Voici une petite nouvelle que j'ai écrite il y a deux ans à l'occasion d'un concours régional pour lycéens. Je n'en suis plus très satisfaite aujourd'hui mais j'ai tout de même envie de vous la faire partager. J'ai terminé 8ème sur à peu près 200, dite-moi si cette place est méritée :D
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- Mr et Mme Neil, fit Judith en croisant nerveusement ses mains sur ses genoux.
En face d’elle, le couple de quadragénaires l’observait avec un air tout aussi tendu. La jeune femme passa ses doigts à travers ses cheveux blonds, cherchant les mots adéquats pour exprimer ce qu’elle avait à dire.
- Il faut que vous compreniez…que si vous adoptez Gabriel…vous devrez l’accepter tel qu’il est.
Mme Neil, une petite femme brune aux traits fins, fronça ses longs sourcils arqués :
- Tel qu’il est ? Je ne comprends pas…
- Et bien… C’est un enfant…un peu particulier.
- Comment ça ? intervint Mr Neil. Est-ce qu’il est malade ? Handicapé ? C’est un enfant à problèmes ? Si ce n’est que ça, ça n’a aucune importance ! Cela fait si longtemps que nous voulons adopter un enfant ! Peu importe ce qu’il peut avoir de particulier, pour nous ce sera notre fils, et nous le traiterons toujours comme tel !
- Non, Mr Neil, ce n’est pas ça, vous n’y êtes pas du tout…, démentit Judith. Gabriel ne souffre d’aucune maladie, et je ne remets absolument pas en doute votre engagement. Mais…je ne sais comment vous le dire… Disons que Gabriel a… une sorte de don.
- Un don ? répéta Mme Neil, sans comprendre.
- Et bien, lorsque notre orphelinat a recueilli Gabriel, nous avons très vite constaté qu’il était sujet à des sortes de crises d’épilepsie. Mais ce qui était le plus étrange, c’était que ces crises semblaient se déclencher à chaque fois que le petit posait les yeux sur quelqu’un. Le pauvre enfant était terrorisé à la simple idée de croiser le regard d’une autre personne. Nous l’avons conduit plusieurs fois à l’hôpital, et c’est là que les médecins ont découvert qu’il y avait sans doute beaucoup plus que de simples crises derrière cette étrange maladie. Il m’a fallut de nombreux mois avant qu’il ne m’accorde enfin sa confiance. Mais enfin, un jour, Gabriel a eu le courage de me confier son secret. J’avoue qu’au début, je ne l’ai pas cru. Mais devant les circonstances troublantes qui se sont produites ensuite, je n’ai pas pu nier l’évidence plus longtemps. Voyez-vous, lorsque Gabriel pose son regard sur quelqu’un…il voit comment cette personne va mourir.
Mr et Mme Neil fixèrent Judith, incrédules.
- Comme je l’ai déjà dit, s’expliqua la jeune femme, lorsqu’il m’a révélé son secret, je ne l’ai pas cru. Alors il a fait quelque chose que je n’oublierai jamais : il s’est levé de son lit d’hôpital et il m’a emmené dans la cafétéria. Là, il a scruté la foule. Jamais je n’avais vu une telle concentration chez un enfant de cet âge. Alors il a pointé un homme du doigt et il a dit : « Cet homme va mourir d’une crise cardiaque très bientôt ». Puis il a désigné une autre personne : « Et cette femme, là. Je ne sais pas exactement comment, mais elle va mourir d’une minute à l’autre dans cette cafétéria ». Deux minutes plus tard, la femme tombait raide morte sur le sol du restaurant. Le premier homme, quant à lui, est mort d’une crise cardiaque quatre jours plus tard. Et c’est là que les médecins, ainsi que les services sociaux que je représente, ont découvert l’incroyable don du petit Gabriel James. L’étrange pouvoir qui a fait de lui un enfant battu par son père qui le considérait comme un monstre, qui a vu mourir sa mère, et qui enfin, a tué par accident son père en tentant de lui échapper, alors qu’il essayait d’en finir avec l’« abomination » qui lui tenait lieu de fils.
