Cette histoire se déroule dans le même monde, la même ville que Journalisme de guerre . Si, chronologiquement, cette histoire se passe avant Journalisme de guerre, je conseille cependant de la lire après. C'est d'une logique implacable, je sais, mais j'ai écrit ce texte après Journalisme de guerre : certains trucs peuvent être seulement suggérés ici, tandis qu'ils seront plus détaillés dans l'autre. Sur ce, bonne lecture !
-----------------------------------------------------------------------------------------------------------
Esval-la-blanche, matin du 21ème jour.
Papa, Maman,
Je peux enfin prendre le temps de vous écrire ! Nous sommes pourtant arrivés il y a plusieurs heures, alorsle soleil n'était pas encore levé. Les gradés ne nous ont pas laissé le temps de nous remettre de la nuit de marche que nous venions de faire : ils ont tout de suite demandé à notre division – l'une des premières arrivées – de faire le nécessaire pour installer les dortoirs. Des dortoirs ! Je vais enfin dormir dans un vrai lit ! Ebel, qui lit par dessus mon épaule, vient de se moquer de moi, il dit que ce ne sont pas des vrais lits, mais simplement des paillasses fines avec pour couverture celle que je trimbale depuis que je suis parti de la caserne. Il ajoute même que c'est la seule chose que peuvent nous offrir les habitants d'Esval parce qu'ils ont presque tout emporté en fuyant. Je ne suis pas d'accord avec lui. Ces gens ont eu raison, je trouve, de partir avant que les oyoates arrivent. Ebel trouvent qu'ils sont lâches. J'ai beau essayer de lui faire comprendre que si les autochtones étaient restés ici, ils n'auraient fait que nous gêner dans nos manœuvres, il reste buté sur son idée. Il les trouve lâches, un point c'est tout. Je suis sûr que vous seriez partis, si on habitait ici. Je vous aurai obligé à partir de toute façon, vous n'auriez pas eu le choix. Je préférerais vous savoir loin de chez nous qu'au cœur de la guerre.
La guerre justement. Parlons-en, parce qu'on ne nous en parle pas. « On » – je veux dire tous les hauts gradés. Ils ne nous ont rien dit sur les positions oyoates. Rien. Rien du tout. On ne sait pas si ils sont encore à plusieurs jours d'ici, dans le désert, ou s'ils sont aux portes de la ville. Je me demande même s'ils sont eux-même au courant. Un type qui est engagé depuis un ou deux mois – je ne sais plus, je n'ai même pas retenu son nom, il l'a prononcé avec un tel accent que je n'ai réussi qu'à comprendre ''A'oy- '' – bref , nous a dit que plusieurs éclaireurs étaient partis hier dans la nuit et qu'ils étaient revenus peu avant notre arrivée. Et puis c'est tout. Il n'a pas été capable de nous en dire plus. Franchement, à quoi ça sert de se vanter d'habiter la ville depuis que l'on est tout petit, de vanter les mérites de ses amis éclaireurs et de ne pas être capable de connaître les coins et recoins de la ville. S'il n'est pas capable d'aller dénicher une espèce de passage secret pour aller écouter les secrets de ses supérieurs, je doute vraiment qu'il ai passé son enfance ici. Ou alors il l'a passé enfermé dans une de ces maisons sans fenêtres.
Les maisons, ah ! Les maisons ! Ebel m'a vanté la ville comme étant la plus belle, la plus blanche, la plus quoi … je suis déçu. Elle n'est même pas blanche. Les murs sont couvert d'un crépis ocre, les fenêtres vraiment petites, elles n'ont pas de toit. Enfin si, mais il est plat. Franchement, un toit plat, qui a eu une telle idée ? L'autre, là, Ebel – oui, encore lui – me dit d'être patient et d'attendre le jour. L'autre d'ailleurs s'y est mit. Et le revoilà partit pour au moins une demi heure de louanges. Ayez pitié de moi papa, ce type va me tuer. Mais comme je suis poli je vais mettre de coté cette lettre et faire semblant d'ouvrir grand mes oreilles.
