Je vais peut être éviter une entrée en matière qui ne saurait que trop s'éterniser. Du coup, je n'ai qu'une chose à dire: "à vous de voir..."
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Les petites volutes de vapeur glacée s’élèvent paresseusement dans les airs. Je les regarde sans vraiment y faire attention, l’œil encore ensommeillé d’une nuit qui n’a été que trop courte. Heureusement, la température extérieure flirte allègrement avec la barre des zéro degrés : rien de mieux pour un réveil express, ou plutôt un coup de fouet dans ce cas.
Je commence à espérer que le bus ne tarde pas à arriver, parce que je sens le froid s’infiltrer à travers le tissu de mes vêtements et le cuir de mes chaussures geler. Devenir un glaçon géant n’a jamais fait partie de mes aspirations, et ce n’est pas aujourd’hui que les grandes lignes de ma vie changeront du tout au tout, parce qu’un vieux chauffeur aura oublié son itinéraire. C’est le problème des transports en commun, ça : soit on arrive en avance, et c’est pour subir les aléas du climat, soit on arrive en retard à l’abribus et le chauffeur semble lancer un sourire sadique au pauvre gosse qu’il vient de laisser derrière lui. Pff… ce déménagement, quelle idée !
Quitter mon lycée de Bretagne, mes amis, une bande de joyeux lurons, mes voisins, ma ville d’origine, semi-rurale, pour un univers en béton maussade… le choc m’a coupé l’appétit pendant plusieurs jours, tandis que je rabâchais des pensées pessimistes. Pire, maintenant, la rentrée se précise avec force de détails (c’est dans une demi-heure), et je ne connais absolument personne. Moi qui ai toujours été du genre sédentaire, je sens que mes habitudes vont être bousculées… La Lorraine, la région de France qui me fait sûrement le moins envie, non qu’elle ne soit pas belle, non : ça doit être de vieux clichés, ils s’effaceront avec le temps. Enfin, j’espère…
C’est le cœur rempli d’appréhension que j’aperçois le bus qui s’approche de l’arrêt, c’est bien lui, le numéro 13, qui s’avance inexorablement vers moi (comme s’il allait faire demi-tour !). J’imagine déjà la tête du chauffeur, dans le genre la cinquantaine, mal rasé… Arrête un peu : attend de voir ! Prenant mon mal en patience, je tripote la fermeture éclair de ma veste noire : Un tic nerveux inutile parmi tant d’autres…
Le véhicule finit par s’arrêter à mon niveau, et la porte coulisse en grinçant un peu (la faute aux budgets des collectivités territoriales). Je jette un coup d’œil prudent à l’intérieur, comme si l’un des monstres tout droit sortis de mon imagination délirante allait en sortir. A la place, j’aperçois une dame d’une cinquantaine d’année, qui me lance un regard insistant :
« _ Vous montez ou vous attendez le déluge ?
_ Je monte. Juste, je n’ai pas de carte cette fois ci.
_ Vous z’avez qu’à prendre un ticket : ça fera un euro vingt, réfléchit-elle en triturant les quelques malheureuses mèches blondes sur ses tempes.
_ Voilà, je fais en adoptant son ton morose.
_ Z’allez pas commencer comme les zigotos du fond, vous ! S’exclame t-elle. Je les ai déjà tous les matins et ça me suffit largement.
_ Je serai sage comme une image », je lui réponds en mimant (plus ou moins) une bouille d’ange.
Je n’ai pas l’intention d’attendre sa réponse : j’ai une préparation psychologique à faire, moi. Je pointe le billet qu’elle vient de me passer et prend un siège pas trop éloigné de l’avant du bus, tout près de la sortie (au cas où). En fait, je n’ai pas trop le choix : le véhicule est déjà bien rempli et les places assises se font rares. Je me retrouve près d’une vitre au milieu, et, chose rare, je n’ai pas de voisin. Tant mieux : ce n’est pas le genre d’endroit où je me sens à l’aise pour discuter avec le ou la parfaite inconnue.
Seulement, deux ou trois arrêts plus tard :
« _ Hé, Elodie, regarde ! Y a quelqu’un qui nous a pris notre place ! S’écrie une rousse assez maigre.