Consciente d’y être allée un peu fort, Judith se tut et observa avec anxiété la réaction du couple Neil.
- Pauvre petit…, souffla finalement Mme Neil, des larmes perlant à ses yeux.
Alors, Judith se sentit soulagée. Gabriel comptait beaucoup à ses yeux, sans doute plus que tous les autres enfants dont elle s’était occupés jusqu’à présent. Et aujourd’hui, après des dizaines de tentatives infructueuses, elle pensait enfin avoir trouvé un foyer pour ce petit ange abandonné par les cieux.
- S’il vous plaît, parlez-nous encore de Gabriel ! supplia Mr Neil. Quel âge a-t-il ?
- Il a neuf ans aujourd’hui. Mais je vous préviens, au début, vivre avec lui ne sera sûrement pas facile. Gabriel a une peur maladive de son don. Ce pauvre enfant a du voir la mort de toutes les personnes qui lui étaient chères depuis son plus jeune âge. Je suis sûre qu’il avait vu la mort de ses parents des années avant que la tragédie n’arrive. Il aura peur de s’attacher à vous, car ses visions lui dévoileront comment vous allez mourir. Et je crois qu’il n’y a rien de pire que de voir mourir ses proches sans pouvoir rien y faire, ni rien y changer. Car il faut que vous sachiez…que Gabriel ne se trompe jamais. De plus, c’est un enfant qui a été très sauvagement battu par son père pendant de longues années. Il en garde encore un traumatisme profond. C’est un garçon qui a reçu l’habitude d’être méprisé par toutes les personnes qui auraient du l’aimer et veiller sur lui. Il éprouve un grand sentiment de rejet. Enfin, vous devez comprendre que Gabriel se sent coupable de la mort de son père. Ses parents l’ont traité de monstre pendant huit ans, et il est convaincu d’en être un, et d’être responsable de ce qui est arrivé à sa famille. Cet enfant a énormément souffert et… il aura besoin de tout l’amour que vous pourrez lui donner.
- Il l’aura ! fit Mme Neil avec conviction.
- Vous n’auriez pas…une photo de lui ? s’enquit son mari avec espoir.
- Non, je regrette, je n’en ai pas sur moi, s’excusa Judith. Mais je peux vous le décrire si vous le souhaitez.
- Oh oui ! s’exclamèrent ensemble les deux époux. Comment est-il ?
Judith sourit :
- Croyez-moi. Je n’ai jamais vu un aussi bel enfant de toute ma vie. Il ressemble à un ange. Et ses yeux sont…exceptionnels.
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8 ans plus tard…
Gabriel releva la tête et écarta d’un geste les mèches de cheveux blonds qui tombaient devant ses lunettes de soleil. En face de lui, l’adolescente qui l’avait interpellé souriait :
- Tu es nouveau, n’est-ce pas ? lui dit-elle, ses doigts jouant avec ses cheveux.
Gabriel lui accorda à peine un regard avant de fixer le sol avec attention. Mais, caché derrière ses lunettes sombres, la jeune fille ne s’en aperçut pas et continua à sourire.
- Oui, je viens d’emménager, répondit enfin le garçon.
- Ah bon ? s’enquit l’adolescente en s’asseyant à côté de lui, au grand désespoir du jeune homme. Comment tu t’appelles ?
- Gabriel James.
Le sourire de la fille s’élargit :
- Moi c’est Rachel. Rachel Pratt.
