Nouvelle sur le thème du harcèlement moral au travail.
Harcelée au travail, Faustine craque. Déclic Journée de merde.
Ces termes fleuris aux relents âcres de sueur, concluaient logiquement un samedi qui avait très mal démarré.
Faustine partit travailler ce matin là, en embrassant son fils. Elle s’était, une nouvelle fois, excusée auprès de lui, de ne pas pourvoir l’accompagner à la fête de son école. Elle l’avait rassuré en lui expliquant que son papa le filmerait et que comme ça, elle verrait quand même son spectacle.
La mine tristounette de son « hommellette » la poursuivait depuis lors, sans compter qu’elle s’était disputée avec son mari la veille. Ils n’avaient pas échangé le moindre mot ni regard, chacun drapé dans sa dignité, attendant que l’autre fasse le premier pas de la réconciliation.
Le cœur gros, cette grande prêtresse de la gondole avait rejoint son temple de la consommation, pour y célébrer la messe. En ce jour de rush, elle n’avait cessé de courir à droite à gauche sans parvenir à souffler une minute, se frayant difficilement un passage parmi ses ouailles affluant par vague dans son rayon en une foule grouillante et bourdonnante.
Le chantier laissé par cette marée humaine le lui rappelait cruellement. On aurait dit qu’un tsunami s’était abattu dans le magasin. Cet affligeant constat se répétait à chaque fermeture, mais ce soir-là, il était plus désolant, encore.
A se demander comment ces porcs se comportaient chez eux, songeait Faustine, en rangeant cette pagaille.
Lessivée, elle regagna pourtant hâtivement sa Fox rouge, pas tranquille de se retrouver seule en pleine nuit sur un parking déserté. Elle s’installa sur le siège conducteur et s’empressa de mettre le contact pour verrouiller les portes. Au ronronnement du moteur, elle s’autorisa enfin, à décrocher de son visage, son sourire affable.
Au même titre que le veston ridicule aux couleurs de l’enseigne, il faisait partie intégrante de sa panoplie commerciale. Elle les revêtait quotidiennement l’un et l’autre depuis quatre ans. Au début sincère et un brin naïf, il avait lentement mué en une lasse habitude de façade. Ce désenchantement n’était pas que le fruit mûr d’une routine débilitante. Il résultait, pour une part non négligeable, dans la lente dégradation des rapports qu’elle entretenait avec sa chef de secteur.
Isabelle avait radicalement changé après son divorce. De responsable sympa bien qu’autoritaire, elle était devenue tyrannique, s’emportant fréquemment pour des broutilles qu’une simple discussion aurait arrangées. L’ensemble de son équipe, soumis à son humeur changeante, ne savait plus comment se comporter avec elle ni interpréter ses directives. Ce manque de communication induisait une tension croissante de plus en plus difficile à gérer.
Contre toutes les règles tacites de l’entreprise, elle n’avait tenu aucun compte de leurs doléances pour l’établissement des plannings. Elle avait même catégoriquement refusé les demandes de permutations, justifiant ses choix par l’impératif d’atteindre le chiffre d’affaire fixé par la direction.
Faustine avait ouvertement remis en cause cet argument, s’appuyant sur d’autres chiffres, leur secteur étant le premier au classement du groupe concernant le volume des ventes. Elle ne demandait rien d’extraordinaire : bosser le matin, pour se dégager la soirée et aller voir chanter son gamin.
Isabelle n’avait pas supporté qu’elle lui tienne tête, focalisant sur elle toute sa hargne. Ses collègues, soulagés de ne plus être des cibles, faisaient profil bas, lui témoignant un soutien, bien trop timide.
Le silence l’accueillit lorsqu’elle rentra chez elle, pas de bruit de télévision, pas de couvert dressé à son intention. Alex la boudait toujours. Cependant, elle remarqua le caméscope laissé en évidence sur la table.
Elle picora un restant de taboulé sans grand appétit - rien d’étonnant, à 22 H 00 passée- en visionnant la bande. Son Samuel était magnifique. Sa bouille d’ange illuminait l’écran. Cette image effaça celle chagrine du matin.