_ Arrête de crier comme ça : c’est un nouveau, c’est tout, la contredit une autre fille, brune cette fois, et un peu plus étoffée que l’anorexique.
_ Je vous laisse, excusez moi, je m’empresse de renchérir (pas tout de suite, les ennuis, s’il vous plait).
_ T’inquiète, t’as qu’à aller t’installer sur le siège de derrière, me répond la prénommée Elodie. »
Je ne me fais pas prier, faire des gaffes dès le premier jour étant inscrit dans mon code génétique, et file m’assoir juste derrière elles, à côté d’un vieux qui a l’air sourd comme un pot. Ma préparation psychologique vient d’être interrompue, et elle ne sera sûrement jamais prête à temps. Tant pis, il va falloir improviser… J’ai déjà vu le lycée où je serai : une bâtisse au premier abord moderne, mais en fait légèrement délabrée quand on la regarde de plus près. Seulement, elle a de bons résultats pour le bac et les admissions aux écoles supérieures. C’est pour ça que mes parents ont décidé de m’y inscrire, leur seule bonne décision depuis le déménagement.
« _ Et t’as quel âge ? Me demande Elodie, qui s’est retournée pour me fixer avec des yeux de poisson.
_ Seize ans. Dix sept en mars, je lui réponds.
_ Les béliers c’est les meilleurs ! S’exclame t-elle. Moi aussi ! Tu vas à quel lycée ?
_ A la Providence.
_ Comme nous. Ben… j’aurai qu’à te présenter à la bande. On t’aidera un peu au départ, mais tu sauras vite prendre tes repères, je pense. »
Ca fait deux semaines que je suis dans la nouvelle école : mon appréhension s’est presque entièrement dissipée. La bande en question s’est avérée vraiment accueillante, beaucoup plus que ce que je ne l’aurais espéré, en tout cas (c'est-à-dire pas du tout). J’ai réussi à placer des noms sur les visages de presque tous ceux qui sont en cours avec moi et ma réputation d’intello s’est faite à une rapidité hallucinante. Ce dont je me serais bien passé. Elodie et sa copine, Elsa, ont été essentielles à mon intégration. C’est avec soulagement que je me souviens avoir lu leurs noms sur la liste de ma classe le jour de la rentrée.
A présent, nous sommes accoudés paresseusement sur une table, à la cantine, scrutant d’un œil méfiant nos assiettes. Ca fait presque concours de mimiques, chacun se donne l’air le plus dégouté possible, avant de partir dans un grand éclat de rire. Les gens autour de nous se retournent un instant, puis font comme s’ils n’avaient rien vu. Ca me fait une drôle d’impression, à croire que notre petit groupe est intouchable, non pas parce qu’il est indigne d’attention, mais comme s’il était protégé par une force suprême. Je me souviens avoir exposé mes doutes à celles qui étaient devenues mes amies, mais elles m’avaient répondu d’une manière on ne peut plus vague :
« _ Tu sais, si les gens nous laissent tranquilles, alors que nous passons pour des excentriques, au lieu de nous lancer des insultes, c’est qu’ils ont leurs raisons.
_ Il y a des fois où il faut mieux ne pas comprendre, ça fait trop peur, avait renchérit Elsa.
_ C’est bon, c’était juste une question comme ça.
_ C’est vrai que par rapport à l’année dernière, on s’en prend moins dans la figure, remarque Elodie. Va savoir pourquoi… »
En Bretagne, je me souviens des échanges verbaux plus ou moins échauffés que nous avions avec ceux que nous gênions. Je ne saurais pas trop dire pourquoi, mais cette ambiance a quelque chose de bien plus inquiétante que celle que je pouvais avoir dans ma région natale. Seulement, pour ne pas casser l’ambiance réconfortante que le reste de la bande rejetait, je n’ai plus jamais exprimé mes sentiments à personne.
Je ne vois plus mes parents qu’aux repas : à vrai dire, nous ne sommes plus vraiment proches depuis le déménagement. Ils sont très pris par les préparatifs d’installation et mon monde de substitution, même s’il a certains aspects positifs, n’a rien à voir avec mon univers breton bien plus spontané que cette région où l’hypocrisie, en dehors de ma sphère privée, semble régner en maitre. Les gens sont plus froids, et plusieurs fois, j’ai été témoin de règlements de compte assez mesquins.
