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Le Transfuge
Par Sanashiya
Originales  -  Romance  -  fr
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    Chapitre 4     Les chapitres     15 Reviews     Illustration    
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I x 4 - Le goût des choses simples

.oOo.

(le mercredi 1er janvier)

 

On sonne à ma porte.

J'espère que ça va s'arrêter si je ne réponds pas, mais l'intrus ne faiblit pas : je suis obligé de me lever.

Je jette un regard à mon appartement ; c'est comme s'il y avait eu une mini apocalypse. Tout est sans dessus dessous, des fringues traînent dans tous les coins, une vaisselle de cinq jours envahit l'évier, il y a des cadavres de bouteilles de bières un peu partout, sans compter les papiers de bonbons et les mouchoirs qui avaient pour destination initiale la poubelle, mais qui se retrouvent finalement éparpillés tout autour. Une sorte de décharge publique privée. Et moi en slip au milieu.

Légèrement paniqué, je regarde au travers du judas de ma porte pour voir qui est l'audacieux qui a eu l'idée de venir s'aventurer dans le chaos qui règne en maître par ici.

- Gabriel, bouge tes fesses et viens m'ouvrir !!

Derrière la porte, des poings tambourinent et des yeux bleus lancent des éclairs : Lawrence est là. Je peux lui ouvrir, à lui ; parmi les ordures, il est en terrain connu. Il ne me fera pas de remarque désobligeante comme Nina le ferait si elle était là, parce qu'on sait tous les deux ce que c'est que d'être un mec de 22 ans qui habite seul dans un appartement.

Je prends quand même le temps d'enfiler un jean avant, tout de même.

- Enfin ! grogne-t-il quand j'ouvre la porte. T'en as mis du temps !

- Au lieu de te plaindre, dis-moi plutôt ce que tu fous chez moi à cette heure-ci.

Il entre dans l'appart, sans paraître se soucier du désordre,  et sans que je la voie venir, il m'embrasse brusquement sur les lèvres, avant de se reculer avec le sourire ravi d'un gosse de sept ans qui vient de faire une bonne farce :

- Bonne année ! Bonne santé !

- Ta bonne résolution de cette année, c'est de devenir gay, c'est ça ?

- Non ! Ça c'était l'année dernière. Mais ça n'a pas marché, j'aime trop les beaux seins. Du coup, cette année, j'ai pris comme bonne résolution de toujours rappeler quelqu'un avec qui j'aurais couché, ne serait-ce que pour lui dire que c'est pas possible entre nous. Classe, non ?

- Tu vas pas tenir deux semaines...

Il se laisse tomber sur mon canapé, pose les pieds sur la table basse et croise les bras derrière sa tête avec un sourire satisfait :

- Mais si, tu verras. Je vais devenir un autre homme, cette année. Et toi, tes résolutions ?

- Déjà, ne pas casser la gueule aux abrutis qui viennent me réveiller à sept heures le jour du Nouvel An.

- J'avais pas le choix, dit-il d'un ton nonchalant, j'ai un repas de famille aujourd'hui, mais je voulais passer te souhaiter la bonne année avant.

- Un simple sms aurait suffi…

- Non non, tout le monde envoie des sms, c'est nul. Le genre de ta copine Nina, quoi.

Le dédain est nettement perceptible dans sa voix – la dernière fois que Nina et Lawrence se sont retrouvés par hasard en même temps dans mon appartement, ça a failli tourner au pugilat. Depuis, j'évite soigneusement de les mettre en présence, l'un et l'autre.

- Bon, et toi ? Tu t'es trouvé un mec, cette semaine ? Tu le jettes quand ?

Je m'assois à côté de lui sur le canapé, en lui tendant une bière, histoire de bien commencer la journée.

- On verra.

- Comment ça, on verra ?

Avec l'instinct animal qui le caractérise, Lawrence flaire tout de suite qu'il y a anguille sous roche. Il faut dire que si je tenais absolument à éviter de parler de Joshua et de ce Noël, j'aurais dit "je le largue demain" et tout aurait été réglé. Mais j'aurais peut-être menti.

- Je ne sais pas encore quand je vais le larguer.

- Pourquoi ? Arrête de me cacher des trucs, Gabriel, je veux des détails. Comment il s'appelle ?

- Joshua.

- Joshua, répète-t-il d'un ton pensif. Tu m'en as déjà parlé ? Oh, j'y suis, c'est le type louche du bar ! Pas vrai ?

Voilà. Impossible de cacher quoi que ce soit avec un flair pareil. Tout de suite, il devine tout ce qu'il y a à deviner.

- Ouais, c'est lui…

- Je croyais qu'il voulait pas de toi ?

- Je croyais aussi, mais finalement, on dirait que j'avais tort.

Comme je sais qu'il ne me lâchera pas si je n'en dis pas plus, je lui raconte l'étrange réveillon de Noël, sa visite au bar, l'entrevue devant l'église, et surtout l'incroyable partie de jambes en l'air qui a suivi quand on est rentrés chez moi…

- Ah, oui. Alors il est bon au lit. Je comprends pourquoi tu hésites.

Le problème, le vrai, c'est qu'il n'y a pas que ça. Et là par contre, je préfèrerais autant que Lawrence ignore tout – il se moquerait sans doute de moi s'il savait qu'au final, ce type que je n'ai pas arrêté de critiquer durant les dernières semaines m'attire bien plus que je ne l'aurais cru. Il est cynique et sarcastique, il n'a pas peur de dire ce qu'il pense, il se fiche comme d'une guigne de son prochain, et il y a sans cesse une lueur ironique qui ne quitte jamais ses yeux – sans que je sache pourquoi, tous ces petits détails m'attirent. Et puis, c'est agréable de ne pas avoir affaire à un amoureux transi ; Joshua est quelqu'un qui a du répondant, et ça, ça me plaît.

