Une grande partie de la population humaine, et animale, se retrouvait dans la célèbre idée que « chiens et chats ne font pas bon ménage ». Quelques chats susceptibles et pointilleux auraient certes demandé, mettant leur fierté en avant, pourquoi les chiens venaient en premier dans la maxime, alors que d’autres canidés n’auraient pas hésité à clamer qu’il était impensable de mettre ces voyous de félins au même niveau qu’eux dans une phrase. Dans ce monde, peu de chats et de chiens étaient parvenus (et avaient voulus !) dépasser cette sentence révocable, mais sonnant hélas comme une vérité tellement inaliénable qu’on ne cherchait même pas à la remettre en question. C’est pourtant ce que firent le chien et le chat du 4 de la rue Tronqué.
Adoptés simultanément à un âge avancé, l’un dans un chenil et l’autre trouvé dans la rue, ils étaient tous deux parvenus à la conclusion qu’une trêve était nécessaire s’ils voulaient pleinement jouir de la bienveillance de leur maître et de l’opulence qu’il mettait à leur disposition. C’est ainsi qu’au bout de quelques semaines de cohabitation, le chat put enfin abandonner les hauteurs protectrices et sécurisantes des meubles (mais oh combien réduites), et que le chien n’eut plu à subir les perfidies du chat à base d’urine, destinées à le faire disputer auprès du maître de maison.
C’était arrivé un samedi. Après une humiliation supplémentaire alors qu’il usait (cette fois-ci) de sa litière, qui s’était terminée non pas dans un bain de sang quoiqu’il aurait préféré, le chat tentait de ses petites pattes duveteuses de faire tomber sur le chien endormi sur le tapis du dessous, un lourd bocal en verre rempli de pierres brillantes. Il savait parfaitement que cela le mettrait en disgrâce auprès de son maître pour quelques jours, mais il n’en avait cure. C’était vaincre, ou mourir. Et, après tout, il fallait bien qu’il assure sa survie !
Ce n’est que lorsque le bocal fut en équilibre précaire sur son guéridon que le chat se rendit compte de son geste assassin, et que malgré le plaisir jouissif que cette vengeance inattendue lui procurerait, il pouvait définitivement dire adieu à la douceur du gazon sous ses coussinets. Il connaissait trop bien le chien et savait que celui-ci refuserait de lui laisser mettre une patte sur le sol après cela. Cette idée lui brisa le cœur et, de mauvaise grâce, il recula difficilement le lourd bocal. Son office accomplit, le chat redescendit avec souplesse, profita du sommeil du chien pour lui régurgiter une boule de poils sur le visage, et s’en alla faire ses griffes sur les coussins du divan.
Grossière erreur. Réveillé par la désagréable sensation de la pelote de poils sur sa truffe, éternuant même, le chien se ranima, aperçut l’objet du délit rouler sur le sol alors qu’il se levait, puis vit le coupable un peu plus loin, occupé à perpétrer son nouveau crime. N’écoutant que sa fierté de canidé, révolté, son instinct reprenant le dessus, le chien aboya avec force et partit au trot à la chasse au chat. Se rendant compte du danger imminent, celui-ci sursauta, la fourrure hérissée, et s’enfuit derrière le canapé, bien décidé à sauver sa queue qu’il avait passé la matinée à lustrer.
Ce qu’ils n’avaient pas prévu ni remarqué, c’est qu’en se levant, le chien avait malencontreusement heurté le guéridon sur lequel se trouvait le lourd bocal, qui se mit à vaciller, chanceler avec insistance, pour finalement tomber exactement au passage du chat au pas de course, les oreilles rabattues, effrayé. Le globe de verre se brisa sur sa tête, l’assommant net ; le pauvre chat s’écroula au milieu du bocal en miettes. Alerté par le bruit, leur riche et excentrique maître fit son entrée et faillit glisser sur le verre brisé. Habitué par l’immaturité de ses animaux de compagnie qui se manifestait à peu près douze fois par jours, le maître comprit rapidement la situation. Cette fois-ci, il devait sévir. Quelques instants plus tard, après leur diète forcée de trois heures qui leur parut un véritable calvaire, il sembla presque naturel et évident aux deux animaux de faire une trêve.
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Un drame affreux eut lieu quelques semaines plus tard.