Le voir évoluer sur scène, si insouciant, déclencha quelque chose au plus profond d’elle. Les problèmes de boulot, la dispute, son absence à cet évènement, tout se mélangea pour faire ressurgir un épisode de sa propre enfance. Il l’avait marqué, comme l’empreinte indélébile que laisse sur la peau, un fer chauffé à blanc.
Elle se revoyait petite fille, mangeant sa soupe aidée par sa maman, en pleur. De tels incidents se succédèrent jusqu’à ce qu’elle en découvre la source, toute seule comme une grande, à 8 ans à peine. Sa maman travaillait pour l’Enflure, un méchant patron.
La femme magnifique qui l’avait mise au monde, s’était étiolée au fil des ans, pour devenir amère et vindicative. Un voile avait irrémédiablement terni son regard. Victime collatérale de cette guerre des nerfs, Faustine avait assisté, impuissante, à d’horribles altercations entre ses parents, l’argent au centre de toutes leurs préoccupations. Pour son maigre salaire, sa mère s’obligeait à subir encore et encore ce sale type, courbant l’échine toujours plus bas revenant toujours plus brisée : l’Enflure a donné une prime à toute l’équipe sauf à moi, l’Enflure m’a retirée plusieurs dossiers importants, l’Enflure, l’Enflure, l’Enflure.
Son ultime affront avait été d’envoyer à sa mère, sa lettre de licenciement après vingt-cinq années d’ancienneté depuis son lieu de vacance. Elle l’avait reçu, deux jours avant la fin de ses propres congés annuels.
Passé le choc, son père et elle l’avaient exhortée à contester cette décision devant les prud’hommes. Pour la première fois, ils faisaient front commun, pour la première fois aussi, elle les avait écoutés. Après deux ans de procédure, les juges avaient considéré le licenciement : abusif car dénué de causes réelles et sérieuses, sans motifs économiques valables ni faute professionnelle imputable à la demanderesse.
La victoire revenait à sa mère. Mais celle-ci ne le prit pas comme tel, s’enfonçant dans une profonde dépression. Même si elle n’avait plus aucun contact avec l’Enflure, il restait douloureusement présent, revenant dans les conversations à chaque réunion familiale, en filigrane derrière les objets qu’elle avait achetés en dépensant ses indemnités.
Usée, elle attendait la retraite sans aucun projet ni envie, passant des heures à ressasser ses déboires devant le cadre noir d’une télé éteinte.
Finalement sa jeunesse et une part de sa vie d’adulte tournaient autour de l’Enflure. Cet héritage sonnait comme le premier cri dont Faustine recevait aujourd’hui l’écho. Il ne s’agissait plus de sa mère mais d’elle. Il ne s’agissait plus de l’Enflure mais de la Conasse. Les questions qu’elles se posaient, à cet instant, étaient les réponses qu’elle cherchait hier.
Pourquoi sa mère, n’avait-elle jamais démissionnée ? Pourquoi s’était-elle laissée entrainée dans une spirale insidieuse et destructrice ?
Elle comprenait enfin et ça la terrifiait car elle s’était juré, en prenant son indépendance, de ne pas devenir comme elle. Elle venait de se rendre compte qu’elle arpentait pourtant, le même chemin, piste savonneuse irrémédiablement casse-gueule. N’était-elle pas déjà en train de chuter ?
Comme elle, Faustine perdait progressivement toute confiance en elle. Les remarques paraissaient anodines prises une par une, mais replacées dans leur contexte et additionnées sur la durée, elles étaient dangereusement corrosives, rongeant lentement toute considération de soi jusqu’à l’acceptation, la capitulation. Sur ce canapé, seule à fixer le vide, elle se sentait comme une merde et se détestait pour ça.
Elle partageait, avec elle, cette obstination à ne pas vouloir céder, malgré les attaques. Une question d’honneur et de fierté, une recherche de reconnaissance aussi qu’elle s’était surprise à attendre de la part d’Isabelle. En vain. La conasse gagnait comme l’Enflure avant elle.
