Jeu de Masques Acte I Dans la pénombre. Une chaise apparaît doucement, lentement, comme émergeant d’un rêve pressé et précis. Une douche de lumière brusque, froide et soudaine, fait apparaître l’homme assis en cet endroit. Son visage est recouvert d’un masque doré et finement ciselé, un travail d’orfèvre. Il se tient le masque entre les mains, il rit, il parle, il chante, il savoure son bijoux précieux. « Masque, masque doré, masque précieux, masque de mon cœur, masque du jour, masque de la nuit. Masque d’un instant, masque d’un moment. Je te porte comme tu portes ma vie, je te porte comme je respire aujourd’hui. Masque donc mon immondice, laisse-moi reposer tranquillement. Masque toujours cet autre, que je sois toi. Rends-moi ta beauté que tu as tant volée. Masque d’un jour, masque toujours, ne pars jamais. » L’homme se lève de sa chaise. Il tournoie, virevolte et danse en chantonnant sa mélopée maladive, comme un enfant qui joue avec les ombres alors que lui seul n’a jamais craint l’obscurité démente. « Masque, masque d’or, masque-moi. Empêche les autres et les ombres de me pénétrer. Ne les sens-tu pas ? Elles sont si près de toi, elles t’entourent autant que moi. Barrière magique, protège-moi. Poupée russe désarticulée et démembrée, ne pars jamais de moi. Garde-moi de subir l’acide qui s’échappe de leurs veines, garde-moi de souffrir leurs maux rudes et sans saveurs. » L’homme butine aux limites de l’ombre tel un insecte. Il s’en approche simplement, puis repart presque effrayé vers le centre où la lumière est plus forte, préférant la compagnie rassurante de l’éclairage à celle si froide des ténèbres qui bordent son territoire connu. Toujours plus vite et son cœur s’accélère, toujours plus brutalement et sa chute est proche. Son souffle haletant par tant de danses effrénées le pousse sur la chaise, ajouté d’une longue expiration. Retour à la case départ, fin du jeu. L’homme se tient le masque entre les mains et chantonne doucement, réprimant un éclat. Acte II L’homme tressaute, restes d’un rire silencieux. Entre alors une longue ombre qu’on ne distingue que peu à peu. Prudemment elle s’approche du cercle de lumière, féline, et prudemment elle tend un bras vers cette chaleur de vision, puis elle se ravise. Elle est effrayée, comme si ce feu la brûlerait. Elle taquine le cercle, tourne comme un papillon de nuit prisonnier de son envie instinctive de lumière, mais conscient du danger prédateur. Panthère sombre, elle ondule pour observer cette étrange apparition, cet hominoïde prisonnier de son carcan de lumière. Elle cherche à en dessiner dans sa mémoire le moindre de ses traits, et à se rappeler ses esquisses formant celui qui respire à grandes peines. Soudain immobile, il prend conscience de cette caresse à fleur de son domaine et de ses sens. Il relève les yeux, interrogeant l’orée de l’obscurité, scrutant, guettant les muscles bandés. La panthère lui apparaît alors, se déhanchant de son pas effleurant seulement le sol. Un dialogue silencieux les unit, chacun percevant l’autre, choisissant de le détailler sans jamais le toucher. Elle remue les lèvres dans une suite de cris silencieux, prend son crâne à deux mains. La douleur est aussi vive que la fascination, semble-t-il. Elle hurle et l’on n’entend rien. Miroirs, ils se miment. Miroir, mon beau miroir, qui est cet autre que je ne connais ni ne reconnais ? Soudain elle s’adresse à lui : « Bel Oiseau prisonnier, quelle est cette chose qui cache ton visage ? - Belle Panthère effacée, quel est ce voile qui te rend si sage ? - Il me semble, Oiseau d’Or, que nous ne sachions où commence la différence ni où les ressemblances s’étiolent. Quelle est cette cage aussi dorée que le masque que tu portes ? - Il est mon abri, mon amante, ma vie. C’est ce que je représente et ce que je veux. C’est l’étoile qui guide ma route sur les plaines clairement obscures de la vie. C’est par elle que tu me vois, mais elle ne me permet de te saisir. Et quelle est donc cette ombre, ce vide, ce néant ? Pour quelle raison te voiles-tu ? - Pour une seule et unique. Cette ombre cache le jeu de mes envies. Elle est mon garde-fou, mon amie. Elle est ma couverture dans la froideur des nuits. Elle