Affirmant son statut de maître sadique confirmé, celui-ci avait décidé au vu de l’augmentation soudaine de ses dépenses en matière de nourriture canine de mettre le chien incriminé au régime. Cette nouvelle fit l’effet d’une bombe dans la maison. Après les inévitables scènes de crises de larmes, d’aboiements à la mort et de grognements menaçants, le chien s’était résigné à tremper sa truffe dans son quotidien bouillon de légumes. Le chat, quant à lui, ne manquait jamais une seule fois la scène mais devait régulièrement sortir pour évacuer un fou rire qui, il le savait, lui aurait immédiatement fait avaler son bulletin de naissance.
Ce jour-là, le chat somnolait tranquillement sur le plan de travail de la cuisine, bercé par le bruit sécurisant et régulier du chien s’écrasant sur le sol. En effet, celui-ci essayait depuis plus d’une heure déjà d’accéder à la dernière tranche de gigot qui trônait au milieu de la table. Le chien persévérait dans son entreprise, sans comprendre que ses tentatives étaient toutes vouées à l’échec et que celles-ci ne faisaient qu’accroître son désir de manger. « Le gigot, le gigot, LE GIGOT » se répétait-il sans cesse.
Parfaitement installé, limite ronronnant, le chat ignora superbement le chien lorsque celui-ci vint lui grogner de mauvaise grâce dans les oreilles.
« Hey, dut-il répéter plusieurs fois d’un air conspirateur.
- Va-t-en, houspilleur, répondit le chat que l’intrusion auditive avait réveillé.
- Allez, ne fais pas ton matou et vient m’aider.
- Non. Retourne plutôt faire ton cabot. Le bruit régulier de tes échecs agit comme un somnifère bienveillant sur mon système nerveux.
- Ce qui veut dire ? interrogea le chien qui lui n’avait pas l’habitude de lire par-dessus l’épaule de son maître.
- Que je ronronne. Oust. »
Le chat, persuadé d’en avoir terminé, tourna le dos au chien, se réinstalla confortablement et attendit patiemment qu’il reprenne sa petite occupation. Hélas pour lui, le chien qui n’avait rien perdu de sa détermination et insuffisamment de son énergie prit son élan et entra la tête la première dans le plan de travail qu’il fit trembloter.
« N’oublie pas qu’il me serait très facile d’aller mettre un peu de bazar du côté de ta litière, murmura le chien en remuant sa tête endolorie.
- Vraiment. Tiens-tu tant que ça à toucher mes excréments ? Je te signale que j’ai eu quelques réalisations… intéressantes, hier après dîner.
- Non. Mais je suis sûr que le maître ne le croira pas non plus. Après tout, je suis son préféré, ajouta-t-il avec une pointe de fierté.
- Quand cesseras-tu donc ce leitmotiv ? soupira le chat. Mais après tout, je te le concède. Vous, les chiens, êtes bien les meilleurs amis de l’homme. Ce qui n’est rien d’autre qu’une preuve supplémentaire de votre inégalable stupidité. »
Décidant de mettre un terme à cette conversation ennuyeuse, le chat sortit calmement de la cuisine, digne, la queue en l’air, pour se diriger vers le bureau de son maître. Celui-ci était noblement avachi dans son fauteuil favori, un livre quelconque à la main. Ayant fait fortune dans sa jeunesse, l’homme jouissait de ses rentes et se laissait aller à une vie oisive, tranquille, bien méritée à son âge avancé de trente-cinq ans. Le chat lui sauta sur les genoux dans un miaulement attendrissant, bien décidé à marquer des points pendant que le chien était occupé ailleurs.
« Tiens, Moumoune. »
Le chat n’aimait que moyennement son maître. Il lui reconnaissait, certes, certaines qualités ; ses mains étant toujours bienvenues pour caresser son ventre, mais il ne supportait pas d’être constamment appelé « Moumoune ». Enfin, se dit-il, c’était toujours mieux que « Didine » pour ce malheureux de chien qu’ils prenaient étrangement pour une femelle. Qu’ils donnent un nom aux chiens passait encore. Mais pourquoi diable s’entêtaient-ils à nommer les chats ? Est-ce que ceux-ci daignaient accourir lorsque vous criiez leur nom à travers la maison ? Nullement.
