Aujourd'hui Lucien allait mourir. C'est ce qu'il se disait, les yeux grands ouverts, recroquevillé sur le bord de son lit à minuit passé, les heures inéluctables passant alors que les abominables crampes dans son ventre le rendaient malade et qu'il était de plus en plus terrifié de seconde en seconde. Pour Catherine, ne cessait-il de se répéter alors qu'il se blottissait dans la couette moite de sueur qu'il ne cessait de triturer en sentant monter des sanglots irrépressibles. Pour Catherine, pour Catherine. Catherine qu'il avait aimé lors de tant d'étreintes passionnées, Catherine qu'il avait juré d'aimer jusqu'à ce que la mort en personne vienne frapper à sa porte. Aaah dieu qu'il avait peur maintenant qu'il la sentait venir, que son hideuse odeur l'enveloppait et qu'il sentait l'heure du jugement de plus en plus proche. La bougie de sa chambre miteuse d'auberge restait allumée, la cire fondue coulant le long du bougeoir avant d'aller goutter sur la table de bois éraflée.
La première lueur de l'aurore vint percer dans sa chambre. Non ! Seigneur ciel pas déjà ! Il entendit frapper à sa porte, dans un état second du à la fatigue et la peur lui liquéfiant les entrailles, Lucien, tout emmitouflé dans sa couette, les jambes flageolantes alla ouvrir alors qu'on tambourinait plus fort sur la porte qu'une botte de cuir était sur le point de défoncer, puisque le couard coureur de jupon ne venait pas défendre son honneur et réparer celui entaché du Duc de Cormouailles.
- Habillez-vous ! intime l'homme de main au visage pointu et arrogant, inspectant les recoins où le jeune condamné impudent avait passé sa dernière nuit.
Pour Catherine se sermonne Lucien alors qu'on le bouscule pour qu'il s'habille, et qu'il se laisse trimballer jusque dans les couloirs et les escaliers, puis dans la cantine de l'auberge où la serveuse Ninon dont il avait maintes fois tripoté les seins de nourrice pleure son départ d'un nonchalant « Ma foi ! C'est ben dommage il était mignon le petiot ».
Le froid fait frissonner Lucien alors qu'on le pousse dans un calèche, et que le cocher fouette les canassons qui hennissent et finissent de donner une allure des plus dramatiques à sa mort. Ah ça oui, au moins sa fin sera-t-elle belle, songe-t-il en voyant le manteau de neige épais et brillant du lieu choisi. Le rouge de sa cervelle répandu sur la blancheur immaculée sera du plus bel effet est-il obligé d'admettre en déglutissant. Le Duc de Cormouailles est ici, fier, pédant, aussi clément que l'air glaçant les poumons de Lucien. Un homme d'honneur le Duc de Cormouailles. Lorsque son regard inflexible croise celui de Lucien on n'y lit pas une parcelle de cruauté ou de revanchisme indigne. Il fait ce qu'il convient de faire, lorsqu'il a surpris sa toute jeune femme au lit en pleine galipettes endiablées avec un jeune freluquet il fut évident qu'il devait obtenir réparation. Il astique méthodiquement le pistolet avec beaucoup de cérémonie, avec une magnificence bonne à susciter l'admiration. Que Lucien soit rassuré, la balle meurtrière ne viendra pas d'un pistolet rouillé.
Pour Catherine se répète avec angoisse Lucien alors que l'appréhension atteint son paroxysme et qu'il récite mentalement la litanie de péchés dont il devra rendre compte devant le Tout-Puissant. Quelle tragédie que celui-ci ne soit une femme ! s'était surpris à se lamenter le triste condamné lors de sa nuit blanche, l'arrangement aurait été plus commode.