Ça fait une semaine et un jour qu'on sort ensemble, aujourd'hui, et c'est bien la première fois depuis un moment que je n'ai pas déjà envie de larguer mon mec à ce stade de la relation.

- Bon, dit Lawrence, pensif. De toute façon, ça ne peut pas être une mauvaise chose d'avoir envie que ça dure un peu, pour une fois. J'avoue que c'est plus drôle quand tu les largues les uns après les autres, mais si ça pouvait bien se passer, pour une fois, ça serait bien, j'imagine…

Il n'a pas l'air tout à fait convaincu quand il prononce ces paroles, mais je ne pouvais pas attendre une pleine et totale approbation de la part de mon âme damnée, de toute façon. Par contre, si jamais j'en parle à Nina, ça risque d'être un autre son de cloches. Mais je préfère éviter de lui raconter ce qui s'est passé pour le moment, histoire de ne pas lui faire de faux espoirs sur un possible Grand Amour.

- Vous vous voyez, aujourd'hui ?

- Je sais pas… Il est venu boire un verre hier soir pendant que je tenais le bar, mais il a rien dit à propos d'aujourd'hui.

- Je vois. Si jamais il devait venir, un conseil : range un peu quand même… Je sais qu'on ne peut pas attendre grand-chose d'autre d'un Don Juan qui habite seul, mais c'est vraiment l'anarchie, ici…

Merde. Si même lui le dit, c'est que la situation est grave.

- Merci du conseil.

- De rien. Et ton portable arrête pas de vibrer sous mes fesses depuis tout à l'heure, tiens.

Il me tend mon téléphone, où attendent d'être lus une vingtaine de messages me souhaitant la bonne année – tout en haut, il y a le nom de Joshua, que j'ai entré dans mon répertoire il y a peu de temps.

- C'est Joshua ? Il dit quoi ?

- Il dit très exactement "je passe chez toi dans l'après-midi, à toute".

Aucun "bonne année", aucun "comment vas-tu", mais une information – ou plutôt, une affirmation – donnée avec tout le laconisme possible et imaginable, à la limite de la sécheresse : décidément, ce type me plaît. Quelque part, je dois être un peu masochiste, mais recevoir de sa part un simple message de bonne année m'aurait déçu.

- Eh bien, t'as un peu plus de cinq heures pour ranger tout ce foutoir, fait remarquer Lawrence. Je sais pas si ça sera assez…

- Du moment que tu te barres maintenant, je devrais pouvoir faire avec, alors tu peux t'en aller.

Il fait la moue, puis il se lève et repose sur la table sa bière vide – encore un autre cadavre qui vient s'ajouter à ceux qui étaient déjà là – puis il sourit.

- J'y vais, alors. De toute façon, je vais être à la bourre. Je te souhaite une bonne partie de jambes en l'air cet après-midi… Décidément, y'en a qui commencent bien l'année.

J'avoue que c'est plutôt inhabituel, mais effectivement, l'année commence moins mal que ce à quoi je m'étais attendu – le Nouvel An, c'est toujours la journée que je déteste le plus, depuis des temps immémoriaux.

- Merci d'être passé, Lawrence. À plus.

Il me fait un signe de la main et referme la porte de mon appartement derrière lui, tandis que j'essaye d'évaluer la masse de travail qu'il me reste à effectuer pour que la pièce soit à peu près rangée. Cinq heures ? Peut-être pas assez, en effet. Mais peu importe, puisque Joshua passe me voir aujourd'hui… rien qu'à cette idée, je me sens absurdement satisfait.

Et ça, venant de moi, c'est assez surprenant.

 

.oOo.

(le jeudi 15 janvier)

 

- Tu sais ce qu'il y a, dans un mois ?

Je crois qu'elle a un peu bu. Il faudrait que je lui retire son troisième verre de bière, mais elle le tient fermement, et me regarde d'un air buté.

- Les vacances de février ?

- Oui ! Mais pas seulement. C'est la Saint Valentin !

- Ah. Génial.

Heureusement que Joshua est parti cinq minutes avant qu'elle n'arrive – je n'aurais vraiment pas aimé qu'elle tienne ce genre de discours devant lui. Et encore, elle est loin d'avoir fini ; on ne la refait pas, la Nina : chaque année, plus la Saint Valentin est proche, plus elle est hystérique.

- Le Saint Valentin, c'est le moment de prouver à l'autre que tu l'aimes de toutes tes forces.

- Et tu peux pas le faire tous les autres jours de l'année ?

- Non ! La Saint Valentin, c'est spécial ! martèle-t-elle.

- C'est purement commercial, Nina. Arrête un peu avec ta Saint Valentin. Tu sais que chaque année, tu me sors le même couplet ? C'est juste une fête où les commerçants en profitent pour s'en mettre plein les poches. Il n'y a pas de jour pour le Véritable Amour.

Elle me regarde d'un air extasié, comme si je venais de combler ses attentes les plus secrètes (je n'ose même pas imaginer ce qu'elles pourraient être…) et s'exclame :

- C'est trop beau, ce que tu viens de dire !

Bon, j'avoue, j'ai dit ça à moitié pour qu'elle arrête de m'emmerder avec cette fête stupide. Moi, personnellement, j'ai toujours détesté la Saint Valentin. Pas parce que je les passais toujours seul, comme c'est le cas pour la plupart des détracteurs de la fête ; mais parce que c'est un jour où je n'ai jamais la paix. Pourquoi les gays se sentent-ils obligés d'être romantiques ? Moi, je suis plutôt du genre : "une bonne partie de jambes en l'air pour célébrer ça et on n'en parle plus". Et si pour les autres, ça pouvait être pareil, ça serait bien – mais non, chaque année, c'est le même couplet, je me fais harceler de tous les côtés par des sms romantiques, des mails, des gens qui viennent me voir en personne au bar où je travaille, ou même jusque chez moi – c'est à ce moment-là, en général, que je commence à être vraiment mauvais.

