Il l'avait toujours protégé.
Comment l'exprimer ?
Gaara avait toujours été si... chétif. Certes, ce n'était pas l'image qu'on associait d'ordinaire à un délinquant de bientôt dix-neuf ans qui avait plus de morts sur la conscience qu'Orochimaru le savant fou. Encore moins au seul être humain à avoir ressucité. Mort clinique, mort cardiaque. Et coeur qui bat à nouveau. Et pourtant, il l'avait toujours été, quelque soit sa puissance. Enfant, il était plus petit que les autres, plus léger aussi. Plus fragile malgré sa force. Il y a deux ans de ça, il avait fait une poussée de croissance. Il avait pris une vingtaine de centimètres en moins d'un an. Un mètre quatre-vingt-cinq, moins de soixante kilos. Quand il regardait Gaara, Sasuke avait l'impression qu'il suffirait d'un claquement de doigts pour que celui-ci s'effondre.
Il savait également que si Gaara s'effondrait, il ne s'en relèverait pas. Et ça, ce n'était pas une impression, mais une certitude.
Gaara... Il se tenait devant lui. Si stoïque. La peau si pâle. On aurait dit une statue. La plus belle et la plus vivante des statues, avec ses yeux à la couleur changeante, indéfinissable. A l'expression indescriptible. S'il avait fallu à Sasuke qualifier les yeux de Gaara, il aurait choisi le mot "harmonie". Pourtant, rien n'était harmonieux, chez Gaara. Sa peau presque translucide contrastait trop avec sa chevelure enflammée. Ses yeux sans âge trahissaient une sagesse et une maturité en total décalage avec son jeune âge.
Non, rien n'était en harmonie, chez Gaara. Et c'était justement pour ça qu'il était harmonieux. Sasuke attrapa sa tasse de café fumante à côté de l'évier. Ses propres yeux accrochèrent la couleur du liquide, avant de se reporter sur les murs. Il s'agissait exactement du même brun. Quand avait-il développé ce coup d'oeil et cet intérêt de la correspondance des teintes ? Il ne s'en souvenait pas. Quand il avait renconter Gaara, peut-être. Sans doute, puisque la première chose qui l'avait marqué, c'avait été qu'il dégageait trop de couleur pour quelqu'un de mort. Au coeur mort, s'entend. A l'époque, Sasuke ne ressentait rien. Et Gaara non plus.
A vrai dire... des deux, ce n'était pas Sasuke, qui avait le plus de problèmes et qui souffraient le plus.
Il se secoua. "Ce n'est pas le moment de révâsser" se dit-il en vidant d'un trait le contenu de sa tasse. Le liquide brûlant coula dans sa gorge, lui arrachant une grimace. Il avait toujours détesté le café.
Oh, et puis zut. Il achèverait sa tâche plus tard. Gaara méritait amplement qu'il prenne plus de temps pour réfléchir. Où en était-il, déjà ?
Ah, oui. Au moment de sa rencontre avec le mystérieux adolescent qui allait devenir une des choses les plus importantes de sa vie. Il fallait bien reconnaître qu'aucun des deux n'avaient eu une vie facile. Tout deux venus d'une famille riche et influente, ils auraient pu être heureux. Cependant, la rigueur morale, le devoir d'excellence qui régnaient chez eux les avaient détournés du bonheur au profit de la haine, de la délinquance, et du combat.
Mais pas n'importe quel combat.
Un combat violent, où tout est permis.
Un combat à mort.
Mort.
C'est la mort qui les guidait, c'est la mort qu'ils semaient derrière eux. Un profond mal-être enfoui en eux, ils vivaient comme ils pouvaient. Bélliqueux, ils s'étaient vite fait un nom. Plus personne n'osait les déranger. La différence ? On recherchait quand même la compagnie de l'Uchiwa. Gaara no Sabbaku, lui, ne disposait et n'attirait aucune sympathie. Ceci dit, ça ne changeait pas grand chose pour lui.
Il avait six ans quand il avait appris que l'amour n'existait pas.
Comment expliquer ? Comment expliquer la manière dont les tripes de Sasuke s'étaient contractées quand il avait vu Gaara pour la première fois ?
Un adversaire.
Ils s'étaient battus, presque à mort. Ou du moins c'aurait été le cas si une jeune fille du nom de Sakura ne s'était pas interposée entre un poignard et Sasuke. Elle en était morte.
Alors, soudainement et progressivement à la fois, le monde avait cessé de faire un quelconque bruit autour d'eux. Ils ne faisaient que regarder le cadavre qui gisait à leurs pieds. Pas tout à fait un cadavre, d'ailleurs. Elle avait les yeux ouverts et gémissait.
Elle cracha du sang.
Sakura les fixaient, suppliante. Peut-être qu'en la transportant à l'hôpital rapidement, ils auraient pu la sauver. Ils se contentèrent de regarder, assomés de stupéfaction, une large flaque d'hémoglobine s'agrandir sous elle.