Cette nécessité de travailler se refermait comme un piège à loup, la broyant dans ses mâchoires d’acier. Plus elle se débattait, plus elle s’abimait. Ce n’était pas tant démissionner qui l’effrayait, c’était de ne rien trouver d’autre. Elle avait tant galéré pour décrocher ce job, après la naissance de Sam. Et puis, il fallait honorer les traites de la maison, le crédit de la voiture, remplir les assiettes…. Ils ne pourraient jamais s’en sortir rien qu’avec une seule paye. Sa famille passait avant son orgueil bafoué. Il lui fallait tenir mais à quel prix !
Le plus difficile était cette solitude affreuse. A l’isolement au travail, s’ajoutait l’incompréhension de l’entourage. Les accusations que son mari lui jetait à la figure, la blessaient davantage que les coups en traitre de sa chef avec la complicité silencieuse de ses collègues. Comme si c’était de sa faute à elle, tout ça. Comme si elle ne remplissait pas correctement sa mission pour écoper de tous les blâmes. Non, il n’avait pas la moindre idée des conditions dans lesquelles elle travaillait depuis des mois. Leurs engueulades s’étaient d’ailleurs multipliées, ces derniers temps.
Quant à Sam, elle redoutait de lire, un jour, de la déception dans son regard comme elle l’avait montré si souvent à sa mère.
Un « Titi, viens te coucher. » la fit sursauter. Cette interruption au moment le plus noir de ses réflexions acheva de la faire craquer. Ses larmes, trop longtemps contenues, lui brouillèrent la vue pour ruisseler sur ses traits fatigués.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? s’alarma Alex, en s’empressant de l’enlacer. Il s’était décidé à la rejoindre à 3H00 du matin, inquiet de ne pas la sentir allongée à ses côtés. — J’y arrive plus, Alex. C’est trop dur, bafouilla-t-elle, sa voix hachée par des hoquets de détresse. — Raconte-moi. »
Calé contre son torse ferme, Faustine se livra à lui comme jamais. Elle lui confia ce passé qu’il ne connaissait que de surface. L’épreuve qu’elle vivait avec Isabelle, lui faisait prendre conscience de ce que sa mère avait vécu. Elle s’en voulait de lui avoir reproché ses absences, sa faiblesse à supporter sans se battre alors qu’elle avait fait ça en partie pour elle. D’un autre côté, elle refusait de se sacrifier, était-ce de l’égoïsme, une forme de lâcheté ? Cette culpabilité était tellement difficile à appréhender qu’elle ne parvenait à l’expliquer, à l’exprimer clairement. Elle essayait, pourtant, phrase après phrase.
Quand elle s’arrêta, Alex n’avait pas relâché sa prise au contraire. Il la tenait plus étroitement contre lui. Elle s’abandonna à la chaleur sécurisante de cette étreinte, glissant dans une torpeur accueillante.
Saisissant l’étendue du problème et la profondeur de son mal-être, il se fit la promesse de l’aider de son mieux. Connaissant sa femme, et malgré cette fragilité qu’elle lui montrait de façon si inédite, il sentait qu’elle ne se résoudrait à la démission qu’en dernier recours. Il la soutiendrait dans ses choix quoiqu’elle décide.
La sentant s’alourdir, il n’ajouta rien préférant la porter dans leur chambre. Elle se laissa faire, comme une marionnette gisant, ses fils coupés.
Alex fut réveillé, plus tard ce dimanche matin, par le bruit de la douche. Il se leva pour préparer un café fort, une discussion s’imposait. Ils devaient établir les options qu’ils avaient et choisir la meilleure, pour elle, pour leur famille, pour leur avenir. Une certitude, il ne la laisserait pas sombrer, souhaitant ne jamais la retrouver dans cet état.