Au contraire, les trajets en bus sont la convivialité même : la bande, composée d’une demi douzaine de personnes, est comme une usine de laquelle ne sortent que des rires et de l’amitié. On pourrait nous considérer comme les rejetés du lycée, ceux qui ont une table à part, attitrée, mais l’avis qu’on peut bien avoir de nous ne nous fait ni chaud ni froid. Les invitations pour tel ou tel évènement se succèdent à grande vitesse. Que ce soit pour aller au cinéma, boire un verre, aller à la foire, nous répondons toujours présent.
« _ Ils font quoi, tes parents ? Me demande Elodie.
_ Mon père travaille dans une banque et ma mère ne fout rien… euh, elle est mère au foyer. Excuse-moi. Pourquoi tu me demande ça ?
_ C’est juste que tu n’en parles pas beaucoup : on est là pour se serrer les coudes. Tout le monde a droit à de l’aide dans les coups durs.
_ C’est sympa mais il n’y a pas vraiment de quoi, je la rassure.
_ C’était juste pour savoir. »
Nous sommes dans la cour, prêt de la paroi recouverte de casiers rouges, et remplissons nos sacs des livres dont nous aurons besoin pendant l’après midi. Je la regarde jouer avec ses boucles brunes, légèrement embarrassée d’avoir paru indiscrète. Je hausse les épaules pour lui signifier qu’il n’y a pas de quoi, mais elle semble complètement crispée, comme prise d’une angoisse folle, tout en fixant un point dans mon dos. Je me retourne d’un bloc : quelques mètres plus loin, adossé à un mur, un garçon sois disant populaire regarde dans notre direction. L’un de ces blondinets prétentieux qui passe pour être un intello, mais aussi pour quelqu’un de très sociable. Bref, quelqu’un de parfait pour tout individu superficiel, c'est-à-dire la quasi-totalité du lycée.
Je lui lance un regard méfiant et me retourne pour faire à nouveau face à mon amie : elle a la tête dans le casier, dont l’intérieur lui apparait soudain digne d’un intérêt pharamineux. Pour la charrier, je ne peux pas m’empêcher de remarquer :
« _ On dirait que tu as fait une touche !
_ Et quelle touche ! Me répond-elle brutalement. Excuse moi, je trouve juste que ça fait un peu bizarre : normalement, je ne suis pas trop le genre de fille à être draguée par ce genre de mec.
_ A ta place, je ferais attention. C’est l’âge où les hormones travaillent tellement que la plupart des garçons n’ont qu’un but en tête, c’est de partir à la conquête de territoires vierges et inexplorés.
_ C’est sûr ! Fait-elle de mauvaise humeur. Ne t’inquiète pas, de toute façon, il ne m’intéresse pas. On ne peut pas lui enlever le fait qu’il soit mignon mais à part ça… »
De toute manière, ça ne m’aurait pas dérangé plus que ça : depuis mes prétendues poussées hormonales, je n’ai jamais pu comprendre les romantiques et toute la magnificence du sentiment amoureux. Il faut dire qu’à chaque fois que la foudre frappait un de mes amis, j’installai mon paratonnerre : mon imagination débordante. De cette manière, la vie de couple ne m’a jamais manquée. Et j’ai l’impression parfois désolante qu’elle ne me manquera jamais.
« _ Il se décide enfin à bouger : il va rentrer à l’intérieur… Oh non : il vient vers nous, se désole Elodie.
_ On fait quoi ? On l’envoie bouler ?
_ Reste à savoir de quelle manière… On improvise ! »
L’inconscient se dirige droit vers nos langues acérée sans s’en rendre compte. Quelque part, au fond de moi, je sens que mon amie aurait très bien pu être ma sœur : nous raisonnons de la même manière et avons une peur inavouable de grandir. Si monsieur le populaire veut lui faire la cour, il va devoir s’accrocher, des mois sûrement. Et puis, si elle ne veut pas de lui, il peut toujours courir. La différence entre nous et les autres nous ont rendus très méfiants, paranos sur les bords, et parfois plus agressifs que nous devrions l’être.