Et c'est pour ça que j'apprécie particulièrement Joshua : il est loin, très loin d'être du genre à me gonfler avec ça. "Joshua" et "romantisme" sont deux termes qui s'accordent très mal, et c'est parfait comme ça. C'est peut-être pour ça qu'au bout de trois semaines, déjà (une éternité!), je continue à avoir envie de rester avec lui. Quand j'y pense, ça ne m'était plus arrivé depuis un certain temps…

Mais je ne l'ai pas encore dit à Nina – je ne voulais pas lui faire de faux espoirs. Toutefois, comme trois semaines commencent à constituer un délai tout à fait respectable, je décide brusquement que je vais lui en parler.

Ça, et puis le fait que j'ai envie que ma meilleure amie sache que je sors avec un type qui me plaît.

- Et quand le gars t'offre des roses, c'est juste, gaah !

- Nina – je l'interromps.

Je n'ai pas du tout écouté ce qu'elle venait de dire, et je me rends compte subitement que j'ai une certaine tendance à la distraction, ces derniers temps – mais bon, j'y penserai plus tard. Nina lève les yeux vers moi, l'air vaguement agacée.

- Je sais que t'es pas d'accord avec moi, boude-t-elle. Mais enfin, Gabriel…

- C'est pas ça, je coupe. Je voulais juste te parler d'un truc.

- Quel truc ?

- Je sors avec un type, en ce moment… Depuis trois semaines…

Elle écarquille les yeux – il faut croire qu'elle mesure aussi bien que moi tout ce que ça représente, me connaissant.

- C'est vrai ? Trois semaines ?

- Ouais.

Je ressens un peu de fierté – totalement absurde, d'ailleurs – alors qu'elle me regarde d'un air ahuri. Trois semaines ! Beau boulot, Gabriel. Continue comme ça.

- Et tu comptes le larguer quand ? demande-t-elle, méfiante.

- Je ne sais pas encore. Il me plaît pas mal…

- Oh ! s'exclame-t-elle, bouleversée. Mais c'est génial, Gabriel !

Elle se lève, sans doute pour me serrer dans ses bras par-dessus le bar, mais avant qu'elle ait eu le temps d'esquisser seulement le geste, elle se casse monumentalement la gueule du tabouret en hauteur sur lequel elle était assise.

- Nina !

Je me précipite, forcément – les autres clients nous jettent un regard intrigué à travers la pièce, certains rient, et Jorge secoue la tête d'un air blasé. Nina bourrée, il a déjà vu – le spectacle est parfois très amusant, et souvent un peu navrant.

- C'est bon, j'ai rien, balbutie-t-elle en se relevant. J'ai juste un peu mal au coccyx… Mais Gabriel, tu sors avec un type pour de bon !

Je la relève et je la rassois sur le tabouret alors qu'elle passe ses bras autour de mon cou d'un air extasié.

- J'irais pas jusqu'à dire ça, je tempère. On va dire qu'on a passé la période cruciale de la première semaine ensemble.

- Mais Gabriel (pourquoi elle persiste à répéter mon prénom quand elle est bourrée ?), dans une semaine, ça va faire un mois ! C'est génial !

- On n'y est pas encore, ok ? Te réjouis pas trop vite. Je voulais juste te le dire, pour que tu le saches.

Je reprends ma place derrière le bar, et elle me sourit, les joues rouges d'excitation, les yeux rêveurs.

- Il s'appelle comment ?

- Joshua. Il était assis à ta place, cinq minutes avant que t'arrives, tu l'as peut-être croisé dans la rue sans le savoir. Si on passe le cap du mois, je te le présente.

J'ai l'impression que c'est Noël en avance, pour elle (ou plutôt la Saint Valentin, puisqu'elle aime tellement cette fête). Elle a les yeux qui brillent – c'est peut-être aussi dû à l'alcool – et un sourire qui va d'une oreille à l'autre.

- Gabriel, je suis si contente pour toi !

Elle en arriverait presque à me faire rougir, cette idiote. On dirait que son enfant vient de lui annoncer qu'il allait se marier. On est encore loin du compte, mais c'est l'effet que ça me fait. Du coup, je ne peux pas m'empêcher d'esquisser un sourire amusé – et Jorge, qui ne perd pas une miette du spectacle, me jette un regard qui dit clairement à quel point il pense qu'on est idiots.

Ce en quoi je ne peux pas lui donner tort.

Même Nina, saoule, le remarque :

- Eh, Jorge ! Tu pourrais faire semblant d'être content, au lieu de tirer cette tronche ! Je veux dire, trois semaines, quoi ! C'est hallucinant !

- Moi, ça fait cinq ans que j'aime la même personne, répond-il d'un ton blasé. Cinq ans…

- C'est beau, répond Nina, rêveuse.

Les yeux posés sur la porte du bar, j'interviens :

- En parlant de ça, la personne en question vient juste d'entrer.

Aussitôt, un affreux bruit de verre brisé résonne derrière moi ; je tourne la tête vers Jorge, qui, rouge pivoine, vient de laisser tomber le plateau de verre qu'il tenait dans les mains – vides, les verres, heureusement, mais quand même un désastre.

- Oh mon dieu, je suis désolé, bafouille-t-il, écarlate.

- Laisse, je m'en occupe. Va lui dire bonjour, plutôt.

- Non non, proteste Jorge, je vais t'aider, bien sûr !

Il lève les yeux vers le bar, où le type dont il est follement amoureux vient d'arriver, l'air interloqué.

- Qu'est-ce qui s'est passé ?

