« Si l’on m’avait dit qu’un jour je me retrouverais dans une situation pareille ! »
Deux heures qu’elle répétait ça. Sans interruption.
« Coincée dans une petite pièce ! Avec un garçon ! Inconnu, qui plus est ! »
C’était parti pour continuer encore deux heures. Au moins.
« Et sans savoir où je suis ! Sans savoir où, et pour combien de temps ; coincée ! Coincée, peut-être à jamais ! Coincée, enfermée… »
Ca n’allait pas le faire.
« …emprisonnée, incarcérée, retenue, enlevée, séquestrée, immobilisée… »
Non, ça n’allait pas le faire. Ca ne pouvait VRAIMENT pas continuer :
« LA FERME !! »
Oh merde. Je n’aurais peut-être pas dû crier si fort. Maintenant elle me regarde avec des grands yeux de biche effarouchée. Merde. Je n’avais pas l’intention de lui faire peur. Enfin, pas autant. Je voulais juste qu’elle arrête. Qu’elle se taise. Qu’elle me permette un peu, juste un peu, de réfléchir à la situation, et en silence. Pour autant que je puisse en juger, pour l’instant…
On est grave dans la merde.
Je suis là, enfermé avec une fille que je ne connais pas dans une pièce juste assez grande pour qu’on puisse y faire les cent pas ; certains de mes potes diraient que j’ai de la chance, si je sais bien manœuvrer, je peux… ou pas.
Il y a deux autres personnes ici. Deux zouaves qu’on croirait sortis tout droit d’un film d’héroïque fantasy. Le type, grand, l’air un peu buté, rébarbatif, le genre qu’on n’a pas vraiment envie d’aller chatouiller sous les bras. La femme, une vraie bombe à l’air maussade et languissant. Et les fringues ! Deux vrais clichés sur pattes. Et pourtant, ils ont l’air dans leur élément. A leur place. A l’aise, en tout cas.
On dirait qu’ils nous fixent. Qu’ils nous jugent. En tout cas ils nous observent. Mais dans quel but ? Quel intérêt ? A quoi ça rime tout ça ? Bordel, où suis-je ?!
Elle a l’air vraiment effrayée. La fille.
Je devrais peut-être m’excuser… Je lui ai fait un peu trop peur.
« Pardon. C’était pas mon intention. »
Elle a sursauté. Normal, ce sont les premiers mots qui sont prononcés dans cette pièce depuis… je ne sais pas même pas combien de temps s’est écoulé depuis qu’on est là. Ma montre ne marche pas.
Peu importe au fond, elle a enfin l’air moins craintive, moins sur le qui-vive, plus… curieuse peut-être.
Le dialogue va peut-être pouvoir s’amorcer.
« Tu t’excuses de quoi ?
- De t’avoir fait peur. C’était pas mon intention, j’le répète, mais j’avais besoin de réfléchir et je ne m’entendais plus penser, alors…
- Ne t’inquiète pas, je comprends, c’est vrai que j’ai tendance à parler à tort et à travers quand je suis stressée, je n’arrive pas à m’arrêter, c’est une véritable logorrhée, je …
- Stop. J’ai compris.
- Pardon. Je suis désolée.
- Commence pas à t’excuser aussi ou on va jamais s’en sortir. On n’a qu’à dire qu’on est quitte, ok ?
- D’accord. Donc ça veut dire qu’on recommence ?
- Hein ?
- On… On part sur de nouvelles bases ?
- Ouais, c’est une bonne idée. J’m’appelle Edouard, au fait.
- Enchantée, moi c’est Hélène, ravie de faire ta connaissance, je suis vraiment très touchée, et je… je…
- Pareil. »
Hélène eut un petit rire gênée, baissant les yeux sous le regard gentiment ironique d’Edouard. Saisissant une mèche de ses longs cheveux bruns entre deux doigts fuselés, elle essaya de retrouver une contenance.
Mais à chaque fois qu’elle levait ses yeux gris sur le jeune homme nonchalamment assis en face d’elle, elle perdait à nouveau pied. Pied qu’elle avait fort joli, d’ailleurs.
Il faut dire à sa décharge qu’elle n’avait guère l’habitude de fréquenter de jeunes hommes, et surtout de beaux bruns ténébreux à la dégaine de voyou, dont le regard sombre fait chavirer le cœur des filles et trembler les jambes des petits garçons…
Mais elle, elle n’était pas comme toutes ces filles, oh non, elle n’allait pas succomber à ce charme ravageur, elle n’allait pas écouter le sentiment nouveau en train d’éclore en elle, et…
« Ca fait un peu cliché, tu ne trouves pas ?