« _ Euh… salut. Je m’appelle Anton et je voulais vous demander si…
_ Aïe, aïe, aïe… attends toi au pire, je l’interromps à l’intention d’Elodie.
_ Anton, c’est un personnage de BD, ça, répond-elle sur un ton dédaigneux.
_ Si je pouvais rester avec vous à la récré, continue t-il imperturbable.
_ J’ai l’impression qu’il a paumé ses bouches trous, commente mon amie. Qu’est ce que t’en dis, Arthur ? »
Je mets un peu trop de temps à réagir, à mon goût. Je ne sais pas trop pourquoi, un instant d’égarement. Mais voilà que maintenant, je me sens franchement mal à l’aise. Je n’arrive qu’à répondre :
« _ Y a qu’à demander aux autres, on te dit ça à la récré.
_ C’est sympa, merci.
_ Et… euh… pourquoi tu veux trainer avec nous ? Tu t’attends à des… expériences particulières, se moque Elodie avec un mordant décuplé.
_ J’ai juste envie de changer d’air, c’est tout.
_ Mouais… T’as sûrement des raisons plus profondes, remarque t-elle. Je te laisse en tête à tête avec ton intimité. »
Nos doutes quand à ses motivations sont tout à fait légitimes, puisqu’il a la réputation d’être un coureur de jupons toujours en quête d’une proie. Pas trop le genre de la maison, à vrai dire… Alors, si c’est pour mettre notre bande sans dessus dessous, il peut repartir tout de suite. En tout cas, au cas où il ne l’aurait toujours pas compris, il peut arrêter de regarder Elodie avec son air désespéré. Parce qu’elle n’a rien d’une proie. Au contraire, si elle s’y mettait, elle serait une chasseuse hors pair.
Nous remontons donc en cours, complètement absorbés par la demande d’admission à notre club privé. Du reste, pendant que le prof d’histoire dicte son cour avec monotonie, je ne peux pas m’empêcher de penser à ça. C’est bizarre : il n’y a vraiment pas de quoi en faire un drame. Mais ma curiosité m’empêche de croire qu’un type qui a tout pour plaire veuille seulement changer d’air. Enfin… nous en parlerons avec les autres à la récré.
« _ Pour moi, c’est oui, renchérit Elsa. Ca équilibrera un peu plus la bande… les gars rattrapent presque les filles. Euh… par contre, il a quel genre de moyenne ?
_ C’est vrai qu’on a oublié de prendre cette dimension en compte, je commente. Si seulement on pouvait se voir de l’extérieur… On aurait l’air trop snob.
_ Non mais quelque part, la moyenne, ça reste une garantie fiable, répond Elodie. Faut réfléchir avant de l’accepter : si on l’intègre, on le fait complètement.
_ On peut déjà le prendre en période d’essai, je tente.
_ Sauf qu’il n’y a pas de service après vente, me rappelle Elsa. Et puis, de toute façon, comme il a l’air de plaire à Elodie, et réciproquement, ça ne devrait pas être trop difficile.
_ Non mais toi, franchement… »
Nous finissons de nous concerter dans de grands éclats de voix, alors que j’aperçois Anton du coin de l’œil. Il était temps que nous décidions ! Il faut dire qu’en principe, nous n’attirons personne, on aurait même tendance à repousser les autres inconsciemment. Alors pour une fois que quelqu’un vient à nous… même si c’est pour les formes d’Elodie ! Cette dernière aussi a remarqué l’apparition du don Juan et l’observe d’un œil méfiant s’approcher de notre trio. Il faut qu’on se dépêche de poser nos sacs où la file pour aller à la cantine sera trop longue… D’où vient cette gêne, je ne saurais pas le dire. La peur de l’inconnu, sûrement…
« _ Alors ? Vous avez décidé quoi ? demande Anton vivement.
_ On veut bien te prendre en intérim, fait Elodie toujours aussi encourageante.
_ C’est vraiment sympa de votre part, nous remercie t-il.
