L’Apostat et le Galiléen : Voici à peine une minute que je viens de commettre mon acte, sans doute le dernier, celui qui m’ouvrira les portes du Paradis que déjà j’entends les cavaliers germains qui me rattrapent. Ceux-ci me dépassent pour m’empêcher d’aller là où je veux, puis, l’un d’entre eux glisse le bois de sa lance entre mes jambes pour me faire chuter sur le sol rocailleux et désertique de ce coin désolé de la Perse. Ma chute est lourde et douloureuse, les rochers m’éraflent les genoux et les flancs m’arrachant un gémissement de douleur. Je reste allongé sur le sol quelques secondes, le temps de reprendre mes esprits. Bien vite, la nécessité de fuir reprend le dessus. Malheureusement, je me relève à peine que déjà je sens deux lourdes étreintes s’abattre sur mes épaules, me faisant chanceler, tandis qu’une voix à fort accent germanique m’annonce dans un latin presque parfait que ma traque est finie, que l’heure de payer pour mon crime est venue. Je relève la tête et je vois devant moi celui qui m’annonce mon châtiment, le capitaine des Gardes du corps impériaux. Il sort sa longue épée germanique, qu’il a toujours préférée au glaive romain. C’est vrai que cette arme est beaucoup plus tranchante que nos glaives, au moins je n’aurai pas le temps de souffrir… Un dernier regard dans le reflet de la lame, c’est fou comme j’ai un regard désabusé. Mes yeux marron ne sont pas hagards ou désespérés alors que je sais ce qui va m’arriver. Je remarque juste que mon visage est couvert de poussière, normal, je l’ai mordue il y a quelques secondes, tandis que mes cheveux noirs sont sales. Je ne ferais donc pas un mort très présentable, tant pis, mes actes me rattraperont auprès du Gardien des Clés. Ceci dit, vous ne savez toujours pas qui je suis et pourquoi je suis dans une telle posture. Bon passons donc aux présentations. Moi ? Je suis Flavius Decius Scipio ( 1). Pourquoi un tel nom ? Parce que je suis citoyen romain voyons. Mais bon soyons plus explicite : Flavius, mon praenomen, m’a été donné parce que quand je suis né, en 338. Cela ne faisait donc que peu de temps que notre Princeps pour l’Orient d’où était originaire ma famille, était Flavius Julius Contantinus ( 2). Il était le second fils de notre très saint Caius Flavius Valerius Aurelius Constantinus ( 3), le premier empereur qui fut chrétien, même s’il ne fut converti que sur son lit de mort, qui régna sur Rome et ses possessions. Decius, mon nomen, est tout simplement celui de mon père. Quant au cognomen Scipio, c’est simplement pour rappeler les origines de ma famille. N’allez toutefois pas croire que je suis un descendant du célèbre général qui mit Carthage et Hannibal à genoux devant Rome. C’est beaucoup plus modeste que cela. Simplement, l’un de mes ancêtres était un esclave. Il fut libéré lors de la mort de son maître qui lui accorda sa liberté dans son testament. Mon ancêtre était bouvier, il conduisait donc les bœufs au pré. Pour cela, il s’aidait d’un bâton, ce qui lui donnera son nom ( 4).
Toutefois, avant de passer à mon crime, il faut vous conter ma vie, vous comprendrez mieux mon acte quand viendra le moment de l’aborder. Donc, vous savez déjà que je suis né en 338, au milieu du printemps pour tout vous dire. J’ai vu le jour dans une maison de Lugdunum ( 5), la ville la plus importante de la Gaule encore à cette époque. Mon père était un membre de l’administration. C’est pour cela que nous fûmes obligés de partir. Remarquez, ce n’est pas non plus dans le pire endroit que mon père fut envoyé. Alexandrie n’est pas une ville ignoble. C’est la capitale de la culture. Je n’avais que douze ans quand mon père y fut envoyé, mais je me réjouissais déjà de pouvoir côtoyer les plus grands esprits civilisés du monde. La preuve : le philosophe qui marquait le plus les esprits de ma famille n’était autre qu’Origène, formé à l’école d’Alexandrie. Et comme vous pouvez désormais vous en doutez, ma famille est donc chrétienne, mais du meilleur côté celui des catholiques orthodoxes, pas ariens.
