La voiture avance rapidement sur le ruban d’asphalte en direction du soleil couchant. Carcasse métallique rutilante dans les derniers rayons orangés du soleil mourant. La ligne blanche continue défile derrière la vitre passager seulement ponctuée de temps en temps par la coupure d’une borne SOS. Personne sur la route. Ni devant ni derrière. Seul dans le poste un vieux bluesman aux doigts décharnés arrache à sa guitare des notes pures et nostalgiques.
Personne.
Plus personne.
Plus envie de voire personne.
Une sorte de fuite en avant vers l’inconnu comme le solo du bluesman à la radio.
Je revois encore son visage ce matin dans la cuisine de notre appartement. En fait ce sont plutôt ses mains qui me reviennent. Leurs mouvements convulsifs. Ses doigts cherchant à se cacher les uns derrière les autres à tour de rôle. Jouant nerveusement avec sa trasse de café depuis longtemps vidée. Les gestes plus que les mots. Elle n’a d’ailleurs au final pas dit grand-chose. Son regard lorsque je me suis approché d’elle m’avait suffis. Quelques mots insignifiants. Superflus. Juste une confirmation de ce que je savais.
Dans le rétroviseur une lueur éphémère attire mon attention. Un pare-brise vient de s’illuminer dans les rayons du couchant. Le bluesman a laissé la place à une chanteuse soul qui s’épanche sur un amour perdu. Une histoire banale de tromperie et de mensonge. Une histoire banale…
Dans la blancheur du matin ses yeux noisette n’osaient même plus me regarder en face. Elle s’accrochait à son mug sur la petite table en formica beige comme si une tempête allait l’arracher de terre. L’annonce, pensait-elle, provoquerait mon ire. Mais il n’en fut rien. Depuis longtemps je savais sans qu’elle ne s’en doute. Un mail non supprimé. Une note de restaurant oubliée. Je savais mais je me le cachais. Et là la vérité nue ne m’avait même pas fait serrer les poings ou hausser le ton. Les caresses nerveuses de ses doigts fins et délicats sur la porcelaine brouge trahissaient ses pensées plus que ses propres mots.
La voiture derrière se rapproche imperceptiblement. Dans les lumières rouges orange de la fin du jour je perçois à peine la lueur bleutée des phares. A l’horizon, au-delà du pare-brise qui semble avaler l’asphalte le soleil disparaît derrière un fin rideau nuageux mauve. La nuit va tomber. Il va me falloir m’arrêter. Le manque de caféïne m’embrume l’esprit et commence à peser sur mes paupières rougies par les heures passées au volant. Un panneau routier éphémère me rappelle l’imminence d’une aire de repos.
Reposant ma tasse de café sur la table de la cuisine une fois qu’elle avait fini son monologue je l’avais laissée dans la solitude de sa radio grésillante et étais parti faire ma valise pour tailler la route pour de bon. Chemins divergents qu’elle avait dit ! J’avais plutôt le sentiment d’avoir été laissé sur le bas côté de la route comme un vieux chien qui aurait fait son temps. Une fois mes affaires réunies j’étais retourné dans la cuisine pour récupérer les clefs de voiture dans le vide-poche en forme de cœur. Elle n’avait pas bougé. Elle attendait derrière la table que je m’éclipse dans le chuchotement d’un mauvais R’n’B.
Derrière moi la voiture ne se rapproche plus. Son allure calquée sur la mienne nous taillons la route de concert. Ses phares bleus commencent à me piquer les yeux dans la nuit tombante. Au dessus, dans le ciel marbré de bleu et de violet quelques étoiles commencent à scintiller. Alors que la musique du poste radio cesse et que la voix nasillarde du commentateur annonce les titres suivants le panneau bleu de l’aire d’autoroute se dessine sur la droite au dessus des rambardes de sécurité. 1500m. 1000m. 800m. 300m.
300m. C’était la distance que j’ai parcouru jusqu’à la voiture, mon sac sur le dos, sachant très bien que depuis la fenêtre de l’immeuble elle suivait mon départ. Oh ce n’est pas qu’elle me regrettait ! Au contraire ! C’est plutôt qu’elle voulait être sûre que je ne tournerai pas les talons avant qu’elle n’appelle l’autre. Je lui laissais d’ailleurs ce plaisir et c’est sans un regard en arrière que j’étais monté dans l’auto et que j’avais démarrer passant la première avec l’étrange impression de commencer une nouvelle vie. Des chemins divergents !
