Il marchait, encore et encore, il arpentait les passages étroits de ce quartier résidentiel qu’il connaissait comme sa poche. Dix ans qu’il vivait là, il avait réussi à cartographier dans sa mémoire les moindres coins et recoins de l’Agiot. Aucun des petits chemins coincés entre les pavillons et entourés d’épaisses haies vertes n’avait de secrets pour lui. Il n’avait même pas besoin de regarder où il allait, il savait exactement quand il devait tourner, et dans quelle direction. Il atteignit le bout du chemin, la pâle lueur de la Lune éclaira son visage parsemé de taches de son. Il se retrouva ainsi devant l’école maternelle de l’Agiot. Il s’arrêta un instant devant la grille du bâtiment dont la peinture jaune pâle s’écaillait déjà lorsqu’il s’y trouvait. Il soupira de nostalgie et se remit en marche. Il arriva derrière l’école primaire, la grille verte n’avait pas été réparée. Les barreaux manquants près du mur formaient toujours la petite échelle qui permettait aux élèves de se sentir « grands » en s’aventurant quelques secondes hors de l’enceinte de l’école. Quels rebelles. Il s’aida de ces barreaux pour entrer dans la cour, vide à cette heure avancée de la nuit. Dans ce coin de la ville, à cette heure, Maurepas semblait être une ville fantôme, comme morte. Pas un bruit, pas une lumière, pas un gamin dans les rues. Il traversa la cour, marchant sur le béton qui avait vu tant de genoux enfantins s’écraser, tant de ballons rebondir, tant de petites chaussures laisser des marques tantôt boueuses, tantôt enneigées. Les traces qu’il laissait derrière lui étaient humides et faisaient des trous dans la neige à moitié fondue qui recouvrait le béton rosé ce soir là. Il s’assit sur un des bancs de bois près du mur de la cantine. Il sortit un carnet de son sac à dos, sur le carnet, quatre mots écrits à l’encre noire : « Propriété de Romaric Gudwall ». Le Romaric en question ouvrit le cahier, qui était donc le sien, logique. Les pages étaient noircies, noircies de la même encre noire, les mots formaient des poèmes. Ses poèmes. Romaric avait commencé à en écrire il y a près d’un an. Après le tragique accident qui avait emporté la vie de sa meilleure amie, Anja. La poésie le tirait de la douleur, lui avait permis de faire le deuil. C’était son échappatoire. Les mots sortaient seuls de sa plume lorsque l’image d’Anja s’imposait à lui. Mais à présent, la douleur le tiraillait de toutes parts, sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit. Merci docteur Levello, l’ophtalmo pas né de la dernière pluie. Romaric compta les pages et tomba sur son poème favori, qu’il avait intitulé « Le Principe d’inertie ». Pourquoi ? Tout simplement parce que l’idée lui était venue lors d’un cours de Physique sur le principe en question. Romaric l’avait tant lu et relu qu’il pouvait le réciter par cœur. « Un an après ce jour maudit Les souvenirs s’emparent de moi Alors qu’en ce moment j’étudie Malheureusement loin de toi D’un autre côté je t’envie Tu dois être au paradis Alors qu’ici c’est l’enfer Tout en ce monde est amer C’est moi qui aurais dû partir Toi qui aurais dû sourire Et travailler ici Avec le principe d’inertie » Ce n’était pas de la grande poésie, mais Romaric aimait ce poème. Rédigé un an jour pour jour après la mort d’Anja, il était également un hommage à l’amour qu’avait Anja pour cette drôle de matière qu’était la Physique Chimie. Romaric déchira la page de ses mains poisseuses, laissant des traces rouges sur le carnet. Il se leva et, à l’aide d’un morceau de ruban adhésif, il accrocha la page sur une des fenêtres du réfectoire. Il se remit ensuite à fouiller dans son sac et en tira un pic à glace enveloppé dans un mouchoir taché du même rouge que ses mains. Il laissa négligemment tomber le pic dans une bouche d’égout, se demandant qui aurait la chance de fouiller là pour retrouver l’objet. Romaric s’assit dans l’herbe qui recouvrait la neige et frotta ses mains collantes contre le mur humide, il porta ensuite ses doigts à sa bouche, sentant le goût métallique que tous les enfants détestent. Un sourire dément se dessina sur son visage blafard. Il n’en revenait pas, il pensait être pris de culpabilité, de remords, mais non, il était heureux, très heureux. Que la vengeance était douce, ce goût dans sa bouche lui était agréable comme le cœur d’un fondant au chocolat. Comme parcouru d’un choc électrique, il se leva. « Il est temps. » murmura-t-il pour lui-même Romaric plongea à nouveau la main dans son sac rapiécé, cherchant parmi les feuillets et les affaires scolaires dont il n’avait plus besoin. Il dénicha le couteau suisse qu’il avait volé dans l’appartement de cet homme. Ce pauvre alcoolique pas anonyme qui avait la tronche de Mickey Rourke, les poux et le cheveu gras en plus, il n’avait rien vu venir. Romaric sortit la lame du couteau et la porta à ses poignets. Il appuya, la main tremblante. Il insista jusqu’à ce que le liquide rouge coule de son bras. Lorsque la veine fut sectionnée, Romaric posa la lame dans la neige. Il pris son sac et le recouvrit du coton froid qui servait de couverture à la ville. Il s’assit sous la fenêtre où il avait accroché le poème. Le liquide poisseux coulait de ses veines à grands flots, tachant le blanc d’une belle couleur pourpre. Un instant plus tard, Romaric sourit, il commença à rire, d’un rire dément de fou furieux, il allait en finir. Il allait rejoindre Anja, ou peut-être qu’il irait en enfer, en fait, cela lui importait peu. Soudainement, il s’arrêta de rire. Il voyait… Il voyait des étoiles danser devant ses yeux. Ses lèvres se tordirent dans une grimace, puis dans un simili sourire. La dernière image qu’il aurait de ce monde ne serait donc pas la vision du laser correcteur braqué sur ses pauvres yeux malades. Laser qui avait bien déconné, puisqu’il lui avait enlevé ce qui lui permettait de faire taire les voix du désespoir. |