Cher Pipo,
Quand tu es arrivé d’Espagne en avril 2012, je t’ai raté. C’était un dimanche, je m’en souviens. Je pense qu’à une heure près, j’aurais pu être là, mais le hasard a fait que nous sommes partis un peu plus tard de chez moi et que je suis donc arrivée un peu plus tard au refuge. Si tu savais comme j’étais déçue. J’étais alors en plein stage, le premier que j’ai fait à la Belle Terre.
Très peu de temps après ton arrivée, donc le lundi ou le mardi qui suivait, on a fait les photos, pour les mettre sur le site. Je me souviens t’avoir mis sur mes genoux pour que tu essayes de te redresser un peu, mais ça n’a pas marché. Tu es resté prostré, la tête dans les épaules, comme si tu ne comprenais pas grand-chose de ce qu’il était en train de t’arriver. Tu ne comprenais certainement pas grand-chose de ce qu’il était en train de t’arriver d’ailleurs. En même temps, quand on sait d’où tu viens, c’est compréhensible. Et puis tu es un chien fragile, tu n’as pas le cœur aussi fort que certains autres qu’on a eus. Tu as beaucoup souffert et tu as eu du mal à t’en sortir (aujourd’hui encore, ce n’est pas facile...).
Mais au refuge, tu t’es ouvert, un petit peu. Je me souviendrai toute ma vie de ce jour où on t’a mis, avec les autres, dans un parc. Tu as couru comme un fou ! Tu as fait tout le tour du parc, comme si tu avais eu cette irrésistible envie de te dégourdir les pattes, comme si tu avais des ailes qui te poussaient dans le dos. Tu allais tellement vite que tu n’as pas vu la petite rigole qui traverse cet enclos. Tu t’es pris les pieds dedans, tu es tombé, tu as marqué l’arrêt juste deux secondes, puis tu es reparti comme si rien ne s’était passé. Tu étais tellement mignon avec ton p’tit cul qui se tortillait !
L’année d’après, je suis revenue en stage, mais pour deux mois et demi cette fois-ci (au lieu de deux semaines). Au départ, j’avais craqué pour une petite chienne complètement adorable. Une de celle qui s’accroche à toi pour ne pas que tu partes. Mais il y en avait tellement de ces chiens qui, quand on apprend à les connaître, nous prennent le cœur sans jamais le rendre. Toi, je te connaissais déjà. J’ai un peu honte, mais du coup, je ne te regardais pas vraiment.
Jusqu’au jour où j’ai réellement commencé à m’intéresser à ce petit rouquin : toi. Même si ça commençait à faire un certain temps que tu étais là-bas, tu avais beaucoup de mal à faire confiance. Un mot plus haut que l’autre, un geste plus grand que l’autre et tu t’écrasais. Tu mettais tes oreilles en arrière, ta queue entre tes jambes et tu nous regardais avec tes grands yeux remplis de crainte. Alors petit à petit, j’ai essayé de te redonner confiance. Quand tu avais peur comme ça, je m’agenouillais, je venais vers toi tout doucement et je relevais ton visage, j’essayais de te grandir, de te détendre. De temps en temps aussi, quand tu t’allongeais, les pattes sous toi, pour prendre le soleil, j’essayais d’arriver à tes côtés sans te faire te lever et avec une infinie patience, je te faisais basculer sur le flanc pour que tu m’offres ton ventre. Ce n’était pas gagné, je peux te le dire ! Tu tirais sur ton cou pour ne pas basculer. Alors je te parlais doucement, je t’expliquais que tu n’avais rien à craindre. Et uniquement à ce moment-là, tu te laissais plus ou moins aller. Alors moi-même, je m’essayais par terre et je te caressais, pendant des minutes entières, jusqu’à ce que tes yeux se ferment et que ton corps se détende complètement. Je me souviens que quand je m’arrêtais quelques secondes, tu poussais un de ces soupirs qui prouvent que tu es bien. Juste réellement bien.