Prenant sur lui, Gabriel leva brièvement les yeux sur le visage de son interlocutrice. Au fil des années, le jeune homme avait appris à dominer les crises qui accompagnaient son don, mais ses visions continuaient à le harceler. Depuis quelques temps, il croyait néanmoins avoir trouvé une parade qui réduisait sensiblement le nombre de ses visions cauchemardesques : les lunettes de soleil. Ses yeux translucides, subtil mélange entre le bleu et le vert, semblaient avoir plus de mal à déceler le funeste destin des personnes à qui le jeune homme s’adressait lorsqu’ils étaient dissimulés derrière cette fine barrière de verre. Mais en règle générale, Gabriel préférait ne pas tenter le diable, et évitait autant que possible de croiser le regard de quelqu’un d’autre. Néanmoins, pendant une fraction de seconde, le jeune homme osa poser ses yeux hors du commun sur Rachel. Rachel était exactement le genre de fille qui a tout pour elle. Une silhouette svelte et élancée, un teint halé par le soleil, de longs cheveux d’un brun sombre qui cascadaient jusqu’à sa poitrine, un visage fin aux traits délicats et harmonieux, et surtout, de grands yeux d’un gris si clair qu’ils en étaient plus transperçant que l’acier. Gabriel n’avait jamais vu un regard aussi intense, à part peut-être dans son miroir. « Une rue, une voiture plutôt ancienne, un réverbère à droite… ». Le jeune homme passa une main dans ses cheveux blonds, gommant les dernières images de sa vision. Les détails étaient très flous, ce qui signifiait que Rachel avait encore du temps devant elle… Généralement, plus la mort d’une personne était imminente, plus les visions se faisaient précises et nombreuses. Baissant les yeux, le garçon vit que la jeune fille portait un bermuda en jean bleu foncé, une ceinture de cuir clair au-dessus d’une tunique jaune et légère et de petites ballerines en tissu. Gabriel se dit que Rachel ressemblait à ces filles populaires et reines du lycée, constamment entourées d’une nuée de pies jacassantes. Justement, au même instant, trois adolescentes dont la coiffure et le style imitaient ostensiblement celui de Rachel s’approchèrent d’eux :
- Rachel, tu viens ? lança l’une d’elle, cheveux blonds délavés et appareil dentaire.
« Un lit d’hôpital, une femme d’une soixantaine d’années, un foulard bleu noué autour de la tête, des hommes et des femmes qui pleurent…Cancer. » Gabriel reporta son attention sur la discussion qui s’engageait autour de lui. Il vit les trois filles qui venaient d’arriver le regarder avec une expression de profonde stupeur et d’admiration, avant de se tourner vers Rachel avec un air plein de sous-entendus. Intérieurement, Gabriel grommela. Les gens avaient toujours cette réaction lorsqu’il le voyait, en particulier les membres de la gente féminine… Le garçon ne se souciait guère de son physique, mais il se doutait bien, étant donné les nombreuses propositions de mannequinât qu’il avait reçues, que selon les critères de beaucoup de personnes, il était « beau ». Comme Judith le lui disait souvent, il était un ange abandonné par les cieux. Judith n’était pas seulement l’assistante sociale qui l’avait suivi durant toute son enfance douloureuse, c’était aussi une très proche et une très bonne amie, sans doute la seule qu’il ait jamais eu d’ailleurs. Gabriel évitait de se lier avec les gens. Ses parents adoptifs, Mr et Mme Neil, étaient des personnes extraordinaires, et Gabriel était heureux de constater que les visions qu’il avait d’eux étaient encore très vagues. Il ne voulait pas voir les seules personnes auxquelles il tenait mourir, tout comme il avait vu mourir ses parents des années avant que cela ne se produise. Gabriel ne s’était jamais pardonné la mort de son père. Il se tenait toujours pour l’unique responsable du drame qui avait frappé sa famille, et pour lui, sa beauté extérieure ne faisait que contrebalancer la noirceur de son âme. Une personne avec un don tel que le sien ne pouvait être que maléfique, pensait-il avec certitude. Rachel se tourna alors vers lui, le tirant de ses sombres pensées :
- Viens, je t’accompagne, dit-elle, toujours souriante.
Cette fille était un rayon de soleil. A sa grande surprise, Gabriel lui rendit son sourire :
- D’accord.
Les trois filles gloussèrent avec la grâce et la discrétion d’une troupe d’oies, mais un regard de Rachel suffit à les faire taire. Gabriel contempla sa guide avec un œil nouveau : il y avait quelque chose chez Rachel qui était différent des autres. Une chose qui faisait que ce n’était pas forcément un hasard si la jeune fille était appréciée et admirée, et que le garçon avait tout de suite senti. Gabriel avait un don pour cerner les gens, et il devinait chez Rachel une maturité, une intelligence et une joie de vivre peu commune chez une adolescente de seize ans. La jeune fille lui fit traverser la cour ensoleillée du lycée et l’entraîna dans un dédale de couloirs bondés. Gabriel devait faire preuve de toute sa concentration pour ne pas céder à l’afflux d’images qui lui sautait littéralement aux yeux : « accident de voiture », « vieillesse », « chute », «cancer»… Enfin, ils arrivèrent devant la salle où avait lieu leur cours de maths, et Rachel lui garda une place à côté d’elle. Et c’est là que, contre toute attente, leur amitié commença.