Grâce au salaire important de mon père, j’ai pu suivre une éducation raffinée, celle de l’élite ou presque. Toutefois rien ne me passionnait autant que les prêches de notre évêque, Athanase. Ce dernier proférait la même idéologie que nous. Toutefois, notre empereur, moins avisé que son père et donc moins sage, ne partageait pas cette vision de l’importance de Jésus par rapport à son Père. En bref, l’empereur était arien et ne voulait pas d’autre idéologie. Il profita de la mort de son frère qui régnait sur l’Occident en 350 pour reprendre en main la foi. Il obligea le saint homme que fut Athanase à se réfugier dans le désert afin de pouvoir échapper aux sicaires de l’empereur. C’est dans sa retraite que ses fidèles allaient le voir, charmés, et moi le premier, par sa fougue, son discours et sa volonté de proférer sa foi malgré les menaces.
Vint l’heure où je devins adulte. Mon père me somma de faire un choix : l’armée ou l’administration. N’étant que très peu porté sur le métier de scribe, étape par laquelle j’allais forcément débuter dans l’administration, mon choix fut les armes. Une fois inscrit dans la légion, un co-religionnaire parvint à corrompre un officier pour que celui-ci m’affecte dans l’Occident, auprès de troupes affectées au César Flavius Claudius Julianius, que nous appellerons Julien pour simplifier le tout. C’était au début de l’année 356.
Pourquoi faire un tel choix ? C’est simple, ce César n’était pas prédestiné au métier des armes. Ce philosophe dans l’âme était destiné à la tonsure et à la robe de bure. Il faut dire que seuls lui et son frère avaient survécu aux purges imposées dans sa branche, majeure, des descendants du père de Constantin le Grand. Son frère, Gallus, fut un éphémère César. Nommé en 351, il rançonna les riches qu’il gouvernait et tua deux émissaires du Princeps. Inutile de dire que sa mort s’imposait, la survie de l’Empire en dépendait. En 354, une fausse convocation lui parvint, le menant à sa mort, utile et nécessaire.
Julien ne fut sauvé que par l’intervention de l’impératrice, et par le fait que l’Empereur n’ayant pas d’enfants pour l’instant, Julien était l’héritier légitime du trône. Inutile de craindre un complot de sa part, soit il rejoindrait un monastère, soit il monterait sur le trône. Or Julien étant patient, il ne chercherait sûrement pas à détrôner son cousin. Il fut même nommé César pour l’Occident en 355. Certains y ont vu assez logiquement un piège. L’Occident subissait les assauts des Barbares depuis longtemps. Envoyer un général inexpérimenté était sans doute un moyen de le discréditer. Enfin, c’est là-bas que ma cohorte rejoignit ses troupes. Plus précisément à Sens où les derniers renforts prévus arrivèrent pour briser le siège de la ville. Un peu comme si Julien avait prévu notre intervention pour prendre les Barbares dans une tenaille. Un pari risqué, mais réussi. Il s’avérait être un très bon général. L’année suivante, notre armée pulvérisa les troupes des Alamans à Strasbourg. Puis nous mirent plusieurs fois en déroute les Francs le long de la Meuse. Voulant profiter de l’avantage psychologique qu’il avait obtenu, Julien nous fit passer dans les régions Barbares de l’autre côté du Rhin. Un bonheur pour tous. Nous gagnions pour l’Empire et pour le Christ, nous devenions des hommes et le butin foisonnait. Julien venait de conquérir ses légionnaires, et moi avec.
Toutefois, deux éléments attristèrent grandement notre César. Sa femme trépassa alors qu’elle était enceinte. La rumeur courut comme toujours. Elle disait que c’était la femme de l’Empereur, qui avait pourtant pesé de tout son poids pour que son mari libère Julien, qui avait empoisonné l’épouse du César, par jalousie puisqu’elle était stérile. De plus, l’Empereur jalousait énormément son cousin.
Rien de fâcheux ne se produisit jusqu’en 360. A cette époque, le César Julien avait pacifié sa partie de l’Empire. L’Empereur, en lutte avec l’ennemi héréditaire perse, voulut utiliser nos troupes pour renforcer ses armées. Cela pourrait vous paraître logique, mais l’Empereur était un pitoyable meneur d’hommes et un piètre stratège. Nous faire partir à ses côtés, c’était nous sacrifier. Les plus anciens et les gradés levèrent l’étendard de la révolte. A Lutèce, ils forcèrent Julien à accepter sa nomination au poste d’Empereur et le firent élire en le montrant sur un bouclier. Tous, nous étions fidèles à ce valeureux général qui partageait en plus notre idéologie. Inutile de dire quel fut le résultat de ce plébiscite.