- Un peu ?! Pitié ! A se demander où Il les a ramassés. Je savais qu’Il avait un petit faible pour les stéréotypes bien classiques, mais à ce niveau-là c’est grave. Il faut qu’Il se fasse soigner !
- Il faut toujours que tu exagères…
- Que j’exagère ? Moi ? Tu viens de reconnaître toi-même que c’était pas nouveau ! Je veux bien croire que ce sont les vieilles recettes qui marchent le mieux, mais quand même ! Il pourrait essayer de changer un peu de temps en temps…
- Oui, eh bien là c’est trop tard. Alors tu sais quoi ? On va faire avec.
Les deux personnages assis dans leur coin s’étirèrent avant de se lever et de marcher sur leurs… proies ? jouets ?
- Personnellement, je trouve qu’Il a fait pire.
- Oui, mais c’est plus amusant si on ne s'y attends pas, ou si ce sont des cas désespérés ! Là, je sais d’avance comment ça va finir. A moi la fille, à toi le garçon, à moi les tenues courtes, à toi la violence… Et puis voilà. Aucune surprise ! Franchement, c’est…
- Attends un peu de voir. Qu’Il nous explique. Qui sait, on va peut-être bien s’amuser avec ces deux-là ? Deux jeunes innocents, victimes du destin et de la fatalité, qui… »
A ces mots, Hélène avait éclaté en sanglots, et s’était instinctivement blottie contre Edouard. Celui-ci, sans quitter des yeux les deux excentriques, passa un bras autour des épaules tremblotantes et tendit l’oreille dans l’espoir de saisir quelques-unes des phrases larmoyantes sanglotées par la jeune fille :
« Veux pas… Veux pas… Veux…
- T’inquiète pas, ça va aller.
- Veux pas mourir… Voulais… Voulais…
- Voulais ? Tu voulais… ?
- Voulais… Passer Noël… Famille…
- Tu voulais passer Noël en famille ?
- Uiiiiiiiih…
- QUOI ?! »
Le cri des deux fous couvrit même un instant les pleurs bruyants d’Hélène ; Edouard fit passer la jeune fille derrière lui afin de la protéger de son corps, et jeta son regard le plus noir et le plus hostile aux deux dérangés. Mais si celui-ci marchait à tous les coups sur les petites frappes du collège et du lycée, il n’eut strictement aucun effet sur l’homme et la femme gesticulant en face de lui. Ils continuèrent à crier et à hurler à tort et à travers :
« NOËL ?! C’EST NOËL ?! OU ALORS CEST BIENTÔT NOËL ?
- SI CEST LA PERIODE DES FÊTES, QUELLE IMPORTANCE QUE CA SOIT OU SERA : LE RESULTAT EST LE MÊME !!!
- SI NOËL EST DEJA PASSE, ON A PEUT-ÊTRE UNE CHANCE !!
- CHANCE ?! CHANCE DE QUOI ?! LE RESULTAT EST LA : ILS SONT LA ! ILS SONT DEJA LA !!
- IL A PRIS LE TEMPS DE LES CHERCHER …
- OU IL EST TOMBE DESSUS SANS PREVENIR ET IL LES A COINCES ICI !! AVEC NOUS !! OH BON SANG !! JE NE VEUX PAS !! JE SUIS CONTRE !! JE REFUSE !! JE M’INSURGE …
- CALME-TOI !
- JE SUIS CALME !!
- ALORS ARRÊTE DE CRIER ! SINON TU VAS LUI COLLER UNE MIGRAINE CARABINEE ET A MOI ITOU !
- D’ACCORD !
- PARFAIT ! »
Les deux protagonistes s’arrêtèrent enfin, haletants, le visage rouge. L’homme se redressa et se pinça l’arête du nez, après avoir fourragé dans ses cheveux déjà passablement décoiffés.
« Essayons de réfléchir calmement. Il faut déjà savoir où on en est. »
Sans plus attendre, il se dirigea vers le fond de la pièce, laissant sa compagne se ruiner à son tour le brushing d’un air exaspéré.
