Juste une tranche de vie en passant, un petit bout de rien qui ne sert pas à grand-chose et dont je ne savais pas quoi faire…
Rencontre
Il a les yeux verts. D’un vert qui tire un peu sur le bleu, avec des paillettes dorées tout autour de la pupille. Le blanc de l’œil est un peu injecté de sang, ce qui rend le vert encore plus brillant.
C’est la première chose qu’elle remarque chez lui, alors qu’elle s’assied sur la chaise d’en face, avec un petit sourire en coin qui, elle l’espère, cache sa nervosité. Le soleil entre à flots par la baie vitrée du café où ils se sont installés, et lui brûle la rétine. C’est l’été à Paris, elle se fait la réflexion un peu stérile qu’il y a sans doute plus de touristes que de riverains autour d’eux.
Ne penser qu’à des choses futiles pour ne pas se demander la (vraie) raison de sa présence ici.
La table entre eux lui apparaît comme un gouffre infranchissable, et en même temps, elle se sent gênée par cette soudaine promiscuité avec ce garçon qu’elle ne connaît pas (vraiment). Ses yeux verts la fixent avec insistance, sans qu’elle sache interpréter leur expression. Le brouhaha ambiant ne fait qu’accentuer un peu plus le silence qui s’éternise et s’étend d’un bout à l’autre de la petite table, les enveloppant d’un malaise vague et insidieux.
Ou peut-être qu’elle se fait des films toute seule, après tout.
Alors elle fixe à son tour les yeux verts, sourit encore une fois, et s’allume une cigarette pour se donner contenance ; commande un thé au serveur qui attend patiemment à côté d’eux – elle aurait préféré prendre une vodka, mais une timidité malvenue l’en empêche. Peu importe qu’il ne soit que quatre heures de l’après-midi, elle n’est pas censée se soucier de ce qu’il pourrait penser. Elle se doute d’ailleurs qu’il n’en penserait rien de particulier.
Il commande à son tour, elle ne fait pas attention à ce qu’il prend, et pendant qu’ils échangent des banalités d’usage, elle se permet de l’observer sans retenue. Il a des gestes brusques, une tension dans ses épaules qui lui fait penser qu’il n’est pas aussi à l’aise qu’il tente de le faire croire. Elle pense qu’elle n’aime pas trop son sourire qui n’atteint pas son regard – il y a quelque chose de presque agressif en lui, dans sa façon de parler et de se mouvoir, qui lui fait un peu peur. Il ressemble à un animal traqué, ou à un prédateur affamé. Peut-être les deux.
Il est graphiste, elle le sait parce que lors de leurs premiers échanges par courrier électronique, il lui a proposé d’illustrer un jeu de cartes. Ils n’abordent pourtant pas le sujet, bien que ce soit sous ce prétexte qu’ils ont décidé de se rencontrer, et se contentent de bavarder aimablement, avec un fond de méfiance tapie au creux de leurs sourires et qui les rend un peu trop carnassiers. Elle répond à ses questions avec bonne volonté, lui parle de son petit ami, de ce qu’elle fait dans la vie – rien que de très banal, en somme, et rien de très intéressant finalement. Elle ne le quitte pas des yeux, elle qui pourtant ne regarde jamais personne en face.
Il est plutôt petit, à peine plus grand qu’elle qui ne l’est déjà pas beaucoup, mais bien bâti. Ses cheveux sont très courts, elle se dit qu’elle le préfère comme ça plutôt que comme sur les photos qu’elle a vues de lui, avec les cheveux longs et bouclés, plus que les siens à elle. Son nez est ridiculement petit pour un homme, et elle a un peu honte du sien, qu’elle a toujours trouvé trop gros. Il semble ramassé sur lui-même, à l’intérieur, comme un fauve sur le point de bondir, ou un tueur prêt à poignarder. Il n’est pas très beau.
Son ventre l’échauffe désagréablement.
Elle accepte de le revoir et d’aller danser avec lui le samedi suivant, puisqu’ils partagent les mêmes goûts en matière de musique. Son regard se pose un bref instant sur les biceps qui saillent sous le t-shirt noir – elle a l’intuition qu’il danse bien, elle se dit qu’au moins elle ne s’ennuiera pas avec lui. Au moment de partir, elle se rend compte qu’elle ne sait toujours pas comment il s’appelle. L’inconvénient de trop rester dans sa bulle virtuelle, c’est qu’on perd l’habitude de désigner les gens par leur vrai nom.
Je m’appelle Nicolas, dit-il de sa voix brusque, en avalant un peu les mots. Et elle, elle avale une gorgée de son thé plus tout à fait chaud, en se disant qu’elle déteste ce prénom, qui lui rappelle décidément trop de mauvais souvenirs. Malgré tout, elle sourit encore, une dernière fois, avant de payer sa consommation et de se lever. Plonge à nouveau ses yeux noisette dans les yeux verts, sans retenue ni fausse pudeur ; sans hypocrisie non plus, étonnamment. Elle a l’étrange impression de ne plus vraiment maîtriser les événements, de ne plus vraiment être capable de prendre une décision rationnelle. De ne plus vraiment être elle-même.
Elle quitte le café avec l’effroyable certitude qu’elle a mis le doigt dans un engrenage dont elle n’est pas certaine de pouvoir se libérer un jour. Elle sent son regard peser sur elle, là, juste en bas de sa nuque, où elle vient de se faire tatouer quelques jours auparavant.
Un peu stupidement, elle s’imagine qu’il a lui aussi, en quelque sorte, posé sa marque sur elle.