est l’enveloppe de mes peurs et de mes cris. Je me voile pour ne pas tomber, je m’y réfugie pour ne pas brûler, j’y sombre pour ne pas hurler. Je reste en arrière, brève mais talentueuse observatrice de vous autres papillons de lumière, et je vous retiens quand vous tombez. Je suis la gardienne des âmes trébuchantes. Envoles toi. Pourquoi barres-tu tes sentiments de cette prison d’or qui te tient lieu de visage ? - Le voile d’or cache mes sentiments, il protège mes yeux des visions affolées. J’y engage ma vie pour ne pas être pétrifié, j’y mets ma conscience pour ne pas penser. J’y place mon orgueil également, pour moi aussi briller. Je fais ainsi concurrence au soleil pour ne pas brûler. Je mets ce masque pour vider les regards acides de toute malveillance, pour jeter les yeux fangeux de pitié et de compassion loin de ma vie qui s’en trouverait salie. Je me cache ainsi comme je rayonne, de milles feux inaperçus, de lumières incandescentes. Cette prison est ma vie, mon chant, mon soutien. - Lèves donc ce masque que je puisse t’aimer. - Brûle donc ce voile que je puisse t’enlacer. La féline fait un pas en avant. Elle hésite. Elle tend le bras et plonge dans la lumière… Acte III : La féline dévoilée, ombre longue, fixe du regard les pupilles du masque qui le soutiennent Il approche lentement sa main de la sienne et il la touche enfin. Elle est là, nue sous cette douche presque divine, le poignet étreint par la main de l’homme. Il guide soigneusement et délicatement sa patte devenue velours vers ce masque qu’il porte encore comme unique visage. Lentement elle dévoile, lentement elle enlève et lentement toujours elle montre au monde face à elle le visage de cet autre. L’éloge de cette lenteur est ponctué de souffles irréguliers, signes d’une envie plus féroce encore. Le masque, poupée gigogne des visages, meurt et tombe. « Pourquoi aimais-tu tant ton ombre ? » « Pourquoi aimais-tu tant ton masque ? » Les gestes se font volutes, les esquisses se font traits. Une danse, une caresse, un souffle comme une plume de phénix. Une bataille s’engage, douce comme le chant du vent dans l’arbre chéri, sifflante comme une onde marine, résonnante comme le roulement de milliers de calcaires sur une grève morne d’un matin sourd de l’été. Une transe, douce et malsaine, un jeu de dupes dans lequel chacun cherche à dévoiler son Autre et à l’attacher de quelque manière que ce soit. Le bras blesse l’orgueil proéminent de l’homme. Il tire de son poignet un long ruban de soie noire. Ce lent déroulage rythme à présent l’absurde et le ridicule, une recherche de l’autre là où il n’est pas. Il amorce un lien, nœud coulant sur cette frêle patte de velours qu’il tient encore et toujours. « Je te lierai à moi pour toujours, je t’aurai, je te possèderai et te viderai de tous les sens qui s’offrent à ta vie, je te blesserai mais toujours tu me reviendras, toujours tu seras à moi. » Le masque tombe. La féline effrayée le pousse, le repousse, tant et si bien qu’il tombe en un soupir. Ses yeux orageux la font frissonner puis, enfin fuir, tituber et se relever courbée par cette guerre, comme si l’amertume et la douleur du monde, en cet instant océan, s’étaient déversées sur ses épaules. Acte IV : La douche de lumière le baigne toujours. Il est assis sur le sol, les jambes allongées, écartées, comme une marionnette sans vie. Le haut de son corps, désarticulé, sursaute en mouvements de chocs et de sanglots. Il relève le visage de bois, il rit. Il attrape le masque doré tombé pendant la lutte et le caresse du bout du doigt. Ses contours lui semblent amour. Il le pose délicatement. Le masque se brise sous le poing serré à l’extase de l’homme. Il rit de plus belle, fou parmi les sains. Et il chante, portant les mains à son visage. « Masque, mon précieux masque, masque d’un jour, masque toujours, tu croyais me démasquer, tu croyais me posséder, tu croyais me percer, tu croyais m’exposer. Ris mon enfant, cries… » L’homme se retourne vers l’obscurité, en tire un long fourreau de cuir et l’ouvre. Il joue et porte de nouveau les mains à son visage. « Pour chaque jour un nouveau masque, pour chaque jour un nouveau visage. » Parce que les masques sont saufs. |