Louis, il s'appelle. Louis Legat. Quand on sait qu'il est la personnification de la distraction sur terre, ça m'étonne même qu'il ait remarqué le désastre qui vient d'avoir lieu. Au demeurant, c'est un type charmant, intelligent (à sa façon…), et mignon, même, mais il vaut mieux éviter de l'avoir au volant, parce qu'il est du genre à rentrer dans une voiture (au mieux… un passant au pire) parce qu'il était en train de regarder les jolis petits papillons qui voletaient à côté de sa fenêtre ou la forme marrante du nuage là-haut.

- Laisse, Jorge, je ramasse. Occupe-toi des clients !

- Bon… Ok, merci, dit-il, très embarrassé.

Il s'éloigne pour s'occuper de la commande de Louis, et pour profiter de sa présence, et moi, je ramasse les débris de verre accroupi derrière le bar, tandis que Nina m'observe de l'autre côté, assise tranquillement sur sa chaise, le menton dans les mains et les coudes lourdement posés sur le bar, un sourire vague imprimé sur ses lèvres.

- Ce que t'es chou, Gabriel !

- Je sais.

- Si t'étais pas pédé comme un phoque, je sortirais bien avec toi !

- Et je te ferais souffrir, tu te souviens ?

Je jette le verre à la poubelle et me tourne vers Nina, qui sourit toujours, complètement bourrée.  Qui c'est qui va la ramener à la maison ? Eh oui – c'est encore bibi qui s'y colle.

- Vaut mieux être mon amie, t'as tout y gagner. Et arrête de boire, maintenant.

- Bon, Gabriel ! s'exclame-t-elle brusquement d'une voix forte. La semaine prochaine, rendez-vous ici-même, et tu me présentes ton copain !

- Si on est encore ensemble.

Je vous ai déjà dit que je n'étais pas du genre optimiste ? Voilà, c'est fait. Chaque fois que je commence à sortir avec quelqu'un, je me demande déjà comment je vais le larguer. Pour cette fois-ci, l'équation est un peu différente – je me demande comment lui va me larguer. Optimiste, je vous dis.

Bon, puisque c'est lui qui a pris les devants, il n'y a pas de raison qu'il le fasse avant un certain temps, mais si j'ai tendance à me lasser très vite, il se peut très bien que ce soit le cas pour lui aussi. Et ça a plutôt tendance à m'inquiéter – j'ai horreur des relations où je ne maîtrise rien…

Et là, j'ai vaguement l'impression que petit à petit, je maîtrise de moins en moins.

- J'ai hâte de le voir ! s'exclame Nina.

Le pire dans tout ça, c'est que moi aussi… Ça fait pourtant moins d'une heure qu'il est parti.

Pathétique…

 

.oOo.

(fin janvier, à peu près)

 

Ciel bleu.

- C'est quand, ton anniversaire ?

Les mains dans les poches, assis sur le banc, la tête en arrière et une écharpe enroulée autour du cou, je contemple les longues traînées blanches des avions qui traversent l'espace aérien, où je peux contempler le plus beau camaïeu de bleu qui pourra jamais exister. 

- Le 17 novembre. Pourquoi ?

- C'est loin, je réponds, pensif. Je ne peux pas me projeter si loin dans le futur.

- Pourquoi tu le fais ? Tu m'as posé une question, je réponds. C'est tout.

Je hoche la tête, et le silence nous enveloppe à nouveau, agréable comme une serviette chaude sur une peau nue. Il est assis à côté de moi sur le banc du parc, emmitouflé dans son manteau à la capuche bordée de fourrure, les mains bien au chaud dans les poches, et il ne dit rien, parce qu'il n'est pas besoin de mots, en cet instant – c'est une question d'ambiance.

Assis l'un à côté de l'autre, à ne rien faire à part contempler l'immensité du ciel sans nuages – il y a un mois, je n'aurais jamais cru que ça m'attirerait plus que ça. Il faut croire que beaucoup de choses peuvent changer en un mois. Un mois.

- Et ton anniversaire à toi ?

Il me pose la question d'une voix distraite et vaguement agacée, comme si au fond, il se moquait totalement de la réponse, qu'il me la posait juste par politesse, en réponse à la mienne.

Peut-être que c'est du masochisme, mais j'apprécie particulièrement ce côté de sa personnalité – bourru, un peu grognon… sec, au fond ; ça me plaît. Les débordements affectifs ne font pas partie de son caractère, et c'est très bien comme ça.

- Le 2 avril…

Il ne répond rien – est-ce qu'il a seulement écouté la réponse ? – et fixe un avion qui traverse le ciel au dessus de nous, et que les rayons du soleil couchant rendent rouge.

- En avril, ici, il y a des cerisiers du Japon. Ce sont les arbres là, devant… Leurs pétales sont tout roses pendant deux semaines environ, mais pas plus.

Il jette un regard aux cerisiers, en silence, et moi, les yeux posés sur l'arbre en question, totalement dépourvu de feuilles à cette période de l'année, je continue :

- Sakura, ça s'appelle… Au Japon, ils prennent ça très au sérieux, la floraison des cerisiers. Ici, tout le monde s'en fout.

Il laisse retomber sa tête sur le dossier du banc, et hausse vaguement les épaules, l'air fataliste. On n'y peut rien. Moi, en avril, je viens toujours dans ce parc pour regarder la floraison des cerisiers. Peut-être que la fois prochaine, on pourrait y venir à deux…

Mais ça, évidemment, je ne le lui dis pas – plutôt mourir.

- Pourquoi t'étais au bar, le soir du réveillon de Noël ?

Cette fois, il tourne la tête vers moi, l'air plutôt surpris.

- Hein ?

- Au bar… Tu fêtais pas le réveillon ?

Il reste silencieux à m'observer pendant quelques secondes, comme s'il se demandait d'où sortait la question, brusquement.

- Et toi ? demande-t-il finalement. Pourquoi tu ne le fêtais pas ?