Un peu reposée et fraiche de ses ablutions, Faustine but le breuvage noir qu’il lui tendait. « Ca va mieux, ne put-il s’empêcher de demander. — Oui, fallait que ça sorte, se hasarda-t-elle, le regard fuyant. — Faustine, regarde-moi s’il te plait. Je ne te juge pas, tu sais. — C’est juste que je me sens tellement nulle. J’ai honte, honte de moi ! — Arrête ! J’ai écouté tout ce qui tu m’as dit cette nuit. Maintenant, c’est ton tour. Ouvre bien tes oreilles : ce n’est pas de ta faute, c’est la sienne, à cette conne, lui martela-t-il. » Ces mots qu’elle désespérait d’entendre, lui firent du bien, autant que ceux qu’elle avait débités dans la nuit, les sortir l’ayant libérée d’un poids énorme.
Ainsi épaulée, elle puisait en lui, un peu de sa force. A deux, ils y arriveraient.
Entre deux gorgées brulantes, sucrées pour elle, amères pour lui, ils réfléchissaient, soupesaient, calculaient tentant de concilier l’inconciliable.
Reposant sa tasse vide d’un geste nerveux, Alex se lança le premier.
« Si tu demandais ton transfert ? Tu quittes la zone commerciale pour le magasin du centre ville. — J’y ai déjà pensé, mais pour ça, il me faut la recommandation d’Isabelle. Elle ne me la donnera pas, déplora-t-elle. — Et merde. C’est pas l’envie qui me manque d’aller lui en coller une. »
Cette remarque eut le mérite de la faire sourire, pour de vrai. D’avoir tout retourné des dizaines de fois dans sa tête sans aboutir à rien, elle savait que la sortie du tunnel était encore loin. Mais de chercher une issue, c’était déjà agir.
« Si elle avait eu sa promotion. Elle aurait dégagée depuis longtemps, souffla-t-elle, rageusement. — Attends, tu veux dire qu’elle brigue un autre poste. — Je crois bien, mais elle a tout annulé à cause de son divorce. — Dans ce cas, tout n’est, peut-être pas perdu, réalisa-t-il. — C’est-à-dire ? — Fais-lui peur, annonça-t-il, tout de go. — Quoi ? — Menace-la d’une plainte pour harcèlement, s’expliqua-t-il. Ca fera tâche dans son dossier. Elle ne risquera pas sa carrière puisqu’elle n’a plus que ça. — Chantage et tout le toutim, c’est pas moi ! se récria-t-elle. — Réveille-toi un peu. Tu crois qu’elle a des scrupules à te pourrir la vie ! Non. C’est œil pour œil. Au pire, elle te foutra à la porte. Là, au moins tu toucheras tes indemnités, parce que si tu abandonnes, t’auras droit à rien. »
Recourir à de telles extrémités lui répugnait. Ils furent interrompus par l’arrivée de Sam, les yeux collés de sommeil.
« Salut poussin, puis s’adressant à son mari, on en reparlera. »
Le garçonnet se précipita vers elle pour un gros câlin.
« Dis maman, tu m’as vu à la télé ! — Oui poussin, tu étais fantastique. Tu t’es bien amusé ? — J’ai gagné un Spiderman à la tombola. Est-ce que je peux me voir aussi à la télé ? »
Alex intervint alors dans leur petit conciliabule.
« J’ai une meilleure idée. On finit de déjeuner, on s’habille et on va chez mamie. Elle sera contente que tu lui montres ton spectacle. »
Un oui tonitruant entérina le programme. Faustine était touchée, par l’enthousiasme de son fils et la délicate manœuvre de son mari. Elle remua les lèvres en un merci silencieux empli de reconnaissance qu’il capta aisément. Cette douloureuse expérience lui donnait les clés qu’elle utiliserait pour aider sa mère à se reconstruire. A quelque chose malheureux est bon…
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Suite à une nouvelle journée éprouvante où Isabelle avait été jusqu’à l’humilier devant un client, Faustine se décida à passer à l’offensive. La fameuse goutte d’eau venait de tomber, le barrage cédait.
Avec son mari et sa mère, elle se prépara à la confrontation, affutant ses répliques, de ses arguments au volume de sa voix.
Le jour J arriva. Elle toqua au bureau d’Isabelle et entra sans hésitation, aucune. « Tu as deux minutes ? Je voudrais te parler. — Je t’écoute. »
La porte se referma sur sa détermination.
Il allait y avoir du changement.
Fin.
D.L. |