Le chat s’installa confortablement, bien déterminé à profiter de la tendresse de son maître (et de la chaleur de son tricot) lorsqu’un son strident lui parvint aux oreilles. L’horrible machine appelée « téléphone » se mit à sonner. Le chat en planta ses griffes de surprise dans les genoux de son maître. Celui-ci n’en décrocha que plus vite, et prononça un « allo » qui témoignait de tout le tact dont il était pourvu. Son chat le faisait il est vrai atrocement souffrir, mais devant son air si innocent (c‘était bien mal connaître les chats), il n’eut pas le cœur de le déranger et dut lutter pour garder une voix impassible.
« Ah, c’est vous tante Annabelle, murmura-t-il d’un ton presque déçu, oui tout va bien et vo… ? Oui, j’ai bien reçu votre pâté en croûte. Délicieux, mentit-il sans le moindre remord en songeant que même son chien n’en avait pas voulu. Oh, vous savez… Non, je ne crois pas que… Mais si, bien sûr qu’elle sera ravie ! Evidemment, vous êtes… Cet après-midi ? C’est que… Oh, non, n’allez pas le croire ! Et bien, certes… Non, mes animaux vont parfaitement bien, coupa-t-il d’une voix glaciale. Venez donc si ça vous chante… Oui, c’est ça, apportez votre soupe au jambon… »
Ecœuré, le maître reposa précautionneusement le combiné du téléphone, comme si celui-ci menaçait de lui exploser entre les doigts. Sa main affectueuse vint alors titiller l’entre-deux oreilles du chat qui se mit à ronronner amoureusement. Il n’écouta que distraitement les pleurnicheries de son maître.
« Et bien, Moumoune, nous allons avoir de la visite… Telle que je la connais, elle sera là dans une heure, tout au plus… Avec son insupportable de mari. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Un italien… Gualte quelque chose. Un prénom de rustre, si tu veux mon avis ! »
Le chat émit un grognement aussi éloigné du ronronnement qu’il était possible en guise de réponse. Non, il ne voulait pas son avis. Pourquoi les humains étaient-ils incapables d’effectuer une tâche aussi facile sans parler ? Caresser un chat n’était pourtant pas une activité bien compliquée ! Exaspéré devant tant d’incompétence, le chat sauta au sol et alla s’installer sur le bureau, affalé sur la pile de feuilles qui le maculait. Le maître continua de plus belle :
« J’imagine qu’ils voudront boire quelque chose. Il me semble que tante Annabelle aime le café. Et Dieu sait que je ne sais pas faire le café. Même toi tu t’en sortirais mieux, Moumoune. »
Impavide, l’interpellé ne daigna pas réagir. Pour lui, c’était l’évidence même.
« L’italien prendra probablement une quelconque liqueur… Il doit m’en rester quelques unes. A la violette par exemple. Mais, oh ! Je sais. Audra réussi parfaitement le café. Il faut bien qu’elle ait un talent quelconque, la pauvre fille… Mais elle n’est toujours pas levée. »
Sans crier gare, le maître sauta sur ses pieds, attrapa le chat d’un geste brusque et le cala sous son épaule. Outré par cette agression, le chat ne put se libérer de cette étreinte et fut projeté dans la chambre de la dit Audra avant même d’avoir pu prononcer « Meôw ».
« Réveille donc ma fille, Moumoune ! »
La porte de la chambre claqua. Apeuré, le chat du mettre quelques secondes avant de s’habituer à l’obscurité. Bien que le lit qui trônait au milieu de la pièce était le plus confortable de la demeure, il ne mettait que rarement les pattes ici. Il savait à quel point la maîtresse des lieux était dangereuse. Un jour, alors qu’elle s’ennuyait, elle s’était amusée à brûler les poils de sa queue avec son briquet. Le chat ne se souvenait pas avoir déjà vu le chien autant rire.
C’est avec prudence qu’il avança vers le lit. De là s’élevait une espèce de grondement sourd qui faisait vibrer ses moustaches et ses coussinets. D’un mouvement souple et inaudible, il atterrit sur le lit et observa le monstre qui l’y habitait. Qu’on put la nommer « fille » semblait ahurissant aux prunelles du chat. Elle semblait aussi proche de la race humaine que lui l’était des canidés. Hélas, son maître lui avait donné une tâche à accomplir… Dont il décida de s‘acquitter en urinant sur sa couette aux motifs fleuris.