- Parce que je bossais…

Même si j'ai envie de lui extorquer des informations, étrangement, je n'ai pas envie qu'il sache que de mon côté, le mot "famille" ne m'évoque pas une histoire vraiment glorieuse.

- Je n'avais personne avec qui le fêter, c'est tout, dit-il simplement.

- Et ta famille ?

Il fixe les cerisiers effeuillés sans répondre – apparemment, ça n'a pas l'air d'être la joie dans son foyer non plus. Je soupire et laisse à nouveau glisser ma tête sur le dossier du banc, sans insister davantage. Je suis bien placé pour savoir que s'il y a des choses qu'on préfère garder sous silence, c'est pour une bonne raison.

Au bout d'un long moment de silence et de calme dans ce parc tranquille, il commence à frotter ses mains l'une contre l'autre, et se redresse.

- Il commence à faire froid. On s'en va ? Tu bosses à partir de quelle heure ?

- Dix-neuf heures… Tu comptes venir au bar ?

- Ça dépend si ta copine est là ou pas…

Ah, la fameuse entrevue Nina-Joshua – qui a eu lieu il y a quelques jours, comme je l'avais promis à Nina si on dépassait le stade du mois. Le moins qu'on puisse dire, c'est que je n'ai pas eu l'impression que Joshua l'ait beaucoup appréciée…

Il faut dire qu'elle était très en forme, ce jour-là – elle a sorti des énormités comme elle n'en avait plus dit depuis longtemps. En particulier, elle lui a raconté que je n'avais pas confiance en mon prochain, que je craignais plus que tout au monde d'être trahi par un proche, et que c'était pour ça que mes relations ne dépassaient pas le stade de la semaine, en général. Et que si jamais quelque chose se passait mal entre nous, elle le buterait de ses propres mains – elle a vraiment dit ça, je vous jure.

Je crois que Joshua a eu l'air un peu interloqué, à ce moment-là. Il faut dire, on le serait à moins – on n'a pas idée de dire des choses pareilles pour une première rencontre ? Mais encore une fois, elle avait un peu forcé sur la bière. D'ailleurs, il faudrait que je commence à faire attention à ce qu'elle boit ; l'idée de la voir prendre la pente d'une alcoolique ne me plaît pas beaucoup.

Quoi qu'il en soit, je pense que son hystérie a un peu effrayé Joshua – il n'a pas l'air très emballé à l'idée de la revoir sous peu.

- Je crois qu'elle ne viendra pas. Elle ne vient pas si souvent, tu sais.

- Je passerai peut-être, alors…

Je hoche la tête – il commence à devenir un régulier du bar, à tel point que même Yonsaeng, notre collègue serveur, arrive à retenir son nom ; et c'est plutôt un honneur, quand on connaît le personnage. Adorable – et d'une beauté renversante en plus de ça, le pur beau gosse asiatique – mais très, très spécial. Un peu con, on pourrait dire.

- Alors on va manger un truc pas loin, je t'accompagne au bar, et puis je rentrerai chez moi, décide-t-il soudain.

C'est un autre aspect de lui qui me plaît, cette facilité qu'il a à prendre des décisions. Il ne me demande même pas mon avis – du moment qu'il l'a décidé, ça se passera ainsi. Peut-être que ça deviendra un problème, à l'avenir, qui sait ? Mais les gens indécis m'ont toujours agacé.

Pas étonnant, finalement, que ça fasse plus d'un mois qu'on soit ensemble – à mesure que le temps passe, Joshua se fond de plus en plus avec l'image de mon idéal masculin. Et même si Nina trouverait sans doute que c'est une bonne chose, je ne peux pas m'empêcher d'avoir la trouille, parce que plus je m'attache à ce type, et plus le moment le chute sera douloureux – puisque de toute façon, il y en aura forcément une…

Et le plus terrifiant, dans tout ça, c'est que je ne serais pas en mesure d'y faire quelque chose. À moins de le quitter tout de suite, mais larguer quelqu'un parce qu'il commence à trop vous plaire, c'est quand même la chose la plus stupide du monde, à mon avis.

- On va au Mc Do ?

Je lève les yeux vers lui. Ce type est canon, tout de même… Même quand il me regarde d'un air étonné comme il le fait en cet instant précis, en se demandant pourquoi je le fixe comme ça, et pourquoi je ne réponds pas à sa question pourtant simple.

- On passe chez moi d'abord ?

Maintenant, il pige le pourquoi du comment – le "mode libido" a été enclenché, et rien ne pourra l'arrêter avant l'assouvissement des besoins qu'il suscite.

Mais visiblement, ça n'a pas l'air de lui déplaire, et il esquisse un de ses trop rares sourires en coin.

- Ok…

Et il m'attrape le poignet avec force pour m'emmener vers chez moi, en courant presque – on dirait qu'il est plutôt motivé ; après tout, lui aussi dispose d'un "mode libido" en état de fonctionnement (et pas qu'un peu, encore..). Et moi, pour la première fois depuis des temps immémoriaux, je me dis que j'aimerais bien qu'une relation sans prise de tête comme celle-ci puisse durer indéfiniment…

Étrange réflexion, me connaissant.

 

.oOo.

(Samedi 14 février).

 

Dans la vie, il y a forcément des moments où la seule chose que vous souhaiteriez, c'est d'être ailleurs, sur une île lointaine, une autre planète, même. Parce que les éléments se sont réunis pour vous faire passer la pire soirée de votre vie, et vous savez pertinemment qu'en restant là où vous êtes, vous allez déguster sévèrement. Bien entendu, quand ça arrive, c'est évidemment au seul moment où vous ne pouvez rien faire, parce que vous êtes coincé par une obligation morale qui porte le traître nom de "boulot".

C'est du moins la réflexion que je me fais, coincé derrière le bar un samedi (merci Gerry) pour ce qui s'annonce être une soirée catastrophe : en face de moi, Nina et Lawrence sont assis de part et d'autre de Joshua, quelques verres vides devant eux – le tout un soir de 14 février.