21ème jour, le soir.
Je me suis finalement endormi. Ce type – A'oy-yè, si je transcris phonétiquement – est bien plus efficace que n'importe quel somnifère de Kari ( d'ailleurs, comment va-t-il ? Vous l'embrasserez de ma part, n'est-ce pas?). C'est Ebel qui m'a secoué. Il avait le sourire jusqu'aux oreilles quand il m'a dit que mon comportement avait vexé A'oy-yè. Sauf que je n'arrive pas à savoir s'il se fiche de moi ou de l'autre. Il m'agace. Ils m'agacent. Il fait une chaleur étouffante. Je transpire tellement que mon crayon me glisse des mains. Je n'ai pas réussi à me rendormir. Pas avec une chaleur pareille – mais comment font-ils pour vivre toute l'année avec ça ici ? – et pas après avoir vu ça. C'est pour ça qu'Ebel m'a réveillé. Oh, pour un peu je m'en voudrais de lui avoir balancer qu'il me faisait suer – vraiment – tout à l'heure en me réveillant. Il m'a montré la ville. On est d'abord montés sur un des toits de notre auberge. Heureusement qu'il y avait des espèces de tonnelles ou de parasols en tissu au dessus de nous, parce que je suis sûr que j'aurais fondu sur le champ. Je crois que j'ai compris pourquoi cette ville s'appelle la Blanche : elle me paraissait blanche, elle m'éblouissait tellement que j'avais du mal à garder les yeux ouverts. Ebel m'a confirmé que par jours de grande chaleur – c'est à dire plus de la moitié de l'année – la ville paraît blanche tant la chaleur est forte. Comme si elle était chauffée à blanc. Je suis vite redescendu, je ne suis vraiment pas fait pour une chaleur pareille.
Une journaliste est venue nous voir. Elle vient de la côte de Barre ! De l'autre coté de l'océan. Même Ebel qui a toujours quelque chose à dire s'est tu. Il n'avait vraiment plus rien dans la bouche qu'il a gardée GRANDE ouverte quand elle parlait. C'était très drôle. Elle avait un ''appareil photographique'', vous savez, comme celui du monsieur de la villa Hardie. Elle nous a pris en photo. Elle fait un reportage sur la guerre, pour un journal de l'autre coté. Je ne savais pas que les femmes était capable de travailler dans un tel métier. Elle n'a fait que prendre des notes. J'imagine qu'elle a noté ce qu'on disait, si elle arrivait à suivre. On s'est un peu enflammés à certains moments, je doute qu'elle ai compris ce qu'on disait. Après tout, c'est une étrangère et une femme. Ils pensaient à quoi, en l'envoyant ici, ses supérieurs ? Peut-être qu'ils en avaient marre de la voir et qu'ils se sont dit qu'ils seraient débarrassés d'elle en l'envoyant se faire tuer sur un champ de bataille ? Je dois avouez que c'est tout de même une drôle de logique.
Elle était encore là quand on est venu nous dire que Oyoa était en vue. Elle a la peau tellement pâle qu'on a tout de suite vu quand elle a pâli. Un moment, j'ai cru qu'elle allait s'évanouir ! Cependant, personne ne se montrait enthousiaste. Je crois que tout le monde venait de prendre conscience que la guerre était réelle. Elle est repartie se cacher dans une des caves du nord de la ville.
Avant, la guerre était quelque chose de lointain, qui ne concernait encore que la partie Sud du désert, qui ne nous concernait pas encore. Même si en descendant vers le sud, on se doutait que la guerre allait finir par nous trouver. On nous a demandé de nous mettre à nos postes et de se tenir prêt : les combats se feraient de nuit. Ça arrange tout le monde : il fait moins chaud, et il paraît que depuis le début de la guerre c'est de cette façon que les combats se font.