Réfugié sous le lit, le chat attendit patiemment que sa voisine du dessus remarque son présent du matin - par l’odorat ou le toucher, cela n’avait pas d’importance. Il n’eut pas longtemps à patienter. Le cri qu’il entendit lui rappela avec plaisir le bruit d’un ouvre-boîte électrique. Trois secondes plus tard, la fille avait quitté la pièce, hurlant après son père en lui assénant un cours magistral sur l‘inutilité profonde des animaux et les tracas hygiéniques qu‘ils engendraient. Ce qui ne manqua pas d’offusquer le chat alors qu’il avait avec lui, sous le lit, les restes d’une chaussette perdu ainsi qu’un autre vêtement qu’il ne désirait même pas identifier. Il n’était pas un chien, lui. Tout odeur liée aux excréments lui était désagréable.
Désireux de ne pas rester pris au piège, le chat profita que la porte était ouverte pour s’enfuir et aller manger quelques croquettes dans le garage. Ce n’est pas qu’il avait faim, mais il se dit qu’un surplus de force ne serait pas de trop avec l’après-midi qui l’attendait. Après tout, il avait mutilé deux écureuils ce matin. Deux délicieuses petites bêtes qui lui étaient tombées dans le bec alors qu’il observait le salon des voisins à travers leur fenêtre. Ils avaient un poisson rouge plutôt intéressant à regarder.
Après un petit détour dans sa litière, le chat alla se poster sur une étagère du hall d’entrée, un endroit stratégique pour examiner les nouveaux arrivants sans pour autant se mettre en position de danger. Dissimulé derrière un pot de lisianthus, le chat attendit patiemment que les propriétaires de la voiture qu’il avait entendu arriver fassent leur entrée en scène. Il n’eut pas longtemps à attendre. Entraînant avec elle un torrent de poussière, tante Annabelle ouvrit la porte à la volée et sans remarquer l‘animal, les bras chargés de paquets, elle se précipita dans la cuisine. Son mari et le maître la suivaient de près, ternes en comparaison du personnage.
« Je vais dans ma chambre. » annonça immédiatement Audra d’un ton sans réplique qui, jusqu’alors, occupait la pièce. Gardant sa main crispée sur sa fourchette, elle ne pensait pas pouvoir s’empêcher de l’utiliser à d’autres fins que son usage initial.
Oncle Gualterio, puisque tel était son prénom, s’essuya correctement les pieds sur le paillasson, soucieux de faire bonne impression. Le chat l’observa longuement. De petite taille, portant un costume rayé anthracite, il lui rappelait le présentateur de Télé Achats qu’il regardait chaque dimanche matin. Son visage rubicond le faisait ressembler à une tomate trop mure. Comparaison qui s’appliquait tout aussi bien à la couleur qu’à la forme, en réalité.
Ne jugeant plus son poste d’observation sécurisé, le chat descendit vivement et se précipita dans son panier dans un recoin de la cuisine. En passant entre ses jambes, oncle Gualterio s’exclama tendrement :
« Oh, le joli minou ! »
Le chat se dit non sans dégoût que c’était une remarque qu’il avait déjà du faire à son épouse sans pour autant recevoir un surplus d’affection. Installé dans son panier, camouflé par la table, le chat tourna la tête lorsqu’il entendit le chien entrer. Presque instinctivement, il s’aplatit quelque peu dans sa corbeille molletonnée.
« Dehors, le chien ! »
Le pauvre animal, n’ayant pas vu l’odieux personnage arriver, du subir une série de coups de pieds sur le postérieur, non pas douloureux mais humiliants, jusqu’à ce qu’il se décide à sortir. Ce qu’il fit en grognant.
« Vous êtes chez moi ici, marmonna le maître d’une voix glaciale, et je ne tolèrerai pas que l’on malmène mes animaux.
- Oh, quelle importance ? s’exclama l’incriminée en écrasant joyeusement une mouche inopportune. Votre fille ne nous a pas fait un très bon accueil. »
Elle avait dit ça avec toute la politesse dont elle était capable mais le regard qu’elle lança à son neveu ne lui laissa aucun doute sur la nature de ses sentiments. Le maître s’en alla précipitamment sermonner sa fille et la ramener dans la cuisine. Une alliée ne serait pas de trop. Il savait pertinemment que sa progéniture n’était pas dotée d’une once de patience ; il n’avait ainsi qu’à patienter le temps qu’elle craque la première, tout simplement. Ramenant une Audra en pyjama, ce qui ne semblait gêner ni le père ni la fille au plus grand damne de l’oncle Gualterio qui voyait là une véritable injure personnelle, ils allèrent tous s’installer sur la terrasse, le chat les observant de loin, préférant la chaleur bienveillante de son panier.