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Quelques mois plus tard…
- Dis-moi Gaby, tu ne les enlèves jamais ces lunettes de soleil ? On est quand même en décembre !
Gabriel sourit à Rachel et répondit :
- Non. Mes yeux sont photosensibles.
C’était un mensonge que Gabriel avait mis au point avec Judith et ses parents adoptifs. Il lui permettait de conserver ses lunettes en classe et à n’importe quelle période de l’année.
- Rien qu’une fois, ça ne va pas te tuer ! insista Rachel.
La jeune fille lui sourit et caressa sa joue du doigt :
- J’aimerais bien voir les yeux qui vont avec ce beau visage…
Gabriel lui rendit son sourire mais fit non de la tête.
- S’il te plaît, supplia Rachel en jouant avec les mèches blondes du garçon.
Celui-ci soupira, puis retira lentement ses lunettes sombres, dévoilant ses iris plus limpides que de l’eau. La jeune fille plaqua ses mains contre sa bouche :
- Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Je n’ai jamais vu des yeux aussi beaux.
- Bien sûr que si, tous les matins dans ton miroir, plaisanta Gabriel.
Puis soudain, il se braqua. « Une rue, une voiture plutôt ancienne…un réverbère à droite… Il y a des murs de chaque côté de la rue, et derrière ces murs il y a de grands arbres…peut-être un parc. La voiture est hors de contrôle et va très vite… L’angle de vue change, je regarde de l’autre côté de la rue. Ca y est, je vois Rachel. La voiture fonce sur elle. Elle est…jeune. Horriblement jeune. Et les détails sont si…clairs ! Elle porte un long manteau rouge et un bonnet de laine noire. Les mêmes vêtements que ceux qu’elle porte aujourd’hui ! Elle se tourne, elle semble me sourire, ou tout du moins sourire à une personne qui se trouve à l’endroit d’où je l’observe. Elle n’a pas vu la voiture. Je sais ce qui va se passer ensuite. Je ne veux pas voir ça. Pas elle. »
- Gaby ? Gabriel ?
Gabriel secoua la tête et reprit contact avec la réalité. En face de lui, Rachel le fixait, inquiète.
- Ca va ?
- Pourquoi ça s’est arrêté ? Pourquoi je n’ai pas vu la suite ? s’écria le garçon à voix haute.
Il se sentait perdu, désorienté, jamais il n’avait éprouvé cela auparavant.
- Quoi ? s’exclama Rachel. Mais de quoi parles-tu ? Explique-toi !
Gabriel se tourna vers la jeune fille et lui dit d’un air grave :
- Il faut que je te parle.
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Assis en tailleur sur son lit, Gabriel leva ses yeux bleus sur Rachel :
- Tu l’as sûrement deviné à cause de mon nom de famille, mais les Neil ne sont pas mes véritables parents, commença-t-il. Ils m’ont adopté quand j’avais neuf ans. Cela faisait un an que je vivais dans un orphelinat. En fait, j’étais suivi par les services sociaux depuis mes cinq ans, parce que mon père me battait.
Rachel porta une main à sa bouche, horrifiée :
- Oh, Gaby ! fut-elle seulement capable de dire.
Gabriel reprit avant qu’elle ne puisse continuer :
- Un jour, une assistante sociale du nom de Judith Sullivan a débarqué chez moi. C’était l’école qui avait donné l’alerte, car cela faisait plus d’une semaine que je n’étais pas venu et que mes parents ne donnaient pas de nouvelles. En pénétrant dans ma maison, elle a trouvé les cadavres de ma mère et de mon père.