Face au mur, il prononça un mot étrange, et regarda s’effacer la paroi devant lui. Emerveillés par ce prodige, Hélène et Edouard en oublièrent leur méfiance et vinrent se ranger à ses côtés, quoiqu’en conservant une certaine distance de sécurité, pour mieux savourer le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux : deux grandes mains délicates, si impressionnantes, si près qu’on pouvait en distinguer les moindres détails, mettaient la dernière touche à un énorme paquet cadeau, faisant friser avec plus ou moins de succès le bout du ruban. Puis elles le mirent hors du champ de vision, avant de saisir un autre objet à vraisemblablement emballer et de commencer le processus.
« Oh bon sang, les cadeaux ne sont pas encore emballés.
- Donc on va devoir se farcir le réveillon, Noël, le jour de l’An… Joie sur la Terre !
- Arrête Filia, c’est bon ! On a compris que tu n’aimais pas Noël ! Mais c’est comme ça tous les ans, on connaît la chanson. Essaie de voir le bon côté des choses…
- Même avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas. Ce n’est pas que je n’aime pas Noël, au contraire ; mais je ne supporte de rester en rade, d’être laissée en plan comme ça, pendant au minimum deux semaines ! Ce n’est pas comme si la patience était la plus grande de mes qualités ! Enfin… Tu ne veux pas mettre le son, un peu, histoire qu’on ait une ou deux précisions supplémentaires ?
- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Rappelle-toi l’année dernière.
- Pitié, pas l’année dernière. Tu as raison. Et merde ! »
Et ce disant, la dénommée Filia mit un grand coup de pied contre la paroi (laquelle trembla étrangement), histoire sans doute de se passer les nerfs. Se faisant, la pièce s’éclaira presque instantanément.
« Ah, tu vois qu’Il pense à nous !
- Tu parles, c’est parce que je viens de Lui donner un sursaut de conscience ! De mauvaise conscience, j’espère. Aucune chance pour qu’Il ait une minute à Lui avant au moins deux semaines, et tu sais comme moi que…
- A nous de faire notre travail. Il faut que dans deux semaines, ces deux-là soient prêts. Ainsi, Il n’aura plus qu’à se mettre à table…
- Bon sang, mais qu’est-ce que vous nous voulez ?! »
C’en était trop pour Edouard ; ces deux dingues qui parlaient de lui comme s’il n’était pas là, cette pièce étrange, si nue et si pleine à la fois, et Hélène dont le menton avait recommencé à trembler à la mention d’une table… Tout cela expliquait le coup de sang du jeune homme. C’en était trop.
Il voulait des explications, des réponses. Et il les voulait vite.
« Alors ? On est où ici, et qu’est-ce que vous nous voulez ? C’est quoi cette pièce, c’est quoi cet éclairage, c’est quoi cet écran, comme si… comme si…
- Comme si quoi ? »
Les deux fous s’étaient figés, dans l’attente de sa réponse. Les mains croisées, l’air très sérieux, ils attendaient. Edouard déglutit, conscient de la solennité de l’instant, et aussi de l’absurdité de ce qu’il allait répondre.
Et pourtant…
Il ne put s’empêcher de parler d’une voix un peu étranglée :
« Comme si je voyais par les yeux de quelqu’un d’autre. »
Il y eut un instant de silence. Intense, chargé d’espoirs, de possibles avenirs… Un silence comme on n’en connaît que quelques-uns dans sa vie. Les deux dingues souriaient, comme fiers d’un enfant qui fait enfin ses premiers pas.
« La vision de quelqu’un d’autre ?
- Oui. Comme si… Comme si j’étais dans sa tête…
- Et ce qu’on voit, ce sont ses mains, murmura Hélène en état de choc.
- Tu as raison, c’est la vision de quelqu’un d’autre. Et tu as aussi raison, ce sont bien ses mains que l’on voit, ajouta l’homme en se tournant vers Hélène. Vous vous trouvez dans la tête de votre Auteur. Bienvenue dans le cerveau de votre Démiurge, bienvenue dans l’univers de …
- C’est cela, bienvenue ! Et j’espère que vous vous y plaisez, parce que vous allez y rester un sacré bout de temps !
- Filia !