Catherine ! La voilà la malheureuse Catherine, elle pleure avec force sanglots et supplications inutiles à la garde de son gradé de mari, elle se mouche, et hoquette, et renifle. Lorsqu'elle voit Lucien elle manque de défaillir et c'est en voyant son joli visage tout grimaçant et rougi de larmes que Lucien se sent gonflé d'une bravoure qu'il n'attendait plus. Lorsqu'on lui fourre un pistolet dans sa main il ne montre pas qu'il est surpris du poids de l'animal. Il en a appris quelques rudiments lors de son service militaire. Le désespoir, efficace stimulant, le fait remuer et soulever en tout sens les brides de sa mémoire.
- Eeen garde !
Ciel ! Déjà ! Lucien sursaute et se tenant aussi droit qu'un petit enfant malade finit par comprendre qu'il s'agit maintenant de se mettre dos au Duc, et de lever le pistolet comme ceci au niveau de la poitrine. Bien que le protocole n'exige pas un visage solennel le Duc s'acquitte très bien de ce petit détail esthétique. Lucien tremble de plus belle et ses derniers instincts de petite créature avide de vie le font oublier Catherine, qui en héroïne romantique cherche à lui transmettre tout son amour sincère par un dernier regard. Lucien regarde droit devant lui les sapin croulant sous les flocons entassé, ses pas font crisser la neige sous ses bottines.
Aaah, trente pas exige et clame l'orchestrateur du duel, que c'est court trente pas. Et ce n'est pas comme si Lucien avait la fantaisie d'en exiger l'étendue ou la vitesse, la convenance et les tambours terribles de l'au-delà rythment son avancée jusqu'à la mort. Pris d'une soudain lucidité Lucien se dit que c'est le moment ou jamais d'apprécier la beauté de la vie qu'il va devoir, lui, quitter si jeune. Sa lèvre inférieure et tout son corps tremblent, il peine à mettre un pied devant l'autre tant ses jambes toutes faiblardes flageolent, le froid pénètre ses chausses et il en a oublié de remettre en place sa perruque qui est de travers et menace de choir dans la neige meuble. Oui, sa mort sera jolie et poétique, son visage que tant de femmes ont cajolé et adoré sera figé dans la dramaturgie de sa mise à mort, et il est persuadé que les pleurs de la belle Catherine arracheront des sentiments de compassion à ces quelques hommes de noblesse venus contempler le code de l'honneur s'accomplir.
Il n'en est plus qu'à treize pas le jeune Lucien, de l'achèvement de sa destinée et de sa vie un peu décousue, honorable quand il a pu, faite d'étreintes passionnées et gentilles, de galanterie courtoise et autres petits plaisirs.
Tout à son récapitulatif précipité de ses services rendus au monde, assez maigre pour son intime déception, tout cramponné au fatal décompte se calquant sur ses pas Lucien n'a pas fait attention au délicat fumé gourmand bravant la senteur figée de la neige et de l'hiver. Il n'entend pas la chute sourde du pistolet du Duc, s'enfouissant sous la neige, ni le petit soupir contenté de celui-ci lorsque son nez proéminent suit le parfum d'enfance et de plaisir, guidant chacun de ses pas de somnambule. Il est beau le Duc, avec son sourire béat que tous les nobles dévisagent avec perplexité, ne sachant comment réagir face à ce retournement de situation des plus inattendus et improbables.
Ce parfum c'est celui du chocolat, de la crème fraiche, d'un fondant incomparable tout cela mitonné et conditionné dans un petit pot péché incarné de la gourmandise. Lorsqu'il toque poliment contre la porte de la masure modeste passée jusqu'à maintenant inaperçue c'est toute la faiblesse coupable de son ventre un peu trop rebondi et un peu trop gras de-ci delà qui s'exprime.
Et lorsque Catherine se précipite sur Lucien tout déboussolé et le noie de baisers jusqu'à les faire tomber dans la neige, quand la garde, les nobles et le cocher s'en vont observer à travers la vitre givrée la responsable d'un tel miracle et que le sévère Duc se dandine sur sa chaise, au chaud, en dégustant sa crème dessert et qu'une litanie de compliments sans fin s'échappe de ses lèvres, Lucien se dit :
Merci la Laitière. |