Ils ne surent pas combien de temps cela avait duré, ni comment ils avaient eu la chance que personne ne passe par cette ruelle. Ils ne se souvenaient que de la fille mourrante, qui avait planté son regard dans celui de Sasuke. C'était d'ailleurs très probablement la dernière chose qu'elle avait vu.
Des iris d'un noir absolu l'avaient emportée dans l'autre monde. Quelle ironie. Ensuite, ils avaient pris le corps, et l'avaient lesté de pierres. Puis ils l'avaient lancé dans le fleuve. Ils étaient assurés que ce souvenir ne remonterait jamais à la surface. Après cela, ils s'étaient fixés, longtemps.
Cherchant dans le regard de l'autre des réponses à des questions qui n'existaient pas encore. Enfin, dans un même mouvement, ils s'étaient retournés, et, côte à côte, s'en étaient allés. Ils ne s'étaient plus jamais quittés, unis par un secret macabre.
Depuis cette bataille manquée, les deux garçons n'avaient plus porté la main sur l'autre. Ils n'avaient plus eu de sujets de disputes, non plus.
Ceci dit, bavards comme ils étaient, la chose n'était pas d'une complexité extrême.
Petit à petit, par détails, ils s'étaient apprivoisés, racontés leurs vies. Sans se parler vraiment, aucun secret personnel ne se dressait entre eux. Et ça, Sasuke ne comprenait pas. Comment pouvait-il en savoir autant sur Gaara alors qu'il se souvenait à peine du son de sa voix ?
Le son de sa voix.
La chose la plus extraordinaire que l'Uchiwa ait entendue. Une mélodie grave, basse, mesurée. Envoûtante. Dangereuse. Aussi dangereuse que Gaara en lui-même, d'ailleurs. Sasuke aurait presque eut peur. Cependant, l'attirance inexorable qui le poussait vers le roux l'en empêchait. Oui, décidément, il l'attirait, et ce de plus en plus. Sasuke aurait été capable de dessiner chaque parcelle de peau avec exactitude.
Une chemise noire mal mise au col ouvert, cachait un torse imberbe, aussi pâle que le visage de son propriétaire. Des muscles déliés, fins, qui ne laissaient pas présager une seconde de la force dont Gaara pouvait faire preuve. Un menton à peine plus carré que celui de l'Uchiwa, un visage moins raffiné, aux paumettes moins saillantes, mais tout aussi beau, encadrés par des mèches rousses. Des yeux incroyables, entourés de larges cernes, d'un violet si foncé qu'il en devenait noir, qui donnaient à Gaara l'air constamment malade, et approfondissait le mystère de son regard. Son front tatoué d'un kanji aussi rouge que le sang.
Ca aussi, c'était typiquement de Gaara. Il s'était infligé ce tatouage uniquement pour se souvenir de ne vivre que par et pour lui. Et il l'avait fait faire sur son visage, afin de le voir dans la glace tous les jours. Afin que la souffrance qu'il éprouvait ne s'estompe jamais, qu'il s'en serve comme d'un rappel.
Vivre par et pour soi. Etait-ce possible ? Sans doute, pour quelqu'un d'aussi fort que Gaara. En revanche, du haut de ses dix-neuf ans, Sasuke Uchiwa était fait d'une toute autre étoffe : il était un dépressif chronique. Un évènement complètement anodin pouvait le briser pour des jours entiers.
Il connaissait sa faiblesse et la haïssait, mais comment lutter contre sa nature profonde ? Avait-il seulement assez de volonté pour cela ? Il n'avait pas de réponses à ses questions. Jamais. Sa tasse tomba sur le sol, se brisa sans même qu'il réagisse. Sasuke se regarda dans la glace pendue au mur de sa chambre. Des cheveux noirs, embroussaillés, qui retombaient en mèches distinctes sur son visage. Un nez fin, des paumettes hautes, marquées. Bref, comme d'habitude, il était d'une beauté à couper le souffle. Mais ce n'était pas ça qui lui faisait entrouvrir les lèvres de stupeur. Dans ses yeux, il ne voyait rien. Rien qu'un vide immense, qu'un manque impossible à combler.
Il délaissa son travail inaccompli et sa tasse de café en petits morceaux, sortit de la pièce. Peut-être pouvait-il encore le faire.
Dans l'entrée, il le vit. A pas silencieux, il s'approcha de Gaara. Tout près. De plus en plus, jusqu'à coller à son dos. Puis Sasuke posa sa tête sur l'épaule du jeune homme qui s'apprêtait à partir. Celui-ci ne bougea pas. Il ne bougerait pas, de toute façon. Sasuke ne se posait même plus la question. Gaara ne l'abandonerait pas. Il était si fort. Capable de supporter les malheurs de l'Uchiwa et les siens.
Contrairement à tous ceux qui les avaient entourés depuis leur naissance, Gaara et Sasuke ne commettraient pas l'erreur de se délaisser. De s'oublier. Jamais. Sasuke en Gaara avait trouvé un reflet de sa propre douleur. Gaara en Sasuke avait trouvé un reflet ce qu'il était.
Fort.
Fragile.
Invincible. |