300m. Le ruban blanc se sépare et ouvre une voie sur laquelle je m’engage. Derrière moi la voiture qui me suit s’engage elle aussi sur l’aire d’autoroute. Sûrement l’heure de se restaurer ou de faire ses besoins. Rien d’étonnant !
Le parking est désert. Les pompes à essences brillent sous les néons dont certains usés par le temps clignotent de manière disparate. Dans sa boutique-cafétéria l’employé de service regarde à travers la baie vitrée un groupe de moineaux qui se dispute sous la lumière d’un lampadaire les miettes d’un bout de sandwich abandonné sur le trottoir. Je me gare devant le bâtiment. Le moteur s’arrête. Machinalement je m’étire en poussant mes mains vers l’avant. Depuis ce matin je n’ai cessé de rouler. A vrai dire je ne sais même plus trop où je suis ayant suivi la route sans chercher de destination. Je n’ai pas le sentiment de fuir. Peut-être est-ce seulement l’évasion que je cherche.
La place parking s’illumine à ma droite. Des phares balayent le bitume avant de se fixer sur le mur du bâtiment. La voiture suiveuse vient se garer juste à côté. C’est une petite citadine noire flambant neuve aux vitres teintées. Dans le reflet de la carrosserie je peux voire mon visage blafard déformé. J’ai vraiment une sale gueule ce soir !
Un gargouillis m’arrache à mes songes. J’ai besoin de café. Machinalement je sors de la voiture et me dirige vers les portes vitrées automatiques laissant la petite voiture noire et ses occupants à leur sort.
Elle avait tout préparé à l’avance sans que je ne m’en aperçoive. Comptes en banque séparés, serrures changées, numéros de téléphones supprimés, assurances modifiées… Elle n’avait plus qu'à attendre le moment fatidique où avertir le chapon que l’heure du passage au four avait sonnée. Ce matin 7h30, à l’instant où je sortais de la salle de bain pour boire mon café avant de partir bosser ! Oh oui je suis parti après ça ! Mais pas bosser ! En vrille plutôt !... Et sans même boire un café pour me dés embrumer l’esprit !
Je glisse la pièce dans la fente de la machine. Expresso en grain sans sucre. La machine ronfle, les mécaniques travaillent. Le gobelet tombe et un jet noirâtre fumant glougloute dans le verre de plastic. Derrière son comptoir l’employé en tunique rouge me surveille discrètement. Nous sommes seuls dans la boutique. Avec ma gueule de déterré je comprends qu’il soit mal à l’aise. Je lui sourit aimablement et lui propose un café qu’il refuse poliment avant d’ouvrir un magazine auto. Je pose machinalement mon gobelet sur une table haute et regarde la station à travers les baies vitrées. La nuit est tombée pour de bon. Les lumières artificielles des néons et des lampadaires isolent la station au milieu de l’obscurité. L’aire de repos semble devenir un monde à part. Un petit univers en lui-même. Petit îlot désertique où viennent s’échouer quelques âmes errantes perdues de passage.
Les stations services des autoroutes m’ont toujours fait cette impression de bout du monde isolé. Endroit de rencontres éphémères où tout et n’importe quoi peut se passer sans que l’univers n’en soit perturbé. Une bulle de vie à part où rien n’est figé et où les visages fugaces ne laissent pas plus de traces que des ombres fugitives de vie entre aperçues. Un regard, un sourire une larme, des images et des sentiments sans lendemains…
Mais ce soir je suis là devant mon gobelet fumant perdu dans cette station isolée du monde par la barrière de la nuit. Là, sans lendemain, dans ce vase clos où le temps semble s’être arrêter. Je regarde ma voiture qui luit sous la lumière du lampadaire dans laquelle un ballet de moucherons danse doucement. Elle a l’air à bout de souffle. La peinture est fanée. Quelques bosses et creux perturbent les lignes froides de la carrosserie grise. Un des rétroviseurs orné de scotch bleu présente un angle bizarre. Elle est usée. Sans lendemain. Comme moi. A côté d’elle la petite voiture noire aux peintures et aux chromes impeccables fait figure d’œuvre d’art. Comme ces voitures sous plastique qu’on vous montre derrière les grandes vitrines des concessionnaires aguicheurs.
