Je ne sais plus où j’en suis. Du bout de l’âme, j’essaie de retracer mon parcours, de retrouver les empreintes de mes pas. De découvrir où je me suis écartée du droit chemin pour prendre une route tortueuse et dérivée.
Quand ai-je donc quitté ce sentier tracé à la règle, où tout est décidé à l’avance et où intuition et calme sont maîtres mots ? En t’aimant peut-être ? Ou alors, en acceptant enfin de pouvoir dépendre de quelqu’un, de lui ouvrir mon cœur et par-là même, de lui offrir la possibilité de le briser. De me briser, dirais-je si j'avais ce sens de la grandiloquence qui t'est propre.
J’ai déjà du mal à réaliser que mes invisibles murailles se sont fissurés par ta faute. Avec tes regards trop tendres et de tes mots débordants de sincérité, tu as réussi à me comprendre mieux que les autres, tout doucement. Presque sournoisement… Parce que j’étais moins sur la défensive. Parce que je te croyais inoffensif, lorsque tu souriais comme ça. Parce que… Pour une kyrielle de raisons que je n'ai pas forcément envie de me remémorer. Et tu as su faire tomber une à une toutes les défenses que j’avais érigées autour de moi et que les autres n’avaient su ni percer, ni même percevoir.
Aujourd’hui, j’ai l’impression de perdre pieds. Dans ce rêve qui frôle les limites du cauchemar et qui me hante trop souvent, j'erre sur un chemin à la beauté illusoire. Ce n'est pas ma route, tu sais… Ces couleurs trop présentes, cette odeur de printemps… Ce n'est pas moi. Mon chemin est plus gris, plus droit. Plus ordinaire. Du moins, c'était le cas avant notre rencontre. Mon imperceptible voile de brume, celui qui faisait que je n'étais qu'un personnage forgé de toutes pièces et incarné à la perfection, s'est évaporé. J'étais mieux, cachée derrière. Se couvrir les yeux de gris pour mieux les fermer permet de ne pas trop souffrir. D'oublier. De faire comme si rien de grave n'était arrivé ni n'arrivera. Je jouais bien mon rôle, avant ta venue. Je n'avais presque plus mal et l'on me pensait guérie. J'y croyais aussi, parfois. Mais voilà, tu es arrivé, avec ta tendresse importune et ta volonté de me comprendre. Et mon voile n'est plus qu'un nuage, lacéré, obsolète.
Désormais, je ne peux plus faire volte face. J’ai essayé d’effacer notre histoire, comme d’autres un trait sur une page blanche, mais je n’y suis parvenu. Je ne peux pas m’empêcher de penser à toi, de sentir à nouveau tes caresses ou de revoir tes gestes quotidiens, ces gestes qui m’étaient devenus si familiers ; j'entends encore ta voix quand tu me murmurais des idioties pleines de romantisme à l'oreille. Je perçois ton souffle dans ma nuque et je me retourne toujours, même si je sais que tu n'es plus là. Je t'en veux, tu sais. Je t'en veux tout en t'aimant. C'est un peu triste, non ?
Dans mon rêve, je reviens toujours au même endroit. Face à deux routes aussi différentes l’une de l’autre que le printemps et l’automne, que le jour et la nuit. La première retourne à ma vie d’avant toi, un univers bien plus simple où mon avenir semble déjà tracé et où les gens ne me connaissent pas vraiment.
Pourtant, cette facilité ne m’attire plus. Plus autant, en tous cas. Je ne peux renier ton existence, comme je n’ai pu oublier notre histoire et tout ce que nous avons vécu. Alors il faudrait que j’apprenne à vivre avec ce souvenir, comme une vieille blessure qui parfois se réveille, qui refait mal quand on ne s'y attend pas. Et je ne sais pas si j’en suis capable.
Quant à l’autre chemin, ses frontières se perdent dans le brouillard de l’inconnu ; cet inconnu que j’ai tant craint, depuis tellement d’années. Je sais très bien que cette voie que je n’ose suivre mène à toi. Je sais que de l’autre côté de cette étrange brume opaque, tu m’attends toujours, même si ta patience et ton amour ne seront pas éternels.
Ce que j'ignore encore, c’est le choix que je vais faire.
La jeune femme posa sa plume sur le bureau, parcourut des yeux ce qu'elle venait d'écrire. Elle sembla, l'espace d'un instant, sur le point de déchirer le parchemin puis elle renonça, avec un léger rire d'autodérision. Repoussant ce début de lettre, elle prit une autre feuille parcheminée qu'elle commença à couvrir de son écriture penchée.
Je ne sais plus vraiment à quel moment nous avons sympathisé. L’année de mes vingt ans peut-être. Cela commence à faire loin, maintenant… Ou alors j’oublie vite, c'est possible aussi. Sept ans, c’est si long et si rapide à la fois…
Je crois que c'est à la bibliothèque que nous avons appris à nous connaître. Bien sûr, nous suivions les mêmes cours, mais tes idéaux t'interdisaient de me fréquenter. Sauf lorsque tes amis étaient loin, que nous étions tous deux penchés sur un même livre. Parce qu'il n'en existait qu'un exemplaire et que nous en avions tous deux besoin. Et puis, au fil des jours, sans autre raison que l'envie de travailler ensemble ; de parler un peu aussi.
Pendant quelques années, nous nous sommes côtoyés et appréciés, mais cela n’allait pas plus loin. Tu as épousé une jolie fille quelconque peu après avoir fêté tes vingt-trois ans, je m'en souviens. J'ai été à votre mariage et j'ai été heureuse pour toi, sincèrement.