Les yeux de Rachel s’agrandirent. Elle était loin de s’imaginer que l’histoire de son ami était aussi noire.
- En montant à l’étage, poursuivit Gabriel, elle m’a trouvé dans ma chambre, recroquevillé sous mes couvertures. Cela faisait des jours que je restais cloîtré là. Judith a été très gentille avec moi. J’ai su que je pouvais lui parler, et je lui ai raconté ce qui s’était passé. Vois tu, mon père m’a toujours considéré comme un monstre, parce que j’étais un enfant quelque peu…spécial.
Rachel fronça les sourcils et ouvrit la bouche. Gabriel leva un doigt et la coupa dans son élan :
- Un jour, mon père s’était mis en tête de m’abandonner. Il en avait assez de moi et de ma…particularité. Il en a parlé à ma mère, mais elle n’était pas d’accord. Elle disait qu’il y avait forcément un moyen de me soigner, qu’il y avait sûrement quelque part un établissement très bien où l’on traitait les cas comme le mien. Mon père s’est énervé et ils en sont venus aux mains. Et puis ma mère est tombée, elle s’est cognée la tête contre la table basse et… elle en est morte. Mon père est devenu fou de rage. Il a monté l’escalier et il a essayé de m’attraper pour…en finir avec moi. Je me rappelle encore ses mots : « Regarde ce que j’ai fait à cause de toi ! Viens par ici, sale monstre ! Je vais te tuer ! ».
Rachel grimaça sous la cruauté de ces mots.
- J’ai cherché à m’enfuir, mais mon père me bloquait le passage en haut de l’escalier, poursuivit Gabriel. Alors je l’ai poussé, mais je l’ai poussé trop fort, et il est tombé tout en bas des marches. Il s’est brisée la nuque.
- Gabriel, lâcha Rachel en sautant au cou du garçon.
Elle éclata en sanglots, émue aux larmes.
- Ne pleure pas pour moi, tout ça était entièrement de ma faute, protesta le garçon, amer.
La jeune fille s’écarta sans comprendre.
- Si je n’avais pas eu cette…particularité, cette sorte de…don… rien de tout cela ne serait arrivé.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu parles de tes yeux photosensibles ?
Gabriel eut un sourire cynique et jeta ses lunettes sur son lit :
- Mes yeux ne sont pas photosensibles, Rachel. C’est un mensonge que j’ai inventé pour ne pas avoir à affronter le regard des gens.
- Je ne comprends pas, souffla l’adolescente.
- Rachel, commença Gabriel. J’ignore si tu me croiras ou pas, mais il faut absolument que je te le dise… La première fois que j’ai vu mon père, alors que je venais tout juste de naître, je suis tombé dans le coma pendant deux jours. La première fois que j’ai vu ma maîtresse à l’école maternelle, j’ai été pris de convulsions et conduit tout droit à l’hôpital. Lorsque Judith Sullivan m’a convaincu d’ouvrir les yeux et de la regarder pour la première fois… j’ai fait une crise d’épilepsie et j’ai atterri une nouvelle fois à l’hôpital.
Rachel était un peu perdue, ne comprenant pas comment un père avait pu battre son fils simplement à cause d’une maladie, aussi étrange fut-elle.
- Rachel, reprit le garçon, la tirant de ses pensées. Lorsque je pose les yeux sur une personne…il se passe des choses. J’ai…des sortes de visions.
- Des visions ? Comment ça ? Tu veux dire que tu vois l’avenir ?
- Pas exactement. Je vois comment la personne que je regarde va mourir.
La jeune fille resta muette de stupéfaction.
- Et tout à l’heure, dans le bus, je t’ai vue toi. Et je t’ai vue jeune. Exactement telle que tu es aujourd’hui, avec le même bonnet et le même manteau.
Il caressa la joue de son amie du doigt :
- Je n’espère pas que tu me croies, souffla-t-il, mais s’il te plaît, fais au moins ce que je te dis, rien que par précaution : évite de t’habiller comme ça en ce moment et…ne t’approche pas d’une rue à proximité d’un parc. S’il te plaît.
Rachel cligna des yeux :
- Tu dis que tu as vu comment j’allai mourir ?
