Alice ou le miroir des songes Alice jouait avec la poupée que son père lui avait offert avant de repartir en France. Assise devant la psyché, elle la bercait doucement. Le miroir lui renvoyait l’image délicate de leurs deux corps enlacés. Papa avait noué sa chaine d’or autour de la taille de la poupée. ‘’Un collier d’innocence’’ avait-t’il dit. ‘’Garde le le plus longtemps possible, ma chérie.”.’’ ‘’Oui, Papa’’ Il fallait toujours dire oui à Papa. Il fallait toujours dire oui aux gens. - Lewis vérifia que sa cravate était bien droite, et se dirigea vers la maison qui serait peut-être son lieu de travail pour les mois à venir. La sonnette retentit quelques instants dans l’air moite. Une domestique vint ouvrir. Elle le fit entrer dans le salon. -Bonjour, Monsieur Caroll. Lewis ne vit pas la jeune mère prononcer ces mots. Il ne regardait que la petite fille. Il savait que ce tableau resterait gravé en lui comme une marque d’esclavage. La poupée lovée contre son coeur, l’enfant triturait une mèche de ses cheveux d’un air imperceptiblement souverain. -Bonjour, Monsieur Caroll. Voici Alice. Alice. Alice. -Alice, voici Lewis Caroll, ton précepteur. -Enchanté, Alice. Ensorcelé. - Désormais, Alice et Lewis étaient tous les deux dans le jardin. Où était passée la poupée? Peu importait. Alice, les jambes croisées sous son corps d’enfant, écoutait son précepteur en plissant les yeux. -Lew, raconte moi une histoire... -Oui, Alice. Alors, voilà, il était une fois... Lew adorait parler du Pays des Merveilles. Mais chut! C’était leur secret. Eux seuls savaient qu’il existait. - Lewis racontait, encore et encore. La fillette sur ses genoux, il savourait la douceur de sa peau. Il n’avait pas le droit. Non, c’est vrai. C’était une mauvaise chose. Mais cette gamine était son péché, sa folie. Son obssession. Chacun de ses sourires était une invitation, chacun de ses gestes une proposition. Quand elle entrouvrait ses petites lèvres rouges... Quand elle agitait ses mains potelées... Alice... Alice... - Elle était le miroir de ses songes les plus fous, le reflet de ses fantasmes. Elle hantait ses nuits, ses jours, son âme et son coeur. Il y avait sur son visage juvénile une perversité cachée, la fleur d’une féminité à venir; tout en elle respirait l’innocence et le vice. Lewis s’usait les doigts et l’esprit sur sa machine à écrire, inscrivait en lettres noires le rêve d’une vie de petite fille. Il finissait par croire à ce monde merveilleux et étrange, au rictus d’un chat immobile. Le compte à rebours commencait sans qu’il le sache; Alice en était l’instigatrice secrète. - Lew enserait Alice de ses bras. Ils dormaient, pas vraiment purs, pas vraiment malsains, dans leur univers, ensemble. Machinalement, le pouce de Lew montait et descendait le long de la joue de son héroïne, comme pour essuyer une larme invisible. - Lewis avait essayé l’amour sans Elle. Mais dans l’orgasme, c’est Son nom qu’il criait, c’est Elle qu’il imaginait, Son corps, Sa bouche, Ses mots hachés dans la profondeur de l’obscurité. Il avait essayé l’alcool, mais dans l’abscinthe Son visage se reflètait, tentateur, inaccessible. Il avait tout essayé, écrit sa lettre de démission, mais à voir Ses yeux grands ouverts le matin: -Où tu vas, Lew? Comme si elle savait. Comme si elle devinait qu’il voulait la quitter. Alors il avait dit: -Où vas-tu? On dit où vas tu, Alice.Je reste près de toi. Près, près, très près, trop près... - La peau d’Alice n’avait pas le parfum d’un corps d’enfant; elle avait l’odeur glacée d’une femme. Ses cheveux étaient blonds presque blancs, impossibles à regarder sous le soleil. Tout