_ On va manger ? Demande Elsa. » Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi elle donnait l’impression d’être un estomac sur pattes alors qu’elle n’avale rien une fois assise en face de son assiette.
La période d’intérim dure peut être une semaine, mais nous nous rendons vite à l’évidence : on peut l’intégrer sans problèmes. Anton se montre intentionné et fait de son mieux pour ne négliger personne. C’est comme s’il avait changé du tout au tout : il n’est plus le petit coq au centre des regards, chez nous. Il participe aux conversations, lance parfois quelques piques, comme tout le monde. De ce point de vue, il se montre plus convaincant pour intégrer notre club privé qu’il ne l’était avant. Même si je ne l’avais jamais remarqué, avant. La seule chose que je regrette un peu, c’est que son but initial tout à fait prévisible s’est révélé réel : en un mois, il s’est rapproché énormément d’Elodie. La douche à l’eau froide qui m’a fait réaliser cette évidence, je me la suis prise un mercredi après midi, alors que je l’appelais au téléphone :
« _ Elsa est en train d’organiser une sortie ciné pour aller voir un thriller. Tu veux venir ?
_ Euh, en fait, en ce moment, je suis un peu prise par les devoirs », Commence t-elle. Il y a un instant d’hésitation avant qu’elle ne se lance finalement : « Oh, et puis zut ! Non, c’est juste que j’ai promis à Anton qu’on irait boire un verre. Je suis désolée, un autre jour peut être.
_ C’est pas grave (c’est juste une catastrophe !). »
A peine ai-je prononcé ces mots que je raccroche sèchement le combiné. Moi qui me croyais dans ma petite bulle, loin de toute la médiocrité du monde, j’ai l’impression d’être trahi. Je n’aurai jamais dû me laisser trainer dans cette région toute en goudron. Maintenant, je vais devoir me battre pour conserver des amis qui en valent vraiment la peine, alors qu’en Bretagne, j’avais ma petite bande de joyeux lurons. Enfin, ce n’est pas le premier gars superficiel qui mettra en déroute ma résistance : je suis breton, tout de même ! Cinq minutes ont passé depuis la douche froide : j’ai repris possession de mes moyens, j’appelle Elsa.
« _ Elodie ne peut pas venir : elle est avec Anton, je raconte comme s’il s’agissait d’un décompte d’une récolte de pommes de terre.
_ Quoi ? T’en es sûr ? Ahh… le…
_ On fait quoi, alors ?
_ T’es sûr ? Oh non ! C’est pas possible ! C’est pas une fille facile à ce point !
_ Je te dis juste qu’ils avaient l’intention d’aller boire un verre cet aprèm’.
_ Bon… on n’a qu’à y aller, au cinoch’. C’est pas un gigolo qui va m’empêcher de mener mes projets comme j’en ai envie.
_ Tu as raison, on se donne rendez vous à l’abribus devant le ciné.
_ OK, on fait comme ça », conclut Elsa.
Non seulement, l’effet douche froide ne passe pas durant l’après midi, mais en plus, le film se révèle être un vrai navet avec beaucoup d’action, aucun scénario et un jeu d’acteur très médiocre, voire quasi nul. C’aurait été parfait si Elodie avait été là : on en aurait fait la parodie pendant des heures, mais là, juste Elsa et moi, nous n’avons pas tellement le cœur à ça. A la fin de la séance, nous allons boire un verre dans la cafétéria la plus proche, complètement avachis sur la table. La conversation n’est pas très animée, inexistante même pendant plusieurs minutes, avant que l’un de nous n’amène un sujet bateau qui dure cinq minutes avant de s’épuiser comme la flamme d’une bougie qui aurait été soufflée par un courant d’air glacé.
L’après midi, une véritable séance de torture, finit par s’achever vers dix huit heures. Mes parents étant absents pour la soirée, je ne prends même pas la peine de préparer quelque chose à manger : cette histoire m’a coupé l’appétit. Comment a-t-on pu se laisser berner par le premier chaud lapin venu, tout ça parce qu’on est encore trop sympas avec les autres ? J’ai le gout amer de la trahison dans ma bouche, une salive acide, désagréable pour mes dents et ma langue. Complètement dégouté, je ne pense même pas à ouvrir une tablette de chocolat pour au moins manger quelque chose.