- Oui, confirma Gabriel, ses yeux brillant de sincérité.
- Et…tu me vois, en ce moment ?
- Non, ça ne dépend pas de moi… Ca vient n’importe quand, je ne peux pas le prévoir… J’ai appris à maîtriser les crises qu’entraînaient mes visions, mais je n’arrive toujours pas à les empêcher d’affluer. Tu sais…quand j’étais enfant…j’ai vu comment mes véritables parents allaient mourir bien avant que cela n’arrive. Un jour, j’ai eu le malheur d’en parler à mon père. Et c’est à partir de ce moment là que mon calvaire a commencé.
Rachel respira à fond.
- Tu me crois ? s’étonna Gabriel devant son air calme.
La jeune fille le fixa droit dans les yeux :
- Je ne sais pas, Gabriel. D’un côté, je ne vois pas pourquoi tu irais inventer une histoire pareille. Mais d’un autre point de vue…tu dois comprendre que tout ça est un peu difficile à accepter… Je vais avoir besoin de temps, je crois.
Gabriel caressa sa main :
- Je comprends. Mais je dois te dire…que mon don a été prouvé. Et je ne me trompe… jamais. Alors fais attention à toi. J’aimerais que tu restes le plus possible près de moi. Enfin, si ça ne te dérange pas…
Alors Rachel se détendit et éclata de rire :
- Gabriel, les trois quarts des filles que je connais donneraient n’importe quoi pour « rester le plus possible près de toi ». Donc non, bien sûr que ça ne me dérange pas. Et la plupart de ces filles sont folles de toi, précisa-t-elle d’un air mutin.
Gabriel inclina la tête, très sérieux, et plongea ses yeux clairs dans ceux de Rachel :
- Et toi ?
La jeune fille se redressa et échangea un long regard avec le garçon. De toute sa vie, jamais le jeune homme n’avait connu un moment aussi bouleversant. Rachel s’approcha alors lentement de lui, caressa doucement sa joue et posa ses lèvres sur les siennes.
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« Elle se tourne, elle semble me sourire, ou tout du moins sourire à une personne qui se trouve à l’endroit d’où je l’observe. Elle n’a pas vu la voiture. Je sais ce qui va se passer ensuite. Je ne veux pas voir ça. Pas elle. »
- Gaby ?
Gabriel rouvrit les yeux et frappa rageusement du poing contre la table.
- Gabriel, qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Rachel, inquiète. Encore une vision ?
- Oui…
- Encore moi ?
Le garçon soupira :
- Oui…
Rachel lui pressa la main en signe de réconfort. Ils étaient dans la cafétéria du lycée, en ce moment pleine de monde.
- Les visions que j’ai de toi me perturbent…, souffla Gabriel.
- Ca peut se comprendre, tu ne crois pas ? lui dit Rachel, compatissante. Je suis très proche de toi, ça ne doit pas être facile de me voir mourir sans arrêt sous tes yeux.
Au fil du temps, Rachel avait accepté l’idée que Gabriel était une sorte de médium. Malheureusement, malgré les lunettes qui ne le quittaient jamais, les visions qui hantaient le jeune homme avaient gagné en nombre et en précision, assaillant son esprit presque chaque fois qu’il posait les yeux sur sa petite amie.
- Non, ce n’est pas ça, écarta l’adolescent en réponse à la remarque de Rachel.
Son front était plissé d’inquiétude. La soudaine affluence de ses visions ne pouvait signifier qu’une chose : pour Rachel, l’échéance se rapprochait. Une main soutenant sa tête, le garçon reprit :
- Bien sûr que ça devrait être traumatisant pour moi de te voir mourir. Mais c’est là qu’est le problème : je ne te vois pas mourir ! Je te vois immobile sur le trottoir, je vois la voiture foncer sur toi, et puis après…plus rien ! D’habitude je vois les derniers instants de la personne jusqu’à ce qu’elle meurt ! Mais pour toi…ça s’arrête là ! Ca ne m’était jamais arrivé avant ! Et ça me met dans une rage folle, parce que…
Gabriel se pencha vers la jeune fille :
- Parce que j’ignore comment te protéger, puisque je ne vois pas comment tu meurs…
Rachel saisit la main du garçon, à la fois attristée par ses tourments et angoissée par ses propos. Gabriel lui adressa un sourire triste, puis se leva et mit son sac en bandoulière :
- Viens, ça va sonner.
