7h30 le réveil sonne. Il annonce une nouvelle journée avec pourtant les informations des jours précédents. Paradoxe que tout le monde semble avoir adopté néanmoins. Pour ma part je n’y fais plus attention depuis des années et machinalement j’éteins le paradoxe universel pour entrer dans mon quotidien personnel. Ce quotidien commence par une longue douche, un soin minutieux à choisir mes vêtements, un petit-déjeuner copieux. Il est alors temps de sortir pour accomplir cette fois mon quotidien professionnel auquel je dépense une grande partie de ma journée avant de retourner à mon quotidien personnel.
Mais aujourd’hui, le quotidien s’est évaporé et a fait place à l’apparition de cette femme. Elle est là, face à ma fenêtre, je ne saurais dire depuis combien de temps. Elle regarde fixement à l’intérieur de chez moi, me privant de mon intimité. Qui est-elle ? Est-ce je la connais ? Est-ce qu’elle me connait ? Quelle raison la pousse à être figée devant chez moi ? Y-a-t’il un lien entre nous ?
Je ferme les rideaux mais je sais qu’elle est encore là, le même regard posé cette fois sur un voile blanc, voilà la seule différence. Même avec les rideaux, c’est une intrusion dans ma vie privée. Une intrusion que je n’ai ni choisie ni voulue. Une intrusion qui me met mal à l’aise. Je suis pourtant chez moi. Mais c’est justement ça le problème. Pourquoi s’introduit-elle chez moi de cette façon ?
J’éteins les lumières, pourtant l’obscurité m’envahit davantage qu’elle. Elle est toujours là, elle n’a pas bougé, elle n’a pas tourné le regard. Combien de temps va-t-elle rester là. Qu’attend-elle au juste ? Que je sorte ? Que je lui parle ? Je refuse d’établir le moindre contact avec elle. Je resterai chez moi aussi longtemps qu’elle sera devant chez moi. Elle va bien finir par partir, non ?
Les heures défilent, ma journée est gâchée. J’aurais dû aller au travail, à l’heure qu’il est je serais sur le chemin du retour, prêt à retrouver mon intimité si confortable. Mais rien ne s’est passé comme ça aurait dû l’être et je n’ai même plus d’intimité pour me réconforter. Elle m’a foutu ma journée en l’air, demain je vais devoir réparer ça. Mais le pourrais-je ?
Non je ne pourrais pas. Car à nouveau le réveil sonne et à nouveau elle est là. Dans la même position que la veille, le même regard inlassablement posé sur les rideaux. Telle une statue de marbre qui s’impose devant chez moi. Non, plus qu’une statue, car si sa silhouette est passive, son regard est bien actif, lui. Et depuis la veille il agit sur moi comme une bombe à retardement. Tic tac. Tic tac…
Je ne suis plus maître de moi, ou plutôt je ne jouie plus de liberté inconsciente. A présent tout ce que je fais est observé, jugé. Ou peut-être que ça a toujours été le cas, mais là je vois Big Brother, je sais qu’il me surveille. Il a pris forme dans le corps de cette femme inconnue. Qu’est-ce qui lui donne droit d’agir ainsi ? Ai-je quelque chose à me reprocher ?
Je suis une personne tout à fait honnête, respectable. Tout ce que je fais est juste, réfléchit. Mais peut-être que c’est trop, les gens n’aiment pas ceux qui sont meilleurs qu’eux, ça les gênes. Ou peut-être que ce n’est pas assez, que quelque chose manque dans mes actes sans que je m’en rende compte. Est-ce que j’ai oublié de faire quelque chose ?
Au fond suis-je l’être que je cherchais à devenir ? Mais si j’ai effectivement atteint mes objectifs, les gens perçoivent-ils de moi l’image que je voudrais renvoyer ? Comment puis-je connaitre ce que les gens pensent de moi sans être ces gens eux-mêmes ? Pensent-ils vraiment quelque chose à propos de moi ? Que suis-je dans l’univers de leur conscience ?
Le miroir me renvoie une image de moi qui est différente de celle dans mon esprit. Ce que je suis n’est pas ce que je pense être. Quelle est la vraie réalité, celle du miroir ou celle de ma conscience ? J’ai été trop lâche jusqu’ici pour voir autre chose que ce que je voulais voir, j’ai peut-être toujours été dans le faux, je n’ai jamais ouvert les yeux. C’était plus facile ainsi.