Ça n’a pas été facile de gagner complètement ta confiance. Tu étais tellement... Marqué... La directrice a dit que j’avais fait un excellent travail avec toi. Mais quel travail ? Je n’ai fait que suivre mon cœur, suivre Ton cœur. Je n’ai fait qu’essayer de te faire aller mieux. Il faut croire que j’ai réussi sans même le vouloir, sans même le savoir. J’ai donc demandé à ce qu’on te mette la mention « Réservé ». Au départ, je m’étais dit que si tu recevais un appel, et que la famille était parfaite, alors je te laisserai partir. Mais plus les jours passaient, plus je me rendais compte de l’amour que je te portais. Je ne pouvais plus vraiment faire marche arrière alors oui, je t’ai réservé. Pour de vrai. De toute façon, tu avais et as encore tellement peur des gens que tu ne connais pas que tu ne sais pas te présenter. Tu aboies au grillage avec tes grands yeux noirs qui montrent ta peur (on le voit quand on sait te décrypter). Jamais personne n’a posé son regard sur toi. Aucun appel, rien du tout. J’ai presque envie de dire que ce n’est pas plus mal. Je ne veux pas avoir la prétention de penser que moi seule sait te gérer, te comprendre, mais quand la directrice me dit qu’elle ne t’aurait confié à personne d’autre que moi, je me dis que j’ai peut-être un peu raison de penser les choses ainsi.
Aujourd’hui, je ne dirai pas que tu es un chien qui pète la forme, avec qui je pourrais sortir pour faire le marché de Noël à Strasbourg ou pour aller à la plage en plein mois de juillet. Je sais que quand je viendrai te chercher, quand nous passerons ensemble ce petit portillon du haut, ça ne sera pas facile. Il faudra qu’on fasse nos premières balades de nuit ou très tôt le matin pour qu’il n’y ait pas trop de monde dans les rues. Il faudra aussi que je pense à ranger tout ce qui se mange, ou tout ce qui pourrait éventuellement être mangé. Tu sais, j’ai l’habitude de dire que même si tu étais mordeur, agressif, pas propre, je te prendrai quand même. Je sais que je vais en baver, que tu me feras certainement péter des câbles, mais qu’importe. Qu’est-ce que sont quelques meubles grignotés, quelques pantoufles mangées face à l’infini amour que je suis capable de t’apporter ? Qu’est-ce que sont quelques bêtises face à l’infini amour que Tu es capable de m’apporter ? Sur Terre, il n’y a personne qui m’aime plus que toi, qui m’aime sans condition. En vérité, il n’y a que les animaux pour aimer comme ça. Nous, les humains, il faut toujours qu’on réfléchisse, qu’on essaye de voir ce que l’autre peut nous apporter. Regarde, même moi je le fais... Je pense à cet amour que tu pourras me donner... Mais est-ce qu’en précisant que je te le rendrai aussi fort que ce que tu me le donneras, ça compense ?
Tu sais, il ne se passe pas une semaine sans que tu peuples mes songes. L’autre jour, j’ai rêvé que je devais remonter sur mon lieu d’étude, avec toi, mais que j’avais tellement de bagages que je ne te voyais plus au bout de la laisse. Du coup, je calculais pour poser des affaires, pour essayer de me débrouiller autrement, mais te garder avec moi.
Je n’ai jamais eu de chien, tu seras mon premier. Je ferai certainement des bêtises. Au moins autant que toi ! Mais tu me pardonneras, j’en suis sûre. Comme moi je te pardonnerai les tiennes. Je te promets que jamais, ô grand jamais je ne te laisserai tomber. Je serai capable de risquer ma vie pour toi. Parfois, j’imagine que quelqu’un te renverse en voiture, par exemple, et que, de rage et de douleur, je lui balance le premier truc qui me tombe sous la main. Mon portable, un caillou, n’importe quoi ferait l’affaire. Je serai capable de me mettre la terre entière à dos pour te protéger.
Certains penseront que je suis folle (ils ont peut-être raison d’ailleurs), mais je m’en fous. Pour être honnête, il y a trop de gens qui vivent sans jamais faire ce qu’ils ont envie de faire, sans jamais dire ce qu’ils ont envie de dire pour que je prenne la peine de faire ma vie comme eux. La vie est trop courte et la tienne l’est encore plus. Donc que ceux qui ne sont pas d’accord avec mes choix, mes envies, nos vies aillent voir ailleurs si j’y suis. Je ne viens pas les voir pour les convaincre du bienfondé de ma pensée, qu’ils en fassent de même. Au pire des cas, on m’appellera la Folle aux Chiens !
Voilà, je crois que je t’ai tout dit. Peut-être qu’un jour, j’en écrirai une autre, de lettre. Il parait que j’écris bien, alors j’en profite. Tu ne connais certainement pas, mais la devise des Aurors dans Harry Potter, c’est « Ma baguette à ton service » (d’après Artoung en tout cas). Et bien là, c’est « Ma plume à ton service » mon Pipo.
Maïlis. |