Pour l'instant, rien ne bouge, pas de bombe, pas de tirs, rien. C'est très calme.
22ème jour, le matin
Je suis vivant. Vivant.. Vous n'imaginez pas quel peut être mon soulagement après cette nuit. Écrire me calme, me permet de moins penser.
Toute la nuit des explosions, des tirs. Toute la nuit à recharger, tirer, recharger, re-tirer sur les oyoates. C'est devenu mécanique. La fatigue m'a abruti. au point de me robotiser. Tu m'as dit de m'engager dans l'armée pour devenir un homme, papa, et je suis devenu un robot. Est-ce vraiment le résultat que tu voulais ?
J'ai encore les oreilles qui sifflent à causes des explosions. J'ai l'impression que le monde est entouré de coton. Tout est de nouveau silencieux. Ebel, perdu de vue vers trois heures du matin – hier, je n'aurais jamais dit ça mais ce matin, son bavardage incessant me manque. Je crois que je m'étais habitué à lui. Priez pour qu'il ne soit pas mort.
Il y a eu des pertes. De chaque coté. Mais nous avons tenu nos positions la ville n'est pas tombée. Pas encore.
Si cette lettre vous parvient, faites comprendre aux autres, à tout le monde à quel point Oyoa est forte, qu'elle est bien mieux armée que nous. Tous ses tirs étaient d'une précision diabolique. J'ai l'impression que nous sommes des gamins qui essayent de jouer à la guerre avec des armes bien trop grandes pour nos petites mains. Nous sommes tellement maladroits que je me demande comment nous avons réussi à tenir cette nuit. L'énergie du désespoir, peut-être.
Parmi les blessés et les morts il y en a beaucoup qui ont grandis ici. Les corps qui ont pu être récupérés – mis à l'abri, plutôt – sont déchirés de partout, c'est toutjuste si on les reconnaît. La terre est devenue rouge de sang, le sol en est imbibé. Les blessés sont mis à l'écart, vers le nord de la ville. Je ne sais pas ce qui est pire : entendre leurs gémissements, leurs hurlements de douleur ou voir les morts, les corps déchirés par les éclats d'obus. Pardon de raconter ces horreurs, mais j'ai l'impression qu'écrire me permettra de me sortir les images de la tête. Je suis tellement désolé de vous infliger ça.
22ème jour, le matin, plus tard
Une femme a été tuée. Abattue. Fauchée. Ils ne dorment pas non plus de l'autre coté. Elle criait. Elle voulait retrouver son fils – Ivèl. C'est pire que les cris de douleur des blessés, pire que le bruit des obus, pire. Inhumain. Il n'y avait que de la douleur dans son cri. Elle cherchait sous les décombres le corps de son fils,qu'elle espérait sans doute vivant encore, quand elle s'est montrée un peu trop. On a pourtant essayer de lui dire de rester à l'abri mais elle ne nous a pas écouté. Pour elle, son monde était déjà vide, ça se voyait dans ses yeux. Tout ce qu'on aurait pu dire n'aurait servit à rien. Elle était sourde à tout ce qui n'était pas son fils. Maman, promet moi de ne pas craquer comme ça si on t'apprend ma mort. Tu seras forte, n'est-ce pas ?
Ebel n'est pas mort ! J'ai vraiment du mal à écrire ! Je suis tellement soulagé. Vivant !
Je vais donner ma lettre à un homme, il doit la donner à la journaliste. Elle vous la donnera quand elle remontera vers le Nord. Je prie pour qu'elle ai assez de jugeote pour partir maintenant, avant de se faire tuer.
Je vous embrasse et je pense à vous, tous les jours, toutes les heures.
A Liy, mon frère, que tu me manques ! Tu as eu raison d'entrer dans les ordres ! Reste loin de cette guerre, par pitié, et prie plutôt pour qu'elle se termine le plus tôt possible. Prie pour que je revienne vivant !
Je vous aime,
Suy, votre fils et frère. |