était de même chez elle; différent et semblable à la fois. Elle inspirait à la folie, plongeait Lewis dans une démence sans retour, un amour fait d’attirance et d’autre chose. Elle était un jeu de cartes, tantôt reine tantôt tour. Tous son être paraissait royal: elle devenait hautaine parfois, tramait entre ses lignes une perfidie qui la faisait rire. Elle croisait et décroisait les jambes en permanence, sans y faire attention. - La lettre était arrivée ce matin. Il fallait s’y attendre, pourtant Lewis avait eu un coup au coeur en voyant noir sur blanc ces mots qu’il redoutait tant. Les caractères dactylographiés avaient un air meurtrier. ‘’Nous estimons n’avoir plus besoin de vos services.’’ Aurevoir, Monsieur Caroll. Adieu, Lewis, Lew. Il pouvait apercevoir entre les lignes toutes ces terribles accusations que l’on chuchotait dans son dos. Il n’y avait plus qu’un jour de répit avant l’échéance. Ils avaient peur. Peur de lui. Ou peur d’Elle? - Dans leur monde magique, elle jouait le rôle de l’ensorceleuse et de la naïve à la fois. Tantôt immense, tantôt minuscule, elle déambulait dans d’étranges paysages tous familiers. Elle avait fait de Lewis son esclave, elle semblait ne pas l’ignorer. Jusqu’où allait l’adulte dans ce jeune coeur? Jusqu’où allait l’emprise de la maîtresse sur l’enfant? Qui, de l’innocence et de la luxure, prenait le dessus dans son âme? Alice était un mystère, la victime d’un monde de pantins dont elle tenait les cordes. Chaque mot prononcé dans l’enceinte de sa malédiction portait son empreinte, chaque bannière ses couleurs. Lewis regardait, impuissant et fasciné, se dérouler ce sortilège sous ses yeux. Rien n’en troublait l’apparente sérénité. Quelle magie régnait sur ce monde? A l’abris des regards, le Pays des Merveilles devenait chaque jour plus singulier, l’expression des désirs d’Alice. Tout était latent dans ce monde, en attente même dans l’action. Là où la fiction prenait le dessus, les lapins se débattaient sous l’emprise du temps, raccrochés à leurs montres dorées. Une saveur s’insinuait dans les veines de Lewis, une mélodie capiteuse qui le retenait entre ses rêts. Lui avait-il appris quelque chose qu’elle ne sût déjà? Il en doutait. Tous les savoirs résidaient à la comissure entrouverte de ses lèvres. L’image que renvoyait le miroir à Alice était factice; il ne reflétait que le songe d’une pureté imaginaire. Sa robe n’était immaculée que sous le soleil; même alors, il y restait des reflets amarantes. Le glas sonnait au village: une nouvelle ère commençait, une ère de sexe, d’alcool et de trahisons, un siècle sans nom duquel Alice était le premier symptôme. - C’était le grand jour: le dernier en Sa compagnie. Ils couraient dans le jardin quand soudain Lew était tombé à genoux . Il avait pleuré, des larmes de rage et de désespoir. Des larmes d’Amour, si l’Amour est quelque chose dont on ignore la provenance et qui ignore l’oubli. Alice avait pointé son doigt sur Lewis et murmuré, insouciante accusatrice: -Tu vas partir, n’est-ce pas, Lew? -Oui, Alice. -Jouons. Demain, il sera trop tard. Tu pourras pleurer. Ses paroles avaient cet accent de cruauté qui lui était propre. Un égoïsme qu’elle ne cachait pas; mais si Alice voulait jouer, rien ne saurait empêcher Lewis de suivre sa cadence, fût-elle aussi infernale que celle d’un soir de sabbat. Ils avaient dansé, dansé pour qu’il ne pense plus à leur séparation. Puis ce fut la fin de l’après-midi. Jamais le soleil n’avait paru à Lewis si mesquin. Ils avaient regardé le ciel s’embraser en silence. Que pensait Alice? Qui pourrait jamais le savoir? Elle avait pris la