Le thé fut servit dans le calme, le maître n’ayant hélas plus de café, bien que sa fille qui s’était esquivée de nouveau était réapparue quelques secondes plus tard de la cuisine, une tasse du liquide fumant à la main à la plus grande surprise de son paternel. Elle refusa catégoriquement de lui révéler la localisation de sa cachette secrète, et observa froidement tante Annabelle verser quatre cuillérées de sucre dans son thé couleur paille. Celle-ci s’efforçait de lancer des sourires chaleureux à son neveu et sa fille, mais leurs soupirs ennuyés et leur inexpressivité exaspérante la fit renoncer très vite. Vaillant, l’oncle Gualterio tenta une entrée.
« Avez-vous vu cette exposition Pi-ta-sco ? » demanda-t-il en articulant avec exagération.
Audra recracha littéralement son café par les narines.
« Non, nous n’y sommes pas encore allés » enchaina très vite le maître, sachant parfaitement que sa fille était une grande passionnée du regretté Picasso et qu’un tel affront à sa mémoire ne pouvait être pardonné que grâce à un long sacrifice humain, excessivement douloureux.
Audra se mit à fixer l’homme qui lui faisait face, sa tasse tremblant dans sa main, regrettant la fourchette qu’elle avait laissée dans sa chambre.
« Quel misogyne, s’amusa tante Annabelle qui avait mis le comportement d’Audra sur sa nature même d’adolescente malpropre à l‘éducation bâclée. Cette façon qu’il a de défigurer les femmes. A croire qu’il n’en a jamais vu une de sa vie ! »
Se mettant à rire toute seule, telle une petite fille qui aurait décapité sa poupée, Audra n’en croyait pas ses oreilles et semblait gonfler de l’intérieur. L’unique bouton qui maculait son front implosa.
« Mais nous ne sommes pas venus ici pour parler peintures ! Encore que… c’est un Monet que vous avez au dessus de votre cheminée ? demanda la profane, les yeux brillants.
- Un Mondrian, murmura le maître qui avait une soudaine envie de pleurer.
- Parfaitement hideux, si vous voulez mon avis. Mais j’en ai déjà vu un, chez un ami… Il parait que ça vaut une fortune…
- Mais vous ne m’avez toujours pas dit comment vous alliez, tante Annabelle ! Remise de vos si étranges palpitations ?
- Mon docteur est persuadé que tout va bien, prononça sentencieusement la vénérable femme en crispant ses doigts crochus sur son opulente poitrine, mais vous savez, à mon âge… Je sens que cela ne va pas fort. »
Le chat dut en convenir, son maître fut la gentillesse même en couvrant sa tante de compliments plus grotesques les uns que les autres mais qu’elle prit pourtant pour argent comptant, ne remarquant pas que le regard de son neveu suivait sa fille qui s’était discrètement levée pour se diriger d’un pas décidé vers la cuisine. Elle en revint, un plat de tarte à la main. Inquiet, son père l’observa en couper une part démesurée.
« Vous en prendrez bien un bout, tante Annabelle ? » proposa Audra, faussement amicale, qui sans attendre une réponse, fit tomber de haut la part dans son assiette. La tarte en s‘écrasant lourdement macula son chemisier de morceaux de rhubarbe.
Désespéré, le maître laissa choir sa tête entre ses mains.
« Navrée » sourit ingénument Audra en attrapant sans attendre l’assiette qu’elle venait de servir et retourner s’asseoir pour déguster le met.
Tante Annabelle sourit alors de manière si calme à la jeune femme que celle-ci en fut mal à l’aise. Elle se tourna vers son neveu.
« Alors ? Avez-vous un projet en route ? Un nouveau roman peut-être ? J’ai adoré votre dernier ! s’exclama-t-elle en oubliant que celui-ci avait été publié il y a déjà vingt ans, ce qui ne fut pas surprenant pour son mari qui savait pertinemment qu’elle n’en avait pas lu une phrase.
- Oh, non, rien de la sorte… Je vais peut-être repartir en Asie d’ici la fin de l’année, mais rien de bien définit…
- Quoi ! s’outragea sa fille qui n’avait cure du projet jusqu’alors, n’ayant pas prit son père au sérieux. Mais tu m’as promis de passer les fêtes avec moi !
