Pseudo-introduction: Une nouvelle écrite un peu au hasard, sur un thème de concours trop *O*, mais un peu trop large aussi :P Du coup le texte est un peu étrange, et j'en ai bien conscience. J'espère que ça plaira tout même... Bonne lecture!
Merci des milliers de fois à : Cloe Lockless, parce que je n'aurais jamais fini ça sans elle, qu'elle est en elle-même trop *O* et parce qu'elle a surement mieux compris ce texte que moi ^-^ J’ai perdu mon temps A rêver sans dormir A dormir en marchant
Pierre Reverdy Lueurs d’abîmes Les premières notes font vibrer la pénombre de la salle, et un à un les danseurs éclosent. Les costumes de soie claquent dans l’air sucré- Adagio, accélère, ils reculent pour tomber de plus haut. Le ballet prend l’allure d’une horloge déréglée, les pieds nus frappent le sol un peu trop fort, un peu plus vite que le temps. Cela commence vraiment. Posée là comme par hasard, je fais exister leur beauté ; je les regarde. Est-ce que j’existe encore ? Je regarde N. danser, et cela suffit. Hypocrite. Elle referme le carnet d’un coup sec. Ecrire en vrac et regarder, pour oublier qu’elle est incapable de créer, il y a des fois où ça ne marche plus. N. ne sait pas qu’elle est venue la regarder. Elle ferme les yeux de toutes ses forces, hésite, pensée suspendue, et ensuite ? Le chemin d’illusion se déchire un peu, une première fois, fente d’improbable. Et puis tout se retourne en craquant, tombe à terre, devient dérisoire. Apparaît ce qui se dissimule entre les actes, la vie presque, mais en pointillés et loin de la mer. Loin de toute falaise. Les larmes roulent à l’intérieur de ses joues. Elle attend, regarde de loin cet abandon qui la ronge. Dans les livres, une paroi de verre sépare les deux amants; c’est poétique et doux du verre, la diffuse tristesse du froid engourdit, calme. Ce vide béant, elle ne pourra jamais le casser: ce qui n’existe pas est éternel. Elle marche en équilibre sur le sommet tranchant du miroir –pour la première fois, elle aperçoit sous la brume le précipice. La balançoire de son refuge d’enfant grince d’avant en arrière, elle ne peut plus rêver qu’elle s’envole alors elle part, repeint la réalité à petits coups de pinceau délicats, un peu tremblants.
Ses jambes se lancent toutes seules dans le ciel derrière la balançoire, est-ce qu’elle peut toucher les étoiles? A côté d’elle, N. est devenue son amie de toujours, et elles sont protégées par leurs deux voix qui s’enroulent autour d’elles. _Si tu vois une étoile filante, il faut que tu fasses un vœu. _Mais elle saura comment, ton étoile, que tu as fait un vœu ? Moi, je préfère lui promettre de ne pas l’oublier. _Elle meurt. Si elle tombe c’est qu’elle meurt, et tu ne fais des promesses qu’aux vivants. _Alors on se fait un serment, comme une tombe pour l’étoile. _D’accord. Je jure que jamais je nous oublierais. Et si un jour j’arrive plus à me souvenir, je recommencerais tout. _Moi, je mourrais. _Quand ? _Quand tes histoires cesseront d’être vraies.
Il lui faut faire attention, pour que tout soit exactement théâtral, même si cela aussi prend un goût de faux, même si. Ses foulées sont un peu désarticulées et quand elle se penche pour tirer la corolle de la fleur à elle, les épines sont trop pointues et le sang tache immédiatement les pétales, sans s’étaler en coulées lentes et majestueuses. Ce n’est pas vraiment ce qu’elle aurait voulu. Mais. Il est juste un peu trop tard.
