne de chez personne ! »

Elle allait piquer une de ses crises mémorables, mais Blythe lui intima le silence en posant un doigt ganté sur ses lèvres, les yeux rivés vers le ciel étoilé..

« Ils arrivent ! »

Emily plissa les yeux, les levant elle aussi vers le ciel, et vit approcher un essaim grouillant de créatures sombres, à une vitesse vertigineuse... Blythe s'écarta de la fenêtre, et elle-même bondit en arrière lorsque le nuage composé de centaines de chauve-souris entra à la volée dans l'immense pièce. Et se métamorphosèrent une à une en silhouettes humaines élancées toutes vêtues de noir et arborant un teint cadavérique.

Emily manqua littéralement de tomber sur le cul.

Des vampires. Pour de vrai.