- Oh allez Denios, ne fait pas ton timide ! Tu as commencé à tout leur dire, tu ne vas pas t’arrêter en si bon chemin ! Parce que, voyez-vous, vous êtes coincés ici, avec nous, jusqu’à ce que l’Auteur se décide à écrire. Or, si nous sommes en plein milieu des fêtes de Noël, Il ne va pas pouvoir trouver un crayon, une feuille de papier et un moment de calme avant un bout de temps ! Entre les repas de famille de plusieurs heures, le déballage de cadeaux et le tournée des remerciements, les photos souvenirs et les jeux de société… Je hais Noël pour ça. Alors installez-vous confortablement, sur son cervelet si vous voulez, faites comme moi, et piquez un petit somme, pourquoi pas, parce que croyez-moi, on est ici pour un bout de temps… »
Et aussitôt dit, aussitôt fait : Filia s’allongea sur une grosse excroissance moelleuse qu’elle avait déroulée de la paroi, ferma les yeux et se mit à ronfler consciencieusement. Exaspéré par une réaction aussi puérile, Denios soupira bruyamment, se dirigea calmement vers Filia et son étrange matelas, et se mit tout aussi consciencieusement à le bourrer de coups de pieds.
« Arrête ça immédiatement !
- Toi, arrête ça ! Espèce de gamine ! Tu ne penses pas avoir autre chose à faire, hein ?
- Lâche-moi ! Et arrête ça d’abord, tu vas finir par lui coller la migraine ou par lui faire péter un câble !
- Descends de là plutôt ! Tu écrases son imagination !
- Comment oses-tu ?! Je suis légère comme une plume !
- Toi ?! Tu brides ses envolées, tu freines son inspiration, espèce de poids mort ! Faux personnage !
- Que… ?!
- Justement, puisqu’on en parle, qui êtes-vous ? »
Le silence se fit de justesse. L’intervention d’Edouard empêcha in extremis une querelle stérile tout en évitant aux deux débiles de perdre la face.
« Depuis tout à l’heure… Enfin, depuis que vous êtes là, vous nous servez un tas d’explications toutes plus extravagantes, plus saugrenues les unes que les autres. Et on devrait vous croire, alors qu’on ne sait même pas qui vous êtes ? D’où ma question : qui êtes-vous ?
- D’habitude, c’est plutôt nous qui posons cette question.
- Oui mais d’habitude, nous faisons une entrée en matière un peu plus impressionnante, Filia.
- A qui la faute, si nous avons perdu tous nos effets ?
- Certes, à qui la faute ? Qui a la phobie de Noël ? Qui a piqué une crise ?
- Pourquoi toujours moi ? Et puis mets-toi à ma place, c’est quand même un choc, non ?
- Ce qui est fait est fait, on ne va pas y revenir maintenant. La question est désormais de savoir comment sauver ce qui peut l’être encore ?
- Euh, vous savez, une présentation standard, ça nous va très bien aussi… intervint Hélène d’une voix douce.
- Sans doute, mais ce n’est pas la procédure habituelle à suivre ! Ca manque de panache. Enfin, je suppose qu’on n’a plus trop le choix. Je commence : je suis…
- Et pourquoi toi ? Pourquoi pas moi ? Pourquoi moi, je commencerais pas ?
- Parce que d’une, j’avais la parole que tu m’as grossièrement coupé il y a deux secondes, et de deux, même si je suis d’habitude galant, tu as usé ma patience jusqu’à l’os, alors pour une fois, tais-toi, reste calme, et laisse-moi parler ! Bien… Je disais donc : je me nomme Denios, je suis Passeur et je suis là pour vous. Je vous souhaite la bienvenue du fond du cœur.
- Je me nomme Filia, je suis Passeuse et je suis là pour vous. Voilà.
- Ok, alors déjà stop. Ca ne va pas : c’est quoi un passeur, une passeuse ?
- Un Passeur, s’il-te-plaît Edouard. C’est notre rôle, notre raison d’être et notre définition. A la fois fonction et nom.
- Nous sommes là pour aider les pauvres petits poussins comme vous à devenir des personnages dignes de ce nom, pour peu que vous ayez une once d’héroïsme en vous.
- Notre rôle est de vous aider à vous former et à vous découvrir ; notre raison d’être est d’aider notre Auteur à trouver ceux qui lui conviennent ; notre définition… notre mission… Bref, nous sommes là pour vous aider à passer de l’Autre Côté.
- L’Autre Côté ?
- Tu croyais être tranquille, peut-être ? Pauvre biquet, le voilà tout déçu ! Tu pensais vraiment pouvoir poser tes fesses sur un siège moelleux, en attendant que l’aventure te tombe rôtie dans le bec ? C’est fini, les contes de fées, mon gars, c’est…
- Filia !