Qu’est ce qu’ils ont fait de leur après midi, ces deux là ? En fait, non, je préfère ne pas imaginer. Comment a-t-elle pu nous faire ça, Elodie ? Et lui, il fallait absolument qu’il nous fasse le coup du pauvre immigré qui cherche à être intégré à tout prix ? Oh, et puis, qu’ils aillent au diable ! Je n’aurais jamais pensé être aussi jaloux que ça quelques mois auparavant. Je dois être fatigué : mieux vaut ne pas trainer trop longtemps. Ce soir là, je me couche vers neuf heures pour m’endormir vers minuit, mon esprit à vif.
Le lendemain, à l’école, Elsa et moi nous montrons méfiants, Elodie gênée et Anton n’est même pas là. Je ne la questionne pas sur ce qu’ils ont pu faire la veille mais sur le coup de midi, alors que nous sommes accoudés à une table de la cantine, je lui demande dans un élan de mesquinerie :
« _ Tu lui as fait quoi à ton… Euh… Anton ? Je veux dire, pourquoi il n’est pas là ?
_ Que veux tu que j’en sache, franchement ? Me répond-elle abruptement.
_ Attention Arthur ! Oublie tout de suite qu’on s’est fait plantés hier ! Me prévient ironiquement Elsa.
_ Je comprends que ça n’a pas dû être très agréable pour vous deux, mais… euh… ça devenait urgent qu’il puisse parler. Il ne se sentait vraiment pas très bien.
_ Ca n’a pas l’air d’aller beaucoup mieux, aujourd’hui, je remarque. Tu sais que les morsures n’arrangent pas les dépressifs ?
_ Mais ce n’est pas ce que tu peux penser ! Se défend vaillamment Elodie. Il avait juste besoin de parler à quelqu’un de… disons… Enfin, qui puisse l’écouter, quoi !
_ C’est vrai que vu comment on est estimés ici, on est vachement insensibles, s’insurge Elsa.
_ En tout cas, maintenant, on en est là. Ce serait dommage que notre bande se déchire pour si peu, objecte la félonne.
_ C’est juste qu’on aimerait bien savoir la vérité, je résume. »
Les jours passent, les semaines aussi, et même si Elsa se montre de plus en plus compréhensive dans son attitude avec Elodie, je n’en sais pas plus que ce fameux mercredi. Anton n’est revenu qu’au début de la semaine suivante, avec sa bouille habituelle, même si ses traits m’ont semblé un peu amaigris qu’avant. Curieusement, je m’inquiète un peu pour son allure maladive, sans m’exprimer ouvertement comme les autres membres de notre bande. Ma principale alliée, un peu réticente au début, s’est rapidement ralliée au point de vue de la félonne. Maintenant, lorsque je lui reparle de la sortie ciné où nous nous sommes faits largués, elle me répond le plus évasivement possible qu’il devait sûrement y avoir des raisons pour que ça se passe comme ça.
Mon énervement croit proportionnellement à la part toute aussi croissante de mes amis qui se liguent avec Elodie. Je suis sûr qu’ils se parlent entre eux, quand je ne suis pas là. Après tout, c’est vrai que je n’ai intégré le club très privé qu’au début de l’année, alors que les autres se connaissent depuis la sixième. Mais pourquoi m’exclure volontairement comme elle le fait ? Anton, à qui ça arrivait de discuter avec moi avant ce fichu mercredi après midi, me fiche des vents monumentaux et m’ignore superbement.
Le temps passe, le premier trimestre s’achève et les vacances arrivent par là-dessus. Le ciel est à m’image de mes pensées : assombri et nébuleux. Pendant les quinze jours de vacances, je ne pense même pas un instant à sortir de chez moi. Pourtant, avec les fêtes de fin d’année, ce ne sont pas les occasions qui manquent. Je passe un joyeux Noël en tête à tête avec mes parents et fête la saint Sylvestre dans ma chambre, allongé sur mon lit, le nez dans le livre le plus prenant que j’ai pu trouver. Finalement, j’opte plutôt pour un film d’horreur flippant à souhait. Seulement, une fois la lumière de ma chambre éteinte, les visages de mes amis reviennent avec force de détails dans mon esprit, chassant les images bien sanguinolentes des zombies.