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Le bus s’immobilisa dans un bruit de pneus. Le jeune homme se leva, saisit la main de Rachel assise à côté de lui et descendit du bus. Ils n’étaient qu’à deux rues du cinéma où ils se rendaient. Avec le retour des beaux jours, Rachel avait décidé de porter à nouveau son manteau rouge et son bonnet de laine noire, qu’elle avait délaissés pendant tout l’hiver. En effet, dans la vision de Gabriel, le ciel était gris et nuageux, chose rare en plein mois d’avril. Depuis huit mois qu’il avait déménagé, Gabriel n’avait jamais mis les pieds au cinéma et il ne connaissait pas cette partie de la ville. Les deux adolescents marchèrent quelques minutes le long du trottoir en discutant du film qu’ils allaient voir. C’est alors que Gabriel reconnut la rue. Et le parc qui la bordait, et les nuages qui s’amoncelaient dans le ciel ce soir là. Le garçon s’arrêta net et fixa l’extrémité de la rue. Devant lui, Rachel se retourna et lui sourit. La voiture déboula dans un crissement de pneus, hors de contrôle. La scène se passa comme au ralenti, exactement fidèle à la vision de Gabriel. Le garçon fixa Rachel, immobile sur le trottoir, et c’est à la dernière seconde qu’il comprit. Il se jeta sur la jeune fille et la poussa au sol, trois mètres plus loin. Et c’est lui que la voiture renversa.
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Rachel hurla. Au milieu de la foule de gens qui arrivaient et appelaient des secours, la jeune fille s’agenouilla à côté de Gabriel qui gisait sur le sol dans une marre de sang. Elle se pencha sur lui, désemparée, des larmes inondant ses yeux gris :
- J’ai enfin compris, Rachel…, murmura le garçon avec difficulté.
- Chut…, lui dit la jeune fille en tentant de lui sourire. Tu verras, tout ira bien…
- Non, Rachel, souffla Gabriel d’une voix rauque. J’étais incapable de voir la suite de ma vision parce que ce n’était pas toi que je voyais. C’était moi. C’était ma propre mort que je voyais. Et je ne voyais pas la fin parce que…je suis incapable de me voir moi-même. Et tu sais que je ne me trompe jamais, Rachel…
La jeune fille éclata en sanglots et plongea une dernière fois ses yeux dans ceux de Gabriel. Le garçon, dans un ultime effort, lui dit :
- Dans une autre vie, peut-être…
Alors ses extraordinaires yeux bleus se perdirent, et ce fut fini.
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Gabriel fut enterré dans le caveau familial des Neil. Rachel termina le lycée et fit des études de physique. A vingt-six ans, elle se maria avec un collègue de sa promotion et eut trois enfants. Mais elle n’oublia jamais Gabriel, qui demeura le seul véritable grand amour de sa vie. Tous les ans, elle se rendit sur sa tombe, jusqu’à son quatre-vingt-dix-huitième anniversaire, dernière année de sa vie. Elle mourut vieille, bien au chaud dans son lit, entourée de l’amour de ses enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants.
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Quinze ans après la mort de Rachel…
Dans une grande rue de Londres, un jeune homme d’une quinzaine d’années traversait rapidement la route. Arrivé sur le trottoir, il heurta de plein fouet une adolescente qui venait en sens inverse. Leurs yeux se croisèrent, un regard bleu translucide face à un regard gris acier. Tous deux surent au même instant qu’un lien profond les unissait. Passant une main dans ses cheveux blonds, le jeune homme sourit :
- Excuse-moi, j’espère que je ne t’ai pas fait mal… Je m’appelle William. William Fox.
Il lui tendit sa main. L’adolescente la serra et lui rendit son sourire :
- Anne Donovan.
Gabriel avait raison. Dans une autre vie, peut-être…
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Nat'
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