- Gabriel ! rugit Nina. Vire ce type de là !

Voilà – je m'en suis douté dès qu'elle est entrée dans la pièce. Il était précisément vint heures trente-quatre minutes, et c'est à ce moment-là que j'ai su que ma soirée allait être foutue. Il y a une loi, en ce monde, qui dit que les contraires s'attirent ; moi, je suis intimement persuadé qu'il n'y a pas une once d'attirance dans la haine mutuelle que se vouent Nina et Lawrence.

Ça a commencé soft, pourtant – bon, Nina s'est raidie dès qu'elle a vu Lawrence accoudé au bar, mais elle n'a pas fait de scandale. Elle est venue me souhaiter une bonne Saint Valentin, avec un sourire aux lèvres, et elle s'est prudemment installée à une chaise de distance de Lawrence. On a commencé à parler, bien tranquillement, et Lawrence nous écoutait en silence.

Puis ils ont commandé des bières à Yonsaeng, pendant que j'étais en train de servir d'autres clients, et quand je suis revenu, ils en avaient déjà vidé au moins la moitié, et le silence qui régnait entre eux était déjà plein de tension.

Mais là où les choses ont vraiment commencé à se corser, c'est quand Joshua est entré dans le bar, alors qu'il ne m'avait pas prévenu qu'il viendrait. Nina a vu mon regard ahuri en direction de la porte, et elle s'est tournée vers lui, tandis que Lawrence, avec l'instinct infaillible qui est le sien (et qui devait sûrement pressentir quelque chose d'intéressant), se retournait au même moment. Résultat, quand Joshua a levé les yeux vers nous, il a vu trois paires d'yeux posées sur lui, chacune avec une expression totalement différente.

Peut-être que ça lui a fait peur, car il a marqué un temps d'arrêt – et même s'il était ressorti séance tenante, je n'aurais pas pu lui en vouloir. Mais il a dû se dire que la situation n'était pas si désespérée, et il s'est tout de même avancé vers nous, l'air intrigué.

- Salut…

Je n'ai même pas eu le temps de lui répondre que Nina avait déjà entamé les hostilités.

- Comment ça, "salut" ?! Tu ne lui souhaites même pas une bonne Saint Valentin ??

Joshua a levé les yeux vers moi, l'air de dire "mais de quoi elle se mêle, ta copine ?" et j'ai haussé les épaules :

- Nina, je me fous de la Saint Valentin comme de l'an quarante, alors c'est très bien s'il ne me la souhaite pas !

Forcément, elle s'est tournée vers moi – je crois que si elle avait eu des fusils à la place des yeux, je serais mort sur le coup.

- Dis pas de conneries, Gabriel ! La Saint Valentin, c'est le jour le plus important de l'année ! Surtout pour toi, maintenant que t'es enfin dans une relation sérieuse pour la première fois depuis des siècles !

C'est là que je me suis dit que j'avais envie de l'étrangler – et Lawrence qui s'est mis à rire n'arrangeait rien – mais je me suis contenu, et j'ai répondu très calmement :

- On en a déjà parlé, la Saint Valentin, c'est commercial, ça n'a rien de très intéressant.

Elle m'a regardé d'un air outré, alors que Lawrence faisait signe à Joshua de s'asseoir entre eux – j'ai vu Joshua me jeter un regard incertain, du genre "est-ce que c'est vraiment une bonne idée ?" et j'aurais bien aimé lui dire qu'il valait mieux qu'il s'en aille, mais mes yeux n'ont pas du transmettre le bon message, parce qu'il a haussé les épaules et s'est installé entre les deux. Lawrence le dévisageait sans le moindre embarras (parce qu'enfin, il avait sous les yeux le deuxième participant du fabuleux mythe du Presque Deux Mois, comme il l'appelait), et Nina s'est tournée vers lui, l'air toujours aussi remontée.

- Joshua !!

Elle avait mis tant de force dans son exclamation qu'on a sursauté tous les trois – et même quelques autres clients se sont tournés vers nous d'un air intrigué.

- … Oui ? a répondu l'intéressé, vaguement méfiant.

- T'as prévu d'offrir quelque chose à Gabriel, ce soir ? Pour la Saint Valentin ?

- Euh…

- Rien d'autre que lui-même, visiblement, a répondu Lawrence avec un sourire réjoui.

Joshua jeté un coup d'œil rapide à mes deux amis, puis s'est tourné vers moi, l'air de dire "faudrait ptete penser à revoir ta façon de choisir tes potes…", et j'ai adressé un regard d'avertissement aux potes en question, qui n'y ont même pas prêté une once d'attention.

- Moi, je trouve que c'est le cadeau le plus sympa qu'on puisse recevoir pour une Saint Valentin, a continué Lawrence. Gratuit, et on est sûr de pas être déçu.

- C'est barbare, a grogné Nina. Et un petit ruban rouge enroulé autour du cou pour faire emballage cadeau, c'est ça ?

- Précisément ! a souri Lawrence. Pas forcément autour du cou d'ailleurs, la poitrine c'est bien aussi…

S'il n'avait pas été mon ami, je crois que j'aurais été vaguement dégoûté par l'air lubrique qui s'étalait sur ses traits, tellement parlant que c'était comme si je pouvais voir moi-même la scène qu'il s'imaginait – des gros seins comprimés par un large ruban brillant, comme dans les hentai, où la taille des engins en question défie les lois de la gravité. Je n'ai jamais compris l'intérêt qu'il portait aux gros nichons ; bon, le fait que je sois gay doit sans doute jouer un peu aussi.

Nina devait sans doute imaginer la même chose que moi, car je l'ai vue rougir de colère.

- Vous pensez vraiment qu'au cul, vous les mecs !