- Mais ma chérie, ne va pas croire…
- Allons mon enfant, interrompit tante Annabelle d’une voix mielleuse, votre père est un homme important. Vous pourrez toujours venir chez nous pour Noël. »
Audra eut l’impression d’avaler une mauvaise huître imprégnée de strychnine.
« Je ne crois pas, tante Annabelle. Je n‘ai pas l‘intention de vous revoir avant le jour de votre service funéraire. Qui est pour bientôt, si je me fis à vos palpitations, ajouta-t-elle avec un sourire carnassier. »
Déposant sa tasse de café froid à moitié pleine devant sa tante, Audra s’en retourna tranquillement dans sa chambre. Un petit somme était de mise.
« Hum, vous m’excuserez, marmonna le maître, mais je dois régler une affaire au village… Ce ne sera pas long… Un simple rendez-vous, quelques minutes, hum… »
Embarrassé, sans attendre de réponse, il alla enfiler ses chaussures et s’esquiva. Furieuse, tante Annabelle ne répondit pas, défiant du regard le café froid qui lui faisait face. Oncle Gualterio n’osait réagir. Dans son couple il n’était, à vrai dire, qu’un homme au sens biologique du terme.
« L’immmmmmonde enfant ! hurla-t-elle finalement.
- Tu sais, ma colombe…, murmura quand même son mari, le plus apaisant possible, sachant néanmoins qu’il se plaçait lui-même un pistolet chargé sur la tempe, je ne sais pas si nous devrions faire ce dont pourquoi nous sommes venus... »
Croisant le regard enragé de la femme, le chat décida qu’il était temps de sonner une retraite bien méritée. Le salon étant occupé par le chien qui serait probablement d‘une humeur déplaisante, il décida de se réfugier dans la chambre d’ami. C’était une petite pièce assez confortable qui tirait tout son intérêt de sa location dans la maison. Elle était en effet plutôt écartée du reste des pièces, ce qui lui conférait un petit côté intime et mystérieux que seul le chat, à son plus grand plaisir, avait remarqué. Il était ainsi le seul à jouir de la chambre.
Horrifié, arrivé sur le seuil de la porte, le chat entendit la voix exaspérée et exaspérante de la femme se rapprocher, ainsi que la pointe de ses talons claquer sur le parquet. Ils venaient ici ! Rapide comme l’éclair, le chat se précipita dans la pièce et alla se cacher en haut de la vieille armoire des années trente. Il était hors de question qu’il aille moisir parmi les moutons de poussière sous le lit le temps que madame et son mari décident de quitter les lieux.
« Je ne vois pas ce qui cloche, s’exclama la femme d’une voix glaciale en faisant claquer la porte. Nous avons un excellent plan. Pourquoi douter maintenant ?
- Mais enfin, mon lézard, c’est d’un meurtre dont nous parlons !
- Pas si fort, idiot ! Sa dégénérée de fille va nous entendre. »
Inquiète, la femme passa la tête dans le couloir pour s’assurer que personne ne s’y trouvait. Fermant la porte d’un geste sec, elle se retourna vers son mari, décidée :
« Ecoute-moi bien. J’ai mis des mois à mettre au point cet assassinat. Cet argent nous revient, et il n’est pas question que mon imbécile de neveu dilapide l’héritage de mon pauvre frère, ou qu‘il le laisse pourrir dans une banque. Et encore moins qu’il profite à sa véreuse de fille. »
Un sourire mauvais composé de dents noircies s’afficha sur son visage.
« Bon, bafouilla son mari, soucieux d’avoir la conscience tranquille, après tout, je ne peux t’en empêcher.
- En effet.
- Et puis, tu es très intelligente… Et ça fait beaucoup d’argent… Combien a-t-il hérité, m’as-tu dis ?
- Enormément. Mais il n’a jamais voulu y toucher. Je me suis toujours demandé pourquoi, d‘ailleurs. Rajoute aussi à cela le petit magot qu’il s’est fait avec ses romans médiocres… Et la définition du mot millionnaire n’aura plus de secret pour toi. »
De petites étoiles vénales se mirent à briller quelques secondes dans les yeux de la tomate rayée.
« Mais, s’enquit-il avec une soudaine lueur d’inquiétude, il n’était pas marié ?