Elle est debout, impassible, hiératique. Elle ne se sent pas chez elle, pourtant les gestes quotidiens continuent, avec encore un peu moins d’âme. Une de ses chansons préférées passe dans la pièce voisine, elle l’entend vaguement, s’en fiche un peu. Et puis/Clic/Le masque tombe. L’attente apparaît, l’amour en creux, l’absence. Le miroir immense. Nue, elle se regarde. La chambre vide autour d’elle respire le manque. Elle a oublié ce qu’elle faisait là. Des vêtements gisent par terre, en vrac. Ah, oui. S’habiller. Elle a envie soudain d’autre chose, du danger fascinant, de destins lumineux. De tragédies. Elle chuchote sa promesse tout près de la vitre, l’effleurant des poignets et des lèvres, comme on confie un secret au creux d’un arbre. Sa destinée va être lancée au hasard d’un conte, elle se sent une âme de princesse. La plume court sur sa peau, délimite des dentelles d’encre, aériennes. Dans la glace, le reflet ondule, se tord légèrement. Puis un mouvement comme un soupir, et une autre se matérialise. Celle qu’elle aurait pu devenir, si…
La fille lui sourit dans le miroir, narquoise. Béatrice a la beauté cruelle, les lèvres couleur de fleur, la peau tressée de silences. Elle s’accroupit, pose une main sur la surface vitrifiée et la poisse de nuit qu’elle étire sur ses yeux, puis attache des perles dans ses cheveux, en mouvements précis et saccadés. Elle est prête. La porte claque, Béatrice s’en va et dans son sillage, la décadence, le flou des passions anciennes, l’orgueil étendent leurs ombres vénéneuses.
Dépassée dans la ville, cherchant un repli de vent dans lequel s’abriter, elle marche aveuglément. Rien ne ressemble à ce qu’elle avait rêvé. Elle a le cœur vide. Les rues clignotent en intermittence, défilent devant elle. Elle monte dans un bus au hasard, la vitre poussiéreuse glisse un voile fade entre la réalité et ses souvenirs. L’ordinaire qui déborde tous les autres la menace elle aussi. Elle l’aime bien, il ne la gêne plus trop cet ennui, il ne l’écœure plus comme avant. Les mauvaises nouvelles qu’on lui a annoncées aujourd’hui planent autour d’elle, où les pensées s’arrêtent, à la frontière de la conscience et du cauchemar. La plus lâche des évasions : elle ouvre un livre. Poèmes. Les phrases n’éveillent rien, aucun écho. Alors cela aussi est perdu ? Elle répète ce vers-ci à mi-voix, mélancolique : «Voici le temps des assassins.». L’oublie. Quand elle descend, elle jette le recueil dans la première poubelle, à la volée. Puis elle vide consciencieusement son esprit, et invoque Béatrice.
Tout s’illumine de couleurs crues, vraies. Béatrice court presque dans la ville, talons qui claquent sur les pavés clairs, sourire en coin qui flotte dans le vent. Des odeurs de meurtre accrochées aux lèvres, elle marche vers un amour ou une vengeance, un amour et une vengeance/ Le monde baroque qui la porte recrache dans la fumée des chandelles et entre les frissons des corps les scories de souvenirs qu’elle s’est créé, où elle a vaincu. Les épreuves s’enchaînent, elle brille. Elle se consume.