Nous partîmes donc en campagne, abandonnant la Gaule aux hordes barbares qui déferlaient après avoir été corrompues par l’Empereur. Que l’Enfer et ses tourments l’accueillent ! Il a osé appeler d’immondes Barbares pour soulager sa jalousie, mettant donc en péril son Empire et la romanité. Julien décida d’aller au-devant du danger en allant défier son cousin. Les Alpes furent franchies et l’armée se scinda en deux. Une moitié partit conquérir l’Italie pour le compte du César, l’autre, dont ma cohorte, suivit l’empereur qui allait vers le Bosphore pour rencontrer son lâche cousin qui venait de bâcler une paix avec les Perses. Dieu ne laissa toutefois pas impuni les vilenies de l’Empereur qui mourut avant l’affrontement, punition méritée de tant de bassesses. Julien devenait empereur, le seul légitime.
Le choc fut toutefois considérable lors de son intronisation. Nous le pensions tous fervent croyant en Jésus comme nous, et voilà qu’il se faisait couronner selon l’exécrable rite païen… La désillusion fut à la hauteur de l’appréciation que nous lui portions. Mais il respectait l’égalité des religions malgré les édits de son cousin, tant mieux pour nous, il prenait même des édits de tolérance universelle entre les cultes. Après tout, il restait un bon général et ce n’était pas la minorité chrétienne au sein d’une armée fortement mithraïste qui allait faire basculer les choses. Mais peu de chrétiens apprécièrent ses écrits qui nous faisaient passer pour des fourbes donnant vie à une machination.
Nos frères d’Orient répliquèrent avec justesse. Puisqu’on nous accablait, autant détruire des monuments païens. Ils profanèrent, pillèrent puis mirent le feu au temple de Daphné à Antioche. Cela ne semblerait pas très important si Antioche n’était pas le lieu de résidence de l’Empereur en ces temps où il préparait sa guerre contre les Perses. Sa politique de fraternité universelle entre les religions l’avait poussé à entreprendre des travaux de reconstruction du Temple de Jérusalem, le lieu le plus saint des Juifs. Les travaux furent si souvent sabotés que la reconstruction fut abandonnée. Césarée de Cappadoce accueillait un important temple, celui de la Fortune. Il fut entièrement rasé pour prouver à Julien que sa Fortune, sa chance, l’avait abandonné en même temps qu’il reniait sa foi en Dieu. Enfin, pour combler notre envie de vengeance, l’autel de Cybèle, la mère des faux dieux païens, fut détruit à Pessinonte. Ses destructeurs avaient choisi ce monument particulier car l’un des plus fameux écrits de ce traître de Princeps était un traité qui lui était consacré. Ils allèrent jusqu’à attendre une visite de Julien pour le saccager sous ses yeux, montrant qu’ils ne le craignaient pas et que le vrai Dieu les protégeait.
Toutefois, il n’y eut aucune persécution en retour. La faiblesse de l’Empereur était désormais évidente puisqu’il ne punissait pas de tels actes. En plus d’être un traître, il se montrait lâche, rien de pire pour attiser notre rancœur de nous être fait berner. Quant à moi, prétextant l’édit de tolérance, j’accompagnais avec une foule immense et enthousiaste notre vénéré Athanase pour qu’il retourne sur son siège épiscopal après son long exil dans le désert égyptien. Nous prîmes d’assaut le palais épiscopal pour en chasser le tyran qui s’y était installé, un dénommé Georges de Cappadoce ( 6), qui fut mis à mort pour son imposture. Athanase utilisa son influence pour permettre la réintégration des autres ecclésiastiques qui prêchaient la même doctrine, la condamnation de l’arianisme qui prit un coup décisif dans son chemin vers sa disparition. Toutefois, Julien alla jusqu’à ne pas respecter son propre édit de tolérance puisqu’il voulait chasser l’évêque alexandrin de son siège. Ce dernier retourna se réfugier vers les moines de Thébaïde et promit le Paradis à celui qui ferait mourir ce pécheur. Certes le Paradis était fabuleux, mais assassiner un empereur était quelque chose de très important. Personne ne le fit. Et Julien tenta de tous nous fédérer en nous emmenant dans une expédition contre les Perses qui débuta en 363. Et l’on retrouvait le stratège qui nous impressionnait tant. Une flopée de victoires parsemait notre route. Et nous, les soldats chrétiens, pensions que Dieu nous avait abandonné. Enfin pas tout à fait. Procope, le second de Julien, devait mener une attaque de flanc pour bloquer l’armée perse afin de pouvoir effectuer son anéantissement. Mais ce dernier ne bougea pas, comme pris d’une inspiration divine. Cela nous obligea à une course-poursuite harassante, j’ai dû maudire de nombreuses fois ce Procope durant les longues marches forcées.