- Il a divorcé il y a plusieurs années. Sa femme a disparu je ne sais où. De toute façon, elle n’a plus aucun droit sur l’héritage. J’y ai veillé. » ajouta-t-elle en passant un regard circulaire sur la chambre.
De toute sa vie de chat, jamais celui-ci n’avait eut affaire de près ou de loin à un meurtre. Oh, certes, il avait supprimé bon nombre d’oiseaux et autres gourmandises, avait aussi lu quelques romans policiers par-dessus l’épaule de son maître… Mais être en présence de deux futurs assassins, non, c’était une nouveauté. Hélas, il ne pouvait qu’en être témoin. C’était la grande malédiction des chats, selon lui. Être supérieurement intelligents et rusés, mais avoir une capacité d’action très réduite.
Le chat sursauta lorsque l’austère tante Annabelle reprit son discours, lui faisant perdre le fil de ses pensées. Il en profita pour l’examiner un peu plus longuement. Là où son mari était un simple légume, elle représentait à elle seule une véritable salade de fruit, dépourvue de son intérêt culinaire. Un nez rappelant hélas une banane, des yeux de la couleur d’un pruneau et une paire de boucles d’oreille en forme de cerises. Mais ce qui le frappa le plus, c’était ses sourcils épais constamment froncés - déformation qu’il estima être due à la fréquentation permanente de son incapable de mari.
« Le poison est définitivement le meilleur mode opératoire, affirma-t-elle. Il nous permet d’être loin du meurtre lorsque celui-ci se produira. Et de faire accuser sa fille sans trop se casser la tête.
- La pauvre enfant, murmura machinalement son mari.
- Comment oses-tu ! Après ce qu’elle vient de me faire subir ? Quelle humiliation ! Ce n’est pas une pauvre enfant, mais une gamine insolente promise à une vie de vacuité méprisante. Elle dit vouloir devenir écrivaine, comme son père le fut jadis, le temps qu’il décède. Est-ce honorable, je te le demande ! s’exclama-t-elle avec le plus grand sérieux en oubliant qu’elle-même était en train de planifier froidement le meurtre d’un des membres de sa famille.
- Non, mon couguar, assurément non.
- Tout le monde sait qu’elle n’est qu’une petite peste sournoise, continua tante Annabelle, imperturbable. L’an dernier, elle a même faillit être renvoyée de son internat après avoir torturé les poissons de son laboratoire, ou je ne sais quelles bestioles. La police misera tout de suite sur elle, avec ses antécédents. Et puis… c’est elle qui hérite.
- Mais dans ce cas, s’inquiéta oncle Gualterio, tout cela est inutile !
- Que tu es bête, mon pauvre mari, s’amusa sa femme en le gratifiant d’un regard fat. »
On ne mélange pas les torchons et les serviettes, se dit le chat. Son plan est stupide.
« Lorsqu’ils tomberont dans le panneau, elle sera complètement déshéritée et l’argent me reviendra.
- Mais… quel poison as-tu utilisé ? De l‘arsenic, ou quelque chose comme ça ? La police ne croira jamais qu’elle ait pu s’en procurer à dix-sept ans !
- Tss tss, mon pauvre époux, répéta-t-elle. Sache que je n’ai rien laissé au hasard… Et que le jasmin jaune semblait tout indiqué pour notre petite entreprise. »
Toujours caché, le chat eut un léger miaulement approbateur.
« Leur jardin regorge de cette petite fleur mortelle à haute dose, ainsi que le parc de l’internat où sa fille étudie si ce n’était pas suffisant. Elle y retourne ce soir d’ailleurs… Et Dieu sait qu’elle le déteste, cet internat ! En revanche, pour en revenir à nos fleurs, il n’y en a pas la moindre trace chez nous… ce qui est un avantage non négligeable.
- Brillant, répondit simplement son mari en observant sa femme en coin, un peu intimidé. Et où as-tu mis ta… décoction ?
- Dans la soupe au jambon que je lui ai apporté, bien sûr. Je l‘ai dissimulée pour que sa fille ne la voit pas. Et heureusement, elle se dit végétarienne... L’idiote. Enfin, avant de nous en aller, je mettrai discrètement les ingrédients dont je me suis servi dans son réfrigérateur pour que la police ne fasse pas de lien avec l’extérieur. Alors, mon cher mari, que dis-tu de ça ? »
Assez ingénieux, répondit intérieurement le chat, mais... Non, définitivement idiot.