- Quoi ?
- Arrête. Calme-toi.
- Je suis calme. Enfin, je vais bientôt l’être, puisque je me défoule. J’en ai assez, tu comprends ? Non seulement c’est Noël, mais en plus ces mecs n’ont jamais assez de c…ourage pour me résister ! J’en ai marre !!
- Filia…
- Quoi encore ?
- La ferme. Ok, reprenons depuis le début, voulez-vous ? Vous êtes ici dans le cerveau de l’Auteur, et vous êtes là pour devenir ses personnages. Pour l’instant, vous n’êtes que… ça, mais avec notre aide, vous allez devenir quelqu’un, vous allez révéler le personnage qui est en vous !
- S’il y a quelqu’un à révéler…
- Filia…
- Je me tais !
- Pourquoi faire ?!
- Pardon ?
- Pour quoi faire, devenir des personnages ?!
- Cela, l’Auteur seul le sait…
- Et si je ne veux pas ? C’est vrai, pourquoi je deviendrais un personnage ? J’ai une vie, j’ai un nom, je…
- Tu es déjà une sorte de personnage, en effet.
- Mais tu n’es pas celui que l’Auteur veut. Tu lui corresponds juste un peu ; et nous allons t’aider à découvrir en quoi.
- Je ne veux pas changer ! Je suis moi !
- C’est vrai… en partie.
- Qui es-tu ?
- Pardon ?
- Tu es toi : qui es-tu ?
- Je suis… Je suis Edouard, je… Je… »
Une panique incommensurable se peignit sur les traits du jeune homme. Désespérément, il se prit la tête dans les mains, comme pour empêcher son cerveau et ses souvenirs de s’échapper ; pourtant, comme des lambeaux de brumes, ils s’effilochaient ; c’était le trou noir. D’où venait-il ? Qui était-il ? Où allait-il ? Quel âge, des parents, une famille, une adresse, des loisirs, des amis… Plus rien. Ces souvenirs avaient-ils un jour existés ? Avait-il un jour été quelqu’un ? Il ne se rappelait plus, ou il n’avait jamais rien eu de tout cela. Il se raccrochait à son seul nom au milieu du néant de sa personnalité inexistante.
Cependant, avant de sombrer dans le gouffre noir de sa propre identité, il fut sauvé. Par la très douce, très discrète et jusqu’ici muette Hélène. Maintenant que la vérité avait été dévoilée, elle se tenait droite, irradiant le calme et la maîtrise de soi.
« Aidez-le immédiatement ou je vous pète le nez. C’est votre rôle, non ? D’empêcher qu’il y ait trop de casse. Alors aidez-le ou il va vous claquer entre les doigts.
- Oh là, tu te calmes fillette !
- C’est toi qui hurles depuis tout à l’heure ; alors pour une fois, justifie ton salaire, et aide-le !
- Dis donc, sacré caractère, la miss…
- Arrête de sourire, Denios ! Je peux savoir ce qui te fait marrer ?
- Rien, mis à part que j’ai l’impression de te retrouver en petit format : le même sale caractère, et apparemment la même tête de cochon.
- Fiche-toi de moi si tu veux, mais ne me compare pas à cette fille. Regarde-là : elle est morte de trouille. Je te parie tout ce que tu veux qu’avant c’était une gentille fille, sérieuse dans ces études, mature pour son âge, avec de bonnes fréquentations, de chastes pensées, aimée des enfants et des mamies… Et qui soudain se découvre une âme de guerrière. J’ai pas raison ?
- Hein ?
- On dit pardon.
- Quoi ?
- Laisse tomber. Et réponds à ma question.
- Hein ?
- D’accord…. Comment tu te sens ?
- Je ne sais pas trop, mais je …
- Qui étais-tu ? Et qui es-tu désormais ?
- En fait, c’est un peu comme tu as dis…
- Tu vois ? Je le savais ! Bonjour le stéréotype !
- C’est une guerrière, tu devrais être contente !
- Attends, laisse-moi deviner : une guerrière avec une grande empathie, qui dissimule ses rêveries romantiques de jeune fille sous des dehors un peu rude, et qui règle son Œdipe à coups d’épées, dans des tenues à coup sûr trop juste pour son opulente poitrine et ses jambes de gazelle ? Stéréotype, quand tu nous tiens…
- Filia…
- Oui, je sais, je ne suis jamais contente ! Et toi gamin, dis-moi un peu. Tu te sens comment ? Tu as compris, c’est comme chez ton psy : dis-moi ce que tu ressens, et je te dirais qui tu es, sauf que là on n’a pas de divan. Alors ?