Enfin vint l’ordre de la bataille. Alors que ma manipule était plutôt exposé lors des premiers combats, Jovien, le chef de la Garde Impériale, nous appela sur le dos de la formation, juste derrière l’empereur. C’était un chrétien comme nous. La bataille débuta sous nos yeux. Les archers et les pilums ravageaient les rangs adverses avant que l’infanterie ne se lance à l’assaut de l’armée ennemie. L’Empereur ordonna qu’on suive le mouvement, nous mettant ainsi à portée de pilum des rangs adverses. Toutefois, nous les gardions pour le cas où des cavaliers perses arriveraient par surprise. Jovien circulait dans nos rangs. Il m demanda de venir, m’interrogea sur mes origines et ma foi. Comme moi, il était un des fidèles d’Athanase. Il m’interrogea aussi sur la marche à suivre pour respecter l’ordre de cet évêque. Lui ne pouvait pas intervenir, celui frapperait l’Empereur serait sûrement mis à mort. Or Jovien était un officier assez influent pour protéger les chrétiens après l’assassinat de Julien. Il ne peut pas mourir. Quant à moi j’hésite. Julien nous mène à la victoire autant l’épargner pour le moment. Jovien devait savoir ce qu’il faisait en m’appelant, puisqu’il me sort un argument qui m’accable : Julien aurait déterré les ossements du Christ, son enveloppe charnelle qui prouverait sa résurrection car aucun corps n’est éternel, et l’aurait fait brûler ( 7). Je suis rempli de haine à cette annonce. Je saisis mon pilum, attendant le moment favorable. Dieu doit sûrement m’aider puisqu’à ce moment une dizaine de cavaliers percent les rangs devant nous. Ils veulent faire immédiatement demi-tour, mais sont pris sous une pluie de pilums. Je saisis l’occasion et je lance le mien. Je prie pour que l’Empereur meure et je voie le fer percer son flanc, à peu près au niveau du foie. Ce dernier voulut retirer la lance, mais s’écorcha les mains sur les barbelés de l’arme. Percé au flanc, les mains couvertes de sang, il offrait une analogie avec notre Seigneur, peut-être même son miroir maléfique. Lui avait trahi sa foi et tenté de la combattre alors que Jésus était mort pour nous sauver.
A peine l’Empereur s’affaissa-t-il qu’un lourd silence envahit les rangs de mes proches. Me sachant en danger, je me mets à courir aussi vite que mes jambes le peuvent sur un sol peu favorable, un soleil de plomb et avec une fatigue importante. Derrière moi j’entends les bruits sourds d’un galop ainsi que les malédictions des cavaliers barbares censés protéger l’Empereur. Ils ne me pardonneront pas mon acte, je viens d’abattre leur bienfaiteur. Ils me rattrapent et me saisissent assez vite. J’aurai dû éviter de tenter l’ascension de cette petite dune… Ca y est, la boucle est bouclée, nous sommes revenus là où j’avais dû commencer mes explications. Le légionnaire germain qui me fait face lève son épée, me lance une dernière malédiction. Je ferme les yeux, j’entends un sifflement et…
( 1) C’est un personnage imaginaire, je tiens à le préciser. ( 2) Connu sous le nom de Constance II, il régna avec son frère jusqu’à la mort de ce dernier. Empereur de 337 à 361
( 3) Qui n’est autre que Constantin Ier dit « le Grand », empereur de 306 à 337 ( 4) Scipia désigne un bâton en latin
( 5) Lyon aujourd’hui. La ville était la capitale administrative des Gaules ( France, Belgique, Luxembourg, une partie de la Suisse)
( 6) Le Saint Georges qui combat le dragon c’est lui…
( 7) Cette rumeur est en fait postérieure de plusieurs siècles à Julien l’Apostat ( qui soit dit en passant a régné de 361 à 363), mais je n’arrivais pas à cerner les motivations de l’assassin qui aurait pu frapper plus tôt sans risque. |