Mais à présent qu’on force le regard sur moi j’apprends à me regarder moi-même. Ce que je vois me fais horreur. Que suis-je ? Qui suis-je ? Je ne sais plus rien. Depuis combien de temps le manège a-t-il commencé à tourner dans l’autre sens ? Je ne sais même plus. J’allume la radio, unique contact à présent avec l’extérieur. Mais à quoi bon rester à l’écoute d’un monde qui m’est inconnu ?
Je suis toujours dans le noir, mais depuis combien de jour ? Je ne fais plus rien de ce qui rythmait mon quotidien, à présent chaque minute appartient au même lapse de temps. Plus rien n’est réglé. Mais je n’appartiens plus à ce monde, je suis enfermé dans l’univers de ma conscience. Peut-être l’ai-je toujours été, la seule différence est qu’à présent mon imagination ne me montre plus de film.
Je suis seul sans savoir qui je suis. Oh si je suis un lâche, un menteur. Jamais je n’ai eu le courage de vivre en me laissant aller et je me suis toujours voilé la face. Je ne suis qu’une conscience errante, sans but, sans passion, sans amour. Cela ne fait pas de moi un homme. Ma raison me trompe, mes sens ne sont pas fiables. Comment atteindre la vérité alors ?
La vérité, n’est-ce pas ce qui est éternel ? Mais qu’est-ce qui est vraiment éternel ? Qu’est-ce qui jamais ne changera de forme ? Quelque chose sur laquelle jamais personne n’aura d’emprise. Quelque chose qui nous fait peur. Quelque chose qui est sous nos yeux. La vérité, au fond, nous la connaissons tous. La seule, la plus réelle au monde : la mort.
La mort est éternelle est immuable. Rien d’autre n’existe plus que la mort. La vie n’est que la naissance de la mort. S’il y a un Dieu, s’il doit être éternel et plus puissant que n’importe quel autre entité, alors Dieu est mort. Voyez, rien n’existe. Tout ce qui nous entoure est illusion, éphémère mensonge. Et j’y ai cru, je l’ai tenu pour vrai. Comment ai-je pu être si idiot ?
Je m’arrache les cheveux devant le miroir, je ne ressemble plus à rien. Mais à quoi je ressemblais avant ? Cela avait-il une importance ? Pourquoi nos yeux se bornent-ils au visible ? Je ne me souviens de rien, je me cogne la tête contre les murs, mais tout n’est que du vide. Tout ce que je vois devient flou, j’ai l’esprit vaporeux, je ne distingue plus rien. Et j’ai chaud, j’ai chaud.
Je vais exploser, je sens mes nerfs lâcher, je vais suffoquer. Je ne peux plus réfléchir, je me sens bouillir, je ne peux plus rien sentir. Je tombe au sol dans un tremblement, la bibliothèque l’a senti et tombe à son tour. Je péris sous les manuels, ensevelis au milieu des pages, enfouis entre les lignes, engloutis par les mots.
Platon m’a donné le premier coup, mais avec Descartes je ne sentais plus la douleur. Spinoza l’a suivi de près, et avec lui j’ai aperçu ma vie sous l’angle de l’éternité, c’est peut-être ça voir sa vie défiler sous ses yeux. Mais Hume n’a pas faillit à la loi de causalité et à entrainé Berkeley dans sa chute en me rappelant que tout ça ne découle que de mon esprit. Kant m’est alors tombé dessus en me ramenant dans le temps et l’espace qui m’entoure. Mais c’est Kierkegaard qui m’a achevé en me montrant ce qui est vrai pour moi : la mort. Pourquoi avais-je gardé tous ces livres ?
***
Dans un quartier paisible d’une banlieue paisible, une jeune femme était inquiète. Elle regardait anxieusement son chat coincé sur le toit de la maison voisine. Pendant deux jours, le pauvre animal n’avait trouvé le moyen de redescendre de son perchoir. Impossible de demander de l’aide au résident de la demeure, les rideaux étaient fermés, il ne devait certainement pas être là. Puis le chat est retombé sur ses pattes, les jours se sont écoulés, mais les rideaux ne sont jamais ré-ouverts. |