Elle a fini d'un coup son verre de bière, pendant que Lawrence répondait :

- C'est dans notre caractère, ma p'tite dame !

- Je trouve ça dégoûtant !

Lawrence avait fini sa bière, lui aussi, et même s'il n'était pas bourré, je crois qu'il avait envie de profiter de l'occasion pour en découdre. Et c'était sans doute la perche qu'attendait Nina depuis qu'elle était arrivée ; ils ont commencé à se crêper le chignon en jurant comme deux charretiers.

- La Saint Valentin, c'est de la merde, et ton Véritable Amour aussi !

- C'est clair qu'un type basique comme toi pourrait jamais comprendre !

Et maintenant, ça fait presque un quart d'heure qu'ils s'engueulent, et je commence à penser qu'il serait temps de faire quelque chose – ils en sont presque à en venir aux mains. Joshua me jette un regard blasé, alors que ses deux voisins se sont levés pour pouvoir se disputer avec plus de tranquillité, et je soupire. J'en attrape un par le poignet, l'autre par le coude, et je crie :

- Ça suffit, ou je vous jette dehors !

Ils sont tous les deux rouges et échevelés, et la colère s'inscrit en gros sur leurs traits, mais ils acceptent de se rasseoir, sans paraître se soucier plus que ça du fait que tout le bar les regarde.

- Désolé, je murmure à Joshua. Des cas sociaux.

Il ne répond pas, mais je vois clairement dans son regard qu'il est d'accord avec moi, et Lawrence grogne :

- Je t'ai entendu, Gabriel.

- Tant mieux, tu vas pouvoir m'écouter à nouveau : paye ta consommation et va-t-en.

- Quoi ? s'exclame-t-il. Tu me vires, et tu la laisses ici, elle ?

- J'ai l'intention de la virer aussi après, mais j'attends que t'aies pris de l'avance pour que vous ne vous croisiez pas à la sortie. C'est gentil de ma part, non ?

Il n'a pas l'air de trouver ça particulièrement gentil – ses yeux lancent des éclairs (tout comme ceux de Nina, d'ailleurs, qui a entendu ma dernière phrase) et il s'exclame :

- Je reste ici !

- Moi aussi, je reste ! répond ma meilleure amie. Une autre bière !

- Certainement pas, je soupire. Si vous restez, vous vous mettez chacun à un bout du bar, et je ne veux plus vous entendre.

Bon gré mal gré, ils obtempèrent, sachant très bien que je les mettrais dehors à coup de pied dans l'autre cas, et Joshua se penche pour me murmurer :

- Ils sont un peu graves, non ?

- Merci, je le savais déjà…

Je soupire, et je leur jette un regard – même éloignés comme ils le sont, ils trouvent le moyen de se lancer des regards furieux.

- Ils sont pathétiques…

Le regard de Joshua est suprêmement méprisant, mais je ne peux pas trop lui en vouloir – mes deux amis sont vraiment des abrutis.

- Pourquoi t'es venu, au fait ? Tu voulais me souhaiter une bonne Saint Valentin ? je souris.

Il lève les yeux vers moi, et répond lentement :

- Je voulais juste marquer le coup… On se retrouve chez toi après ?

Et là, sans trop savoir pourquoi, j'ai le cœur qui rate un battement – peut-être que c'est parce qu'il est vraiment canon, dans la lumière tamisée du bar, ou alors parce que son regard est particulièrement intense ; quoi qu'il en soit, mes joues se mettent à flamber, brusquement, et ça doit être la deuxième fois de ma vie que ça m'arrive.

- O… ok, on fait ça…

Il hoche la tête, me lance un de ses sourires si rares, et paye sa conso avant de sortir du bar, avec une démarche féline qui fait que je n'arrive pas à détacher mes yeux de sa silhouette, et ce jusqu'à ce que la porte se referme derrière lui – ce qui n'échappe évidemment pas à mes deux amis, qui ont apparemment estimé qu'il était plus intéressant d'espionner ma conversation que de se vriller de regards mortels.

Un sifflement séducteur s'échappe de la bouche de Lawrence.

- Mais tu l'aimes, ma parole !

 À ces mots, Nina bondit, bien évidemment :

- Comment ? C'est vrai, Gabriel ? Tu l'aimes ?

- N'importe quoi !!

Le temps de me tourner vers le bar pour prendre une bouteille d'un alcool quelconque, et masquer le rouge de mes joues, ils ont réintégré leurs anciens tabourets, toujours avec une prudente distance entre eux.

- Mais si, il est complètement amoureux, ça se voit ! lance Lawrence avec un petit rire.

- Ooh, Gabriel ! s'exclame Nina, des étoiles dans les yeux. Je suis si fière de toi ! Tu as enfin réussi à trouver ton Véritable Amour !

- Arrête, Nina…

Tous les clients nous fixent d'un air amusé – bien évidemment, aucun mot de la conversation ne leur a échappé, et moi j'ai envie d'aller me suicider quelque part loin d'ici. Parce que bordel, ces deux crétins ont raison, pour une fois…

Je suis vraiment en train de tomber amoureux de mon mec.

 

.oOo.

 

La Saint Valentin s'est finalement bien passée, une fois les deux boulets écartés du chemin – j'étais foncièrement d'accord avec Lawrence quand il disait qu'une partie de jambes en l'air était un chouette cadeau à recevoir. Peut-être que c'était parce que Joshua était particulièrement motivé, ce soir-là, ou parce pour la première fois, je couchais avec quelqu'un en ayant conscience de ressentir des sentiments pour lui – quoi qu'il en soit, je risque d'en garder un souvenir mémorable pour quelques années encore.

Quand je me suis réveillé, le lendemain matin, il était encore en train de dormir, à côté de moi, et je l'ai observé pendant un certain moment ; et c'est lorsqu'il a prononcé mon prénom dans son sommeil, à peine compréhensible, et en sentant le stupide looping que faisait mon cœur, que j'ai compris que maintenant, ce n'était plus la peine d'essayer d'y faire quelque chose, parce que j'étais bel et bien tombé amoureux de lui.