Tiens ! Au fait où est le conducteur de la voiture ? Hormis moi et le commis de la station je n’ai vu personne ! Et surtout personne n’est entré derrière moi !
Reposant le gobelet qui me brûle les doigts sur la table je scrute l’obscurité de l’habitacle. A travers le pare-brise je distingue un mouvement du côté conducteur.
Pourquoi ainsi rester dans sa voiture ?
Je réalise soudain que, si celui que j’observe est bien à l’abri dans sa voiture aussi opaque qu’une nuit sans lune, je suis quant à moi au contraire bien visible debout dans la lumière froide et blanche de mon néon plafonnier ! Comme une sculpture rétro dans la vitrine d’un magasin d’art et déco. Exposé aux regards derrière ma vitre en verre !
Oh et puis après tout ce ne sont pas mes affaires !
Je baisse les yeux laissant en paix l’occupant mystérieux préférant me consacrer à nouveau à ma solitude caféinée.
Mais bon dieu ! Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour qu’elle me traite comme ça ? Elle m’a pris pour un abruti pendant un bon bout de temps finalement ! Et moi j’ai joué au con en me voilant la face alors que je voyais tout venir ! Et voilà où ça m’amène !
Une station d’autoroute déserte je ne sais même pas où, tout seul à boire un café dégueulasse dans un gobelet en plastic mou pendant qu’elle, elle… Elle…Ils…
Sentant monter un sentiment de colère je sors précipitamment du bâtiment sous le regard ébahi de l’employé. La porte vitrée s’ouvre automatiquement laissant entrer d’un coup la nuit dans la salle climatisée. En deux pas je me retrouve sur le trottoir. L’air frais nocturne vient me lécher le visage calmant aussitôt mon accès de violence. Il n’y a aucun bruit. L’autoroute est déserte. Même les étoiles semblent s’être cachées derrière un voile noir. Il n’y a que moi sous la lumière des lampadaires sur un parking désert. Plus de « nous »… Seulement « moi » ! Moi et la petite voix dans ma tête qui me susurre que je suis bien mieux comme ça !
J’inspire une goulée d’air frais en fermant les yeux. Il faut que j’oublie son visage. Il faut que j’oublie ses mains, ses doigts jouant avec le mug. Les mots ne sont plus qu’une brume lointaine mais ses doigts fins et délicats m’obsèdent. Je les revois danser leur ballet tremblant autour de la laque rouge de sa tasse. Mélange subtil de culpabilité, d’impatience et de peur. C’est sûr j’ai joué les grands seigneurs sur le moment ! J’ai pris mes cliques et mes claques et je suis parti revêtu de toute ma fierté sans un mot ni un regard. Mais maintenant je me sens perdu au milieu de nulle part tout seul dans cette station avec pour seuls compagnons ma voiture et mes souvenirs.
Comme je voudrais ne plus être là. Ne plus penser. Tailler la route me permettait de ne plus exister, de simplement avancer. Vers quoi ? Je ne sais pas ! Mais je ne me posais pas la question. Mais là, maintenant… Je suis seul sur ce bout de trottoir ennuité devant des pompes à essences désertes au milieu de nulle part. Je me sens perdu.
« Vous auriez du feu ? »
La voie fluette a sifflé comme le chant d’un petit oiseau nocturne perturbant mes songes narcissiques.
Je me retourne. Debout sous la lumière du lampadaire nous sommes deux. Deux ombres solitaires dans un monde oublié et perdu.
Grande et fine, légèrement voûtée sous son grand manteau elle pose sur moi deux yeux rougis par des pleurs effacés. Derrière elle la portière de la petite voiture noire est grande ouverte dévoilant à la petite lumière jaune du plafonnier des sièges en cuir beige. Celui du passager est occupé par un gros sac en tissu d’où dépassent quelques bouts de vêtements hâtivement rangés. Elle me tend sa main pâle et gracile où attend une cigarette en mal de feu. A son annulaire je ne peux que contempler la trace blanche laissée par un anneau trop longtemps porté et récemment enlevé.
Deux silhouettes solitaires perdues sous le cône de lumière froide d’un lampadaire perdu dans une nuit sans étoiles.
Son regard pénètre le mien. Nous nous sondons mutuellement ne voyant que solitude et désolation. Deux âmes égarées en errance. Deux sentiers convergents…
« Oui… Et vous ? Vous auriez une cigarette pour moi ? »
Elle a souri.
Nous n’étions plus seuls.
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