N’y tenant plus, deux jours avant la rentrée, j’appelle Elodie pour lui demander des nouvelles. Sa voix est assez lointaine dans le combiné :
« _ Franchement, c’était génial ! S’exclame t-elle. Il y avait tout le monde et… enfin, j’espère qu’on pourra remettre ça l’année prochaine.
_ Anton était là ?
_ Tiens, ça t’intéresse ? » Silence de l’autre côté du fil, puis : « _ A ta place, je ne m’inquiéterai surtout pas… Je te dis qu’il ne se passe rien entre nous, tu peux me faire confiance, non ?
_ C’est juste que je vous trouve vachement proches alors que j’ai l’impression qu’il cherche à m’évincer du groupe.
_ Qu’il cherche à… Non, je veux bien croire qu’il est un peu maladroit mais là, je pense que vous devriez un peu vous parler. Ca irait tout de suite mieux, j’en suis sûre… Je veux bien faire la psy pour une thérapie de groupe, si tu veux. » Je la retrouve un peu là, avec des idées aussi excentriques, je marche aussitôt :
« _ On n’a rien à perdre à essayer », Je lui réponds.
Nous nous fixons un rendez vous chez elle, le week-end suivant, pour mettre tous nos différents à plat. Seulement, il n’y aura que le trio de départ et don Juan, pas la peine de rameuter tous les autres, on ne s’en sortirait jamais sinon. La semaine passe avec une rapidité impressionnante, mon appréhension augmentant à chaque journée qui s’écoule un peu plus. Le vendredi soir, je ne suis plus que l’ombre de moi-même, par peur de perdre ce qui est à mes yeux une amitié inestimable, mais en train de couler au moins aussi vite que le Titanic.
Le samedi matin, je me lève un peu trop vite : j’ai la tête qui tourne et une nausée qui me coupe l’appétit. Je n’avale rien de la matinée et je préfère mettre mes devoirs de côté, autant éviter de perdre du temps inutilement alors que ma tension joue aux montagnes russes. Je n’ai la tête à rien, aujourd’hui. Si seulement la pseudo séance de thérapie pouvait être annulée au dernier moment… pour cause de verglas, d’épidémie de gastro-entérite, de tempête de météorites… Je ne sais pas, moi, n’importe quoi plutôt que de le revoir… ce petit…
Lorsque je montre ma carte de bus à la chauffeuse, je me prends à espérer qu’elle ait un infarctus avant d’arriver chez Elodie. Mais non, elle est de bonne humeur, aujourd’hui : elle sourit de toutes ses dents jaunâtres et, chose rare, elle me salut lorsque je pousse la porte du véhicule. Je pourrais peut être prétexter un mal de ventre, une bronchite et lancer un appel de dernière minute pour me désister, mais ma fascination masochiste est trop importante. Je préfère aller droit à l’abattoir plutôt que de fuir, et tout ça pourquoi ? C’est vrai ça, pourquoi ?
C’est alors que je comprends mieux pas mal de choses d’un coup : moi qui ne me suis jamais intéressé à personne, peut être que, dans le fond, dans mon inconscient, je le trouvais pas mal sans m’en rendre compte. Pire encore : à cause de ça, j’ai commencé à être jaloux d’Elodie qui lui avait tapé dans l’œil. Ca voudrait dire que… oh non, il ne manquerait plus que ça ! Déjà que réfléchir à l’amour en général, ça ne me disait rien… Il ne manquait plus que ça !
Je pars m’assoir pas trop loin de l’avant du bus, c'est-à-dire trois rangées derrière la conductrice, en espérant pouvoir me calmer et mettre un peu d’ordre dans mes pensées avant d’arriver chez Elodie. C’est bien entamé : le nettoyage de printemps avance à bon train lorsque :
« _ Tu es aussi invité chez Elodie ? M’interrompt Anton sur un ton plein d’une assurance maladroite.