Pour la première fois, j'ai pu adhérer à certaines des théories de Nina ; comme celle, par exemple, qui stipule que "c'est vachement plus cool d'être amoureux !", entre autres. Ou, plus basiquement, celle qui dit que ça donne toujours plus de plaisir quand on couche avec quelqu'un qu'on aime – et qui expliquerait pourquoi le sexe avec Joshua est toujours génial, alors que le sexe avec mes ex était quelque chose de généralement navrant. Mais c'est aussi peut-être juste parce que Joshua est doué au lit.

Quoi qu'il en soit, sociologiquement parlant, c'était intéressant de constater le changement qui s'opérait petit à petit dans ma personnalité, avec l'arrivée de Joshua ; par exemple, moi qui gardais toujours mon portable au fond de mon sac, j'ai pris l'habitude de le consulter toutes les cinq minutes pour voir s'il ne m'aurait pas envoyé un message, par hasard, pendant que je ne regardais pas (un peu pathétique, cela dit, j'en conviens). Maintenant, je range souvent mon appart et je fais ma vaisselle régulièrement – si on m'avait dit ça il y a quelques mois seulement, je ne l'aurais pas cru.

Le plus gros changement, dans tout ça, c'était peut-être de passer de dominant à dominé – parce que Joshua n'est pas du genre à aimer se faire pénétrer, j'ai l'impression, même s'il est pourtant aussi gay que moi. J'avais déjà testé quelques fois auparavant (en particulier lors de ma toute première fois, avec ce fameux type dont j'étais amoureux et qui a complètement distordu ma vision de l'amour), mais la plupart du temps, les types avec qui je sortais étaient plus du genre à aimer se faire prendre.

C'est peut-être pour ça que le cul avec lui prend une dimension si différente.

Nina et Lawrence se sont excusés pour le soir de la Saint Valentin – surtout Nina, à bien y réfléchir – et m'ont tous les deux demandé de les prévenir quand l'autre serait au bar, histoire qu'ils ne se pointent pas en même temps l'un et l'autre.

- Ils sont frustrés sexuellement, m'a dit Joshua quand je lui en ai parlé. Je suis sûr qu'ils ont envie de coucher avec l'autre.

- Nina avec Lawrence ? Arrête de dire des horreurs pareilles… Rien que d'y penser, j'ai la chair de poule.

- C'est clair comme le jour… Tu devrais leur organiser un rencard.

Si c'est pour qu'ils se tapent sur la gueule durant tout le rendez-vous, je ne vois pas trop l'intérêt qu'il peut y avoir, personnellement. Mais bon, lui, il est persuadé que c'est le genre d'antipathie qui cache un amour… Mais il ne les connaît pas assez bien, c'est tout – je suis persuadé que l'hostilité de Nina envers Lawrence ne cache rien d'autre qu'un dégoût sans limites. Par contre, je la verrais déjà mieux avec un type comme Jorge – mais bon, en voilà un qui est gay comme on en fait plus, et surtout éternellement (sans doute) amoureux de son Louis. Quelques jours après la Saint Valentin, il a établi son record de vaisselle brisée lorsque Louis, qui était venu au bar, lui a proposé qu'ils aillent au ciné ensemble. Pas de bol pour lui, Gerry, le patron, était là, ce jour-là, et il n'était pas très très content…

Le temps passe, petit à petit. Mars a succédé a février, on a passé des partiels de mi-semestre, Yonsaeng nous est revenu au bar un soir en larmes parce qu'il avait manqué de se faire violer dans la rue – true story, comme disent les américains. C'est là qu'on a béni le fait qu'il soit ceinture noire de taekwondo ; l'autre n'a sans doute pas eu le temps de le voir venir avant de se faire latter méchamment. Mais bon, n'empêche que notre Yon était plutôt choqué, et comme c'est la coqueluche de notre équipe, ça nous a tous un peu affectés.

J'ai quasiment l'impression que Joshua habite chez moi, ces derniers temps, tellement il est là souvent – et bizarrement, alors que je suis sûr que j'en aurais rapidement eu marre s'il s'agissait de quelqu'un d'autre, du moment que c'est lui, je n'y vois pas d'inconvénient. C'est l'Amour, comme dirait Nina (Lawrence, lui, dirait plutôt "c'est l'Amûûûr" – et cette seule différence symbolise tout ce qui les sépare…) ; je n'aime pas le dire de cette façon, parce que j'ai toujours détesté ne rien maîtriser (et qu'est-ce que l'amour, sinon une perte de maîtrise totale?) mais je ne peux pas le nier, elle a raison.

Je suis amoureux de ce type – et pas qu'un peu, encore.

D'un côté, je suis à moitié content de voir que finalement, même un gars au cœur aussi asséché que le mien est capable d'une chose aussi basique que l'amour ; mais d'un autre côté, cette perte totale de repères et de contrôle m'effraie singulièrement.

Enfin, comme Nina n'arrête pas de me le répéter, c'est un progrès inouï dans ma vie, et ça ne sert à rien de se mettre à flipper pour ça. Toutes les relations sont flippantes, Gabriel ! qu'elle disait. Suffit de laisser aller les choses et puis voilà.

Je jette un regard au corps endormi étendu sur mon lit – c'est vraiment un beau mec, décidément.

Je profite qu'il soit endormi, et je me penche vers son oreille, pour murmurer le plus bas possible ce que je ne pourrais jamais dire s'il était réveillé.

- Je t'aime…

Je glisse ma main dans ses cheveux et on dirait qu'une sorte de sourire naît aux commissures de ses lèvres…

Mais il dort – illusion d'optique, sans doute.

 .oOo.

 
 
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