La pluie commence à tomber sur le banc où elle reste assise, figée, et sur la silhouette qui s’éloigne sans se retourner. N. l’a trahie. N. a oublié leur histoire. « Je m’en souvenais, tu sais.» Elle murmure. Sa voix s’étouffe, bute sur chaque consonne. Mathématique. Elle a tout perdu, ou plutôt elle n’a jamais rien eu, elle vient de s’en rendre compte. Elle regarde N. qui s’en va, et s’applique à ne rien ressentir. Le silence entre elles ne veut rien dire. Elle sait écouter les silences pourtant, elle ne l’a jamais dit. Qui l’écouterait. Qui l’écouterait, hein. Elle n’arrive pas à ressentir assez fort pour qu’entre ses dents aient un sens leurs prénoms à la suite, ce qu’elles se sont dit. Tout cela la fatigue. Elle voudrait pleurer, exploser, vomir les cris enroulés qui cognent derrière les yeux, avec insistance. La serrer dans ses bras, pleurer sur son épaule. Impossible bien sûr, personne ne la touche, jamais, pas même N. Bien sûr, bien sûr. Tout est tellement absurde autour d’elle. Elle est seule maintenant et la pluie qui tombe doucement sur elle la glace. Elle essaye d’écrire, regarde le stylo fixement, la page vide qui se déroule encore et encore. Avec un léger effort d’imagination, elle pourrait voir les phrases se coucher d’elles-mêmes sur le papier, en lignes longues et assurées. Elle ne le verra jamais, elle ne peut plus voir que Béatrice, toujours, jusqu’à la fin. L’encre ne lui sert plus qu’à se déguiser. Elle amorce un mouvement, son esprit s’arrête. Tout cela restera à l’intérieur, la lutte à mort contre l’oubli s’enlise dans les mots. Le geste familier revient alors, creuser des doigts les plis de son visage, la gorge qui se noue, les doigts qui passent sous les yeux sont secs. Pour finir elle se renverse en arrière, ferme les yeux -et Béatrice advient.
Les malles luisent de vieille cire dans les éclats de sa lampe, elle pose les pieds en pointe sur le parquet qui ne grince pas, elle fait attention. Le danger fait battre son cœur un peu plus vite, c’est délicieux. La nuit ici est habitée de formes tapies, de lunes noires, de gouffres fascinants. La poupée de porcelaine qu’elle est venue chercher gît en centre de la pièce, parmi tous ces jouets cassés. Les pantins aux fils coupés la regardent de leurs yeux vides. Elle la trouve enfin, et en elle la clef qui lui permettra de devenir vivante. Derrière la tête, un lien s’effiloche, mais personne n’y prête attention. Elle suit dans les couloirs aux vapeurs bleutées une ombre féline, silhouette de carton découpé glissant sur les murs. Ses jambes se replient sous le drap froid, en tremblant un peu. Il est trop tôt, le cauchemar hante encore les mers glauques du sommeil. Elle a mal partout, ses yeux suintent de fausses larmes et elle sait que personne ne viendra, pourtant elle croit que N. va revenir l’abandonner. Qu’elle sente son cœur battre quand tout se figera. Elle voudrait un matin froid et clair d’hiver où tout résonne comme du cristal. Elle ouvre la fenêtre et ses ongles cassés n’y tintent pas. Elle bascule, les pieds en avant dérapent dans les cailloux, quelques gouttes de sang sur le chemin. Quand elle se retourne c’est cette traînée qu’elle regarde, et les étoiles s’éteignent dans ses frissons. Elle laisse derrière elle des portes battantes et des lits défaits, les ruines du cœur. Elle marche de plus en plus vite, l’air froid entre ses jambes nues ; de tous petits flocons de neige sautillent dans les bourrasques. Enfin quand, fatiguée de courir, elle s’allonge sur la rivière gelée, rien ne craque. Elle n’a pas la force d’être déçue, ni celle de continuer à espérer. Telle Ophélia elle se noie, en imaginant ses cheveux flotter paresseusement dans l’eau noire. Peu importe au fond qu’on vienne. Elle ne veut plus qu’on la sauve. Tiiiiiiiiip. Tiiiiiiiip. Tiiiiiiiiiip. Le répondeur se déclenche, métallique. « Je t’ai déjà appelée plusieurs fois, pourquoi est-ce que tu ne réponds pas ? Il faut que tu sois raisonnable, que tu reviennes pour/ » Elle tire sur la prise, le combiné éclate à terre. Un petit rire sans joie, glaçant. Encore du dérisoire. Ils ne tiennent pas vraiment à elle, ils ne comprennent rien. Bientôt Béatrice vivra pour elle, et elle recommencera à croire.