« Ma cerise, tu es formidable ! s’exclama oncle Gualterio d’une voix émerveillée, tous ses doutes envolés.
- Je sais. Maintenant, retournons vite au salon avant qu’il ne revienne, ou que sa gamine ne remarque quelque chose. N’éveillons pas les soupçons. »
Le chat observa les deux conspirateurs quitter la pièce tout en lançant des regards suspicieux parfaitement inutiles. Impassible, il fixa la porte. Il serait bientôt temps pour lui de trouver un nouveau foyer. Bien que n’ayant aucun doute sur son pouvoir de séduction, ce déménagement impromptu ne lui plaisait guère. Il s’était attaché à cette demeure et ses petits secrets de familles sans conséquences qu’il était l’un des rares à connaître, grâce à sa discrétion naturelle. Son maître lui manquerait. Le chien aussi, un petit peu. Mais que pouvait-il faire ? Il n’était qu’un chat… ses pattes étaient liées. Manipuler les humains lui était impossible. Et pourtant.
Le chat se sentit soudainement très fatigué. Comme si le poids des années pesait enfin sur son dos. Il descendit lourdement sur le sol, traversa le couloir et poussa de son coussinet la porte de la chambre d’Audra. Elle grinça, et presque mélodieusement. Tout était noir. Machinalement, il alla s’allonger sur la couette, aux pieds de la jeune fille qui dormait paisiblement cette fois-ci.
Quelques secondes plus tard, il ronronnait.
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Confortablement installé dans son divan, le maître contemplait le bocal jaune emplit de petites pierres précieuses qu’il avait jadis rapporté de Paris. Ses augustes parents avaient enfin quitté les lieux, juste avant dîner. Sa tante Annabelle avait insisté pour lui servir une bonne assiette de soupe, tentant probablement d’assouvir une quelconque pulsion maternelle, s’était dit le maître. Il était venu s’installer au salon, laissant sa soucoupe refroidir. Pour une fois, le potage avait l’air délicieux. Cela tombait bien, il n’avait pas la force de faire autre chose à manger. Cette journée l’avait épuisé mais enfin, il était seul. Sa fille dormait, attendant que son taxi arrive dans la soirée pour l’emmener à la gare. Ses animaux étaient occupés ailleurs. Il était bien.
Son regard glissa sur les courbes agréables de son vase, songeant au voyage durant lequel il en avait fait l’acquisition. Puis très vite à toutes ses autres excursions. Il avait parcouru le monde, profitant de son indépendance financière acquise fort jeune et aujourd’hui, à trente-cinq ans, il avait l’impression de n’avoir plus rien à apprendre. Il n’arrivait tout simplement pas à se passionner pour une nouvelle activité, même un sujet quelconque. Il restait là, à errer dans sa petite maison de campagne comme un fantôme, à lire d’anciens romans et à ressasser son succès éphémère, révolu. Là où ses rares amis voyaient une existence idéale, lui enviait celle de sa fille, peut-être dépourvue de talent mais dont la vie avait encore tout à lui offrir.
Son sourire légendaire réapparut alors sur son visage, suivit de cette chaleur bienveillante qui semblait comme émaner de son corps, persuadant les gens qu’il était toujours un homme bien dans sa peau, sans soucis, machinalement. Il jeta un coup d’œil à sa pendule. Vingt minutes s’étaient écoulées, sa soupe devait être froide. Il se leva en grimaçant, luttant contre des rhumatismes imaginaires et se dirigea vers sa cuisine. C’est alors qu’il entendit quelque chose se briser sur le sol.
La scène qui lui fit face lorsqu’il entra dans la cuisine lui rappela vaguement un passage de roman qu’il avait lu jadis, sans se souvenir du titre. Et étrangement, ce n’est pas la vue du corps de son chien sur le sol qui le dérangea le plus, mais la présence de sa fille au loin, sur le seuil de sa chambre, une expression hébétée sur le visage. Le silence régnait dans la pièce, entrecoupé des bruits de spasme du chien qui finissait de mourir, dans une marre de potage jaunâtre. Le maître voulut aller vers son chien mais s’arrêta dans son mouvement. Son regard glissa cette fois-ci sur les morceaux de porcelaine brisée, avant de remonter le long de la table.
Allongé dessus, le chat remuait la queue d’une manière inquiétante, admirant son œuvre.
Le meilleur ami de l’homme avait rempli son office.