_ Séance de thérapie oblige, je lui réponds maussadement. Mais qu’est ce que vous pouvez bien faire entre vous ? Des orgies ?
_ Arrête un peu, ce serait pas mal, commence t-il tendu. Il serait vraiment temps que tu comprennes que…
_ Ecoute moi bien : je n’ai aucun conseil, et encore moins d’ordres à recevoir de personne, et surtout pas de toi, c’est clair ? Je m’énerve. Tu peux faire ton coq avec mes amis si ça te chantes, mais pas avec moi !
_ Excuse moi, se rétracte t-il. Il y a un malentendu : je voulais juste te demander de te poser un peu…
_ Me… poser… Tu me prends pour quoi ? Un de tes courtisans habituels ? Je m’exclame.
_ Tu vas me laisser parler un peu, oui ? »
Ca doit être sa manière de s’imposer… excusez moi, je voulais dire de s’intégrer, qui ne me plait pas trop. Comment veut-il avoir le beurre et l’argent du beurre ? Il croit peut être qu’il peut avoir Elodie et garder de bonnes relations avec tout le monde ? Mais ce n’est pas de lui que tu es jaloux, c’est d’elle… Tient, qu’est ce que je disais : il a tout le bus pour s’assoir mais non, pour assoir son besoin de domination partout, il est obligé de coloniser le siège à côté du mien. Je finis par répondre à sa question sur un ton boudeur :
« _ Non, j’attends la thérapie de groupe.
_ S’il te plait, arrête, et écoute : tu n’y peux rien, moi non plus, c’est comme ça…
_ T’y peux rien si tu fais exprès de casser notre groupe tout ça pour une vulgaire partie de chasse à la gazelle ? Elle était bonne, au moins, Elodie ?
_ C’est pas du tout ça, écoute un peu !
_ Non mais c’est vrai : je préfèrerai que tu me dises ce que tu lui veux une bonne fois pour toute, au lieu de faire ton tartuffe ! Si tu veux la déshabiller, arrête de vouloir trainer avec nous ! Au moins, le point positif, c’est que tu as toujours ta cour pas trop loin pour applaudir tes exploits… »
Mon élan d’hystérie est interrompu par un direct qui cogne ma mâchoire dans un craquement sinistre. Pendant un instant, je crains le pire, mais non, rien de cassé… ce n’est que la mise en route qui l’a faite grincer. Puis, je me décide à regarder en direction d’Anton. C’est la première fois que je le vois de si près et que je le regarde dans les yeux : c’est un coup à me faire perdre tous mes moyens, ça. Ma colère s’envole déjà à tire d’ailes, me laissant plus démuni qu’un nouveau né. Maintenant qu’il a cogné du poing sur la table (mon crâne en l’occurrence), il recommence son petit numéro, pas la peine de préciser que mon énervement me regonfle à vitesse grand V :
« _ Je suis désolé, je suis un peu stressé en ce moment, laisse moi en placer une…
_ Ecoute toi : il faut savoir ce qu’on veut dans la vie. Et Elodie… » Révélation ou coup de bluff (de génie) :
« _ Elodie, c’est une amie, sans doute une des plus sincères que j’ai jamais eu. Et je sais très bien ce que je veux.
_ Content pour toi, je réplique sur un ton boudeur. Maintenant si tu voulais bien me laisser tranquille en attendant qu’on arrive…
_ Si tu ne me laisses pas m’expliquer, laisse moi au moins m’exprimer… »
J’ai l’impression de comprendre légèrement, ou de tout comprendre et de faire comme si c’était trop compliqué. Ce scénario ne m’était jamais venu à l’esprit.
Anton me dévisage maintenant sans retenue, et je n’ai plus rien à lui balancer de désobligeant… de toute manière, l’envie m’en manque pas mal tout de suite. Comme s’il craignait que je me débatte, il me plaque entre le dossier de mon siège et la vitre. J’essaie de me détendre (on fait mieux en matière de détente) pour lui faire comprendre que ça ne fait pas partie de les intentions : le message passe, il libère mes bras, mais son étreinte reste aussi forte. Nos lèvres sont toujours plus proches : nos langues se mêlent alors que le bus quitte l’arrêt auquel nous devions descendre…
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