- Je… je… je ne sais pas.
- Si tu me dis que tu as envie de pousser la chansonnette comme un pauvre barde éconduit…
- Non ! Je… Je ne sais vraiment pas.
- T’inquiètes pas, c’est pas grave. Après tout, on est là pour le découvrir ensemble. C’est notre boulot aussi… »
Edouard hésita un instant, puis saisit la main que lui tendait Denios. Il se sentait un peu mieux, un peu plus calme, face à la grande aventure qui l’attendait.
D’un geste, Denios ordonna aux paupières de se fermer, tandis que Filia emmenait le reste du groupe vers une porte étrange, apparue une peu comme ça.
« On va où, là ?
- De l’Autre Côté.
- C’est quoi l’Autre Côté ?
- C’est l’Imagination, mon pote ! C’est là qu’on va vous former.
- Et… ça va faire mal ?
- Un peu mon neveu, t’attends pas à des vacances !
- Filia ! Ceci dit, elle a en partie raison ; en fait, vous allez mourir.
- Oui, il faut bien mourir pour renaître un peu, non ?
- Et les cicatrices que vous allez récolter seront autant de lignes traçant votre histoire.
- A même la peau… Celle-là ne risque pas de s’envoler.
- Non. Bon, vous êtes prêts ?
- Oui.
- Edouard ?
- Oui. Je… Je crois.
- Parfait. Dans ce cas…. Bienvenue dans l’Imagination. Et vous n’en sortirez que héros…
- Héros ?
- Au moins d’une histoire : la Sienne. »
Une pièce plongée dans la pénombre. Dans un coin, un bureau, quelques papiers, des stylos qui luisent doucement au clair de lune. Une porte s’ouvre : bruits, rires, éclats de lumières colorées, de chaleurs…
Elle se referme. Obscurité, au sein de laquelle se fait entendre un léger soupir. Une main qui tâtonne vers l’interrupteur. Un tout petit rond de lumière qui naît sur le bureau. La moquette étouffe le bruit feutré des pantoufles, mais la chaise grince légèrement quand on s’y assoit, ou plutôt quand on s’y affale.
Tapotements du bout des doigts sur la table, une main dans les cheveux, encore un soupir… On remue les papiers, on choisit un crayon.
Un temps d’attente.
Assez long.
Suspendu au-dessus du gouffre de papier blanc.
Quelques mouvements d’esquisses, rituel d’ouverture ; puis soudain, la plume qui se pose enfin sur le papier. Elle ne tremble pas sur la feuille, elle attend un instant ; elle goûte, elle teste la texture, elle savoure l’instant. Puis soudain, elle se lance.
Miracle du premier trait esquissé, deux portraits qui se dessinent, deux personnages qui naissent, qui s’aiment…
J'espère que c'était compréhensible, et que ça vous a plu. Je ne suis pas vraiment satisfaite de ce texte, puisque j'ai l'impression de vous avoir livré un embryon d'histoire ; et c'est bien le cas, parce que j'ai jeté là-dedans plein de pistes que je compte explorer un jour.
Mais plus qu'un simple bout d'essai, ce texte est avant tout une piètre tentative pour rendre hommage à mon maître, Pierre Bottero. Pour ceux qui le connaissent, j'espère que vous avez lu les appendices des Mondes d'Ewilan. Si c'est le cas, souvenez-vous de Bjorn, le personnage "qui s'incruste à l'heure de l'apéro". Si non, foncez les lire. Et si vous n'avez pas lu Pierre Bottero, La Quête d'Ewilan, faites-le ! Si vous avez du temps à perdre sur mes textes de débutante, alors vous avez du temsp pour cette magnifique lecture !!
C'est en souvenir de lui qu'un jour, j'écrirais la suite, parce que c'est lui qui m'a ouvert la Porte...
Petite explication tout de même, et merci à Timéa de m'avoir fourni l'inspiration : "Kephale" est une orthographe approximative du mot qui signifie "la tête" en grec ancien. Et en français moderne, une "céphalée" désigne un mal de tête chronique, autrement dit avoir "mal au crâne" ^^.
Voilà, vous savez tout ! Au plaisir de vous revoir...
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