parole. Sa voix s’était répandue en ondes merveilleuses dans le cerveau de Lewis: -Que veux-tu, maintenant, Lew? Elle lui accordait une dernière faveur, le dernier voeu du condamné. Il voulait des choses que, croyait-il, elle n’était pas en mesure de lui donner. Il voulait un baiser, il voulait sa peau, ses cheveux, sa bouche, il LA voulait toute entière pour lui. Mais il ne lui avait pas avoué. -Serre moi dans tes bras, Alice. Serre moi fort. Il s’était agenouillé à ses pieds, soumis à sa beauté enfantine, laissé submerger par son amertume. Elle avait entouré sa tête de ses bras. Elle l’avait bercé longuement, comme s’il avait été son enfant. Elle avait enfoui ses mains dans les cheveux de l’homme. Ils étaient restés des milliers d’années embrassés, la tête de l’adulte dans le giron de l’enfant. Elle avait laissé couler les larmes de Lewis sur sa robe. Il fermait les yeux, Elle les levait au soleil, emplis des rayons de son triomphe. - L’araignée avait refermé sa toile, laissé partir sa proie sans raison. Qui avait demandé le licenciement de Lewis? Quel rôle avait joué Alice dans cette machination? Quels mensonges et quelles vérités avait-elle révélés? Maintenant, elle agitait son mouchoir, une poupée calée sous le bras. Lewis remarqua le retour de celle-ci. Il se sentit pris d’une haine soudaine contre Alice. Il n’avait été qu’une poupée de plus, un jeu, un pantin dont elle usait à l’envi. Et Elle, Elle elle souriait à son jouet et à Lewis d’un air dur, elle disait: -Notre chemin s’arrête ici, Lew. Retour au grenier. Lewis se sentait utilisé; il avait parlé, joué, couru, chanté pour Elle, il avait été un loisir parmi d’autres qu’elle expérimentait sans crainte. Elle l’avait envoûté. -Va-t’en Lew. Nous n’avons plus besoin de toi. Tu n’as pas ta place ici. Il voyait ces paroles dans ses yeux. Mais qu’allait-t’il faire désormais sans Elle? Elle le hanterait toujours, malveillant souvenir. Il l’aimait tant. - L’éclat d’un couteau brillait dans l’oeil d’Alice quand elle saisit son jouet: -Viens, Berthe, nous allons boire le thé. Les mains de coton de Berthe eurent un curieux tremblement. - Lewis dormait d’un sommeil agité. Depuis des mois, un visage le torturait dans ses cauchemars. Il se réveilla en sursaut, et cracha le nom tant haï: -Alice... Alice... Encore elle.... - Alice regardait à sa fenêtre. Dans son esprit résonnait un appel, lancinant: -Alice... Alice... Elle fit un geste en avant. - La fièvre de Lewis s’apaisa quelques instants. La sorcière devint fée, les tortures caresses. Le paysage ne perdait rien de ses épines, pourtant. Il aurait dû s’en douter. Oui, il aurait dû... - Alice en avait assez de ce jeu puéril. Elle fit du bout des doigts un gracieux aurevoir, et retourna à ses ocuppations, non sans susurrer: -Bonne nuit, Lew... L’air froid résonna d’un frissson et d’un cri. - Assise dans le jardin, la poupée à son côté, Alice dégustait une groseille. La figure de coton avait l’air contrariée. Elle avait perdu son ‘’collier d’innocence’’. Alice enleva à l’objet inerte son jupon blanc. La groseille vacilla entre les doigts de la petite fille, qui ressera son emprise sur elle, libérant son suc. Une goutte écarlate tomba sur le ventre nu de la poupée. Papa ne serait pas content, quand il rentrerait. Bah, elle dirait qu’elle l’avait perdu. Alice lanca Berthe au loin. Satisfaite, elle s’éloigna. - Lewis hurla dans l’air indifférent de la nuit. Non, elle ne le laisserait jamais en paix. Son esprit entier était empli d’Elle. Elle. - Quelque part, une poupée trône, nue. A ses côtés repose une chaîne d’or brisée. Où est passée l’innocence? ** |