Puis ta femme t’a quitté, il y a presque un an, et vous avez aussitôt divorcé. Quand il n'y a pas d'enfant, c’est si simple…
Tu allais mal, j’ai essayé d’être auprès de toi. Je jouais à merveille le rôle de l’amie inquiète et protectrice. Sauf que les images que tes étreintes évoquaient en moi n’avaient plus rien… d’amical.
Vraiment rien.
Mais tu sais aussi bien que moi que je ne veux pas tomber amoureuse. Alors je me suis dit que je te désirais simplement. Juste un peu plus fort et un peu plus passionnément que les autres …
Comme j’ai été idiote… J’aurai encore pu m’en sortir, à ce moment-là, mais je me suis surestimée. Je pensais pouvoir tenir à distance ce sentiment étrange que je ressentais. Et, moi, l’ex-miss-je-sais-tout, comme m'appelaient les envieux et les moqueurs, je me suis trompée.
En beauté.
Après quelques mois, tu t’es remis. Tu allais mieux, tu n’avais plus besoin de moi… Mais déjà, nous ne pouvions nous passer l’un de l’autre, n’est-ce pas, Théodore ? Alors j’ai accepté ta première invitation au cinéma, au restaurant ou ailleurs… Et toutes les suivantes.
C’est là que j’ai commencé à me perdre.
Et toi, qui n’étais déjà plus un ami mais pas encore un amant, tu ne quittais plus mes pensées. Ces soirées avec toi, je ne pouvais plus m’en passer. Je vibrais toute la journée lorsque tu m’invitais, et je passais une heure devant mon miroir à me faire jolie.
Mais, bien entendu, je ne pouvais être amoureuse… J’étais persuadée qu'après avoir fait l'amour, nous serions redevenus de simples amis. Comme avant.
Au bout d'un moment, cette première nuit ensemble est arrivée. Je ne sais plus sous quel prétexte tu étais resté chez moi, je ne sais plus comment tout s'est vraiment déclenché…
Toujours est-il que, depuis, j'ai envie de toi. C'est d'un cliché… Alors j’ai eu peur, à nouveau. Je me suis éloignée, j'ai fais semblant de ne rien ressentir. Ca n'a pas fonctionné, bien sûr ; je suis revenue chez toi.
Officiellement, ce n’était pas de l’amour, mais une relation purement charnelle… Mais je savais qu’il y avait autre chose, bien entendu. Un sentiment que je ne connaissais pas encore. Il paraîtrait que c'est l’amour. Certains disent que cette douleur dans le ventre est comparable à une envolée de papillons.
Pour moi, ce n’était que l’envie de toi.
Je te désirais tant, à chaque instant…
Je ne vivais plus que pour toi, par toi.
J’étais accro, tout simplement. Accro à toi.
Et c’est là que j’ai pris la fuite. Quelle réaction ridicule.
Fuir devant un homme, simplement parce qu’on craint d’être amoureuse… Tu as dû me trouver pitoyable. Je le pensais aussi, tu vois ?
J’ai essayé de me perdre dans mon automne, d’oublier le printemps que tu m’avais fait découvrir… Ce fut peine perdue. Tu ne sortais pas de mon esprit. Je ne pouvais plus t’oublier. Je t’aimais, aussi idiot cela puisse-t-il me sembler. Et je t'en voulais, parce que c'était plus simple, de faire de toi le coupable.
Je ferais mieux d’utiliser le présent, en fait. Parce que j’en suis toujours là. Et oui, je t'aime.
J’ai l’impression d’être un papillon attiré par ton éclat… Cette lumière qu'on ne voit qu'en apprenant à te connaître. Tu es un peu comme un tableau. Un paysage gris, avec un garçon gris au milieu. Mais si on regarde bien, dans les mains du garçon, il y a une boule de lumière et de chaleur, un éclat qui attire.
Et comme tout papillon, j'ai été piégée. Je me suis brûlé le bout des ailes à te tourner autour et je suis quand même revenue, encore et encore.
Hypnotisée.
Fascinée.
Les mots sont nombreux pour parler de cette attirance que je ressens pour toi. Mais le plus simple, celui que j'ai toujours tenu à distance, c'est "amour". Je t'aime. Tout simplement.
Je viens de relire ce que j’ai écris. Est-ce une lettre ? C'est une bonne question. Ça n’y ressemble pas, et pourtant je vais te l’adresser. Cela fait un mois que tu es sans nouvelles de moi. Je ne sais pas ce que tu vas penser. Que je reviens, que je pars pour de bon ? Je l’ignore encore…
Je reste dans l'attente d'une lettre de toi. Ou, juste, d'un petit mot. Lémya ne partira pas tant que tu ne lui as pas donné au moins un bout de papier. S'il est vierge, ne t'inquiète pas, je comprendrai.
Sur ce, je t'embrasse, Théo.
A bientôt peut-être.
Hermione Jean Granger.
La jeune femme signa la lettre avant de la rouler. Puis, les yeux peut-être un peu trop brillants pour que ce soit de joie, elle la glissa entre les griffes de sa chouette qui s’envola aussitôt par la fenêtre ouverte.
Hermione se détourna, saisit un livre posé sur son bureau. Le petit mot griffonné sur la première page lu arracha un sourire tandis qu'elle le lisait pour la millième fois, retraçant du bout des doigts chacune des lettres, s'attardant sur les simples initiales, T.N.
Doucement, elle ferma le livre. Puis elle se tourna vers la fenêtre, avec dans les yeux un espoir qu'elle avait perdu depuis un long mois.
Elle attendrait la réponse de Théodore aussi longtemps qu'il le faudrait.
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