Le bal a des airs de cathédrale en ruine, l’orgue vibre dans la même ferveur. Les couples scintillent, éclats durs, rires et larmes. Béatrice s’avance, drapée d’orgueil, flamboyante. Elle danse, virevolte, charme, instille le piquant de l’envie dans tous les regards alentour. Ce n’est jamais dans les mêmes bras qu’elle valse, la poupée fondue en elle l’accompagne parfaitement, cœur de bois, cœur de porcelaine. Puis ui revient de très loin une autre musique, réminiscence étouffée de l’autre côté du miroir. Une histoire de trahison, de jalousie, d’une valse encore. Elle connaît alors le regret, devient vulnérable. Elle n’est plus assez fière, la musique la rejette.
Elle s’affole, ne contrôle plus le déroulement du rêve. Tous les possibles lui sont fermés, les fils tranchés, elle redevient spectatrice, c’est le dernier acte.
La bretelle d’une robe de velours tombe sur l’épaule blanche, Béatrice se penche et rit, les paillettes du loup de l’homme éclatent la lumière noire, la divisent en explosions différées, lui ne la regarde pas, elle voudrait, elle fixe ces miroirs qui se dérobent. Elle ne se doute de rien, son attention tendue vers ce regard qui n’existe pas. Elle est devenue imparfaite. Enfin celui qui va la tuer lève les yeux, elle entremêle leurs doigts, porte la coupe à ses lèvres puis tombe en arrière, dans un silence exactement lisse. Il ne reste que la couleur de ce poison qui s’étale en fleur d’encre sur sa poitrine, le reste du décor s’efface. La magie disparaît comme on éteint la lumière, sur la scène vide on discerne le contour des masques.
Quand elle ouvre les yeux, rien n’a changé. Le coupe-papier qui figurait les reflets d’argent des bijoux est toujours dans sa main, aucune goutte de sang ne perle. C’est fini. Quand elle marche vers la gare, souvent elle porte la main à son cœur et sent s’écouler sous ses ongles le flot visqueux qui sourd du cœur de Béatrice assassinée. Elle souffle les mots sans trop faire bouger son visage, le plus délicatement possible, pour que le fil ténu qui la retient à Béatrice reste accroché en elle. « Cette femme au manteau d’un vert d’eau mouvante, la joue appuyée contre la vitre froide. Dans son sac, un carnet où les larmes ont dilué l’avant-dernière page. Dans ses yeux, une course sans vraiment d’espoir pour retrouver celui qui saura lire en elle. Elle ne sent pas que le train redémarre. » « Celui-ci va vers les aurores boréales, les rayons de lumière solide qui déchirent le ciel. Si je me levais… » Mais elle ne se lève pas, le froid remonte dans son dos et la pétrifie, en statue de sel qui n’a même plus la force de s’offrir aux regards. Sa respiration ralentit, le nuage de vapeur devant elle s’atténue. « Le prochain train est celui qui m’emmènera. Peut importe où il ira.» Elle plisse les yeux sous les flashes de lumière acide qui se succèdent, dans le crissement suraigu des machines. Vert, bleu, les points dansent dans sa tête, rose, rouge, ceux-là disparaissent, blanc étale, claquement. Béatrice est morte. La lune se reflète dans ses pupilles et sur les rails vides. Elle a perdu l’envie de pleurer, n’a plus rien à attendre. Se lève, oscille au bord de la voie. Regarde sa montre. Arrêtée. Puis repart, la trotteuse à son poignet accompagnant celle de la gare. Les minutes tombent en pluie sur le pavé désert ; elle passe à travers sans en être éclaboussée. _Moi, je mourrais. _Quand ? _Quand tes histoires deviendront vraies. Si quelqu'un a réussi à voir le bout, son avis est recherché et précieux ;) [J'ai longtemps hésité avant de mettre cette fic sous la catégorie "tragédie". Vous la percevez comme ça?] |