Depuis trente ans qu’il bossait comme croque-mort, Silvain Garnier en avait vu passer des cadavres ! De tous âges, de toutes races et de toutes religions ; du mort-né au centenaire ; des beaux, des laids ; de l’obèse à l’anorexique ; des grands, des petits ; du mort de cause naturelle jusqu’au décédé suite à une grave maladie en passant par les accidentés, les assassinés et les suicidés. Il en avait vu arriver en un seul morceau, mais aussi des en pièces, dont parfois certains bouts manquaient. Il en avait vu des brulés, juste cuits ou carrément carbonisés ; des noyés, à peine imbibés, voire tout gonflés de liquide ; des écrasés, aux os tout juste brisés, mais aussi des aux organes transformés en marmelade. Il avait eu droit aussi à son lot de défenestrés complètement démantibulés ; d’électrocutés parfaitement roussis ; d’asphyxiés totalement violacés ; et de pendus entièrement raides. Car oui ! il en avait vu des morts différentes, des morts étranges ! Des morts de faim aux morts de peur, sans oublier les morts de honte et les morts de rire, et encore moins les éventrés, les décapités, les émasculés et ceux qui avaient été en partie dévorés par des bestioles (voir pire). Il en avait vu passer des frais, morts le jour même, et d’autres, étant en état de décomposition plus ou moins avancée ; il en avait même vu un de complètement momifié. Il en avait vu des déterrés, des séchés au soleil et même des décongelés, mais des comme celui-là, jamais ! C’était bien une première ! Et, franchement, il s’en serait bien passé !
L’homme, ou du moins le corps qui avait été celui d’un homme, était arrivé à la morgue dans la matinée et, comme l’activité était plutôt moribonde ces derniers temps, Silvain avait décidé de s’en occuper l’après-midi même.
Sur sa fiche, il avait pu lire qu’il se nommait Ricardo Martinez, était âgé de vingt-six ans et habitait seul dans un petit appart sordide du centre-ville ; qu’il travaillait comme gardien de nuit dans un des entrepôts de la zone industrielle ; et enfin, qu’il était mort depuis au moins trois jours de mort inconnue. Les médecins légistes n’ayant toujours pas réussi à en déterminer la cause, même s’ils penchaient pour une infection suite à la morsure d’un rat (en ayant justement trouvé une purulente à son index droit). Mais, n’ayant pas découvert dans son sang d’infections connues et pouvant être attribuées à ces immondes rongeurs et de toute façon, trouvant la mort trop rapide pour ce genre d’infection, ils avaient, pour l’instant, préféré n’avancer aucune hypothèse et avaient donc marqué en face de la cause du décès : Inconnue.
Ce dernier point intrigua aussi Silvain, mais juste le temps de le lire et de se le dire. Car n’oublions pas qu’il en avait tellement vu, que plus rien ne pouvait vraiment le surprendre, du moins jusque-là. Il se dirigea donc vers le tiroir frigorifique où attendait que l’on vienne l’apprêter pour son dernier voyage le corps de feu Ricardo Martinez. Ayant déjà remisé dans un coin de son crâne le fait qu’il était certainement décédé d’une infection encore inconnue et donc potentiellement dangereuse.
Lorsqu’il l’eut sorti, amené sur la table d’embaumement et eut retiré le drap qui couvrait sa nudité, il put constater que, comme son nom l’indiquait, il était d’origine hispanique. Petit homme d’un mètre soixante-dix à l’ossature large, il avait des yeux aussi noirs que les touffus sourcils qui les surplombaient
et que la tignasse épaisse et sans véritable coupe qui surmontait le tout.
Ayant à présent connaissance de l’apparence physique de son client, il se pencha pour l’ausculter plus en détail, ne voyant toujours rien de plus dans cette dépouille qu’un mort comme les autres.
À son odeur, qui se mélangeait à celle de sa putréfaction, il put en déduire que l’homme fumait et s’adonnait à l’alcool. Mais, à par les traces de piqures qu’il supposa avoir été faites lors de l’autopsie, il ne trouva aucune marque qui aurait pu prouver qu’il consommait d’autres drogues. Il n’était donc pas mort d’overdose !
Il s’intéressa alors à la morsure qu’il avait à l’index droit. La plaie était profonde et toute boursouflée, déchiquetée par, il ne pouvait n’y avoir aucun doute, des petites dents ayant certainement appartenu à un rat.
Il en eut un frisson de dégout en la contemplant, mais, comme il en avait vu bien d’autres, cela lui passa aussi vite que ça l’avait pris. Il pinça alors la plaie entre son pouce et son propre index. Pressant délicatement pour voir si le pus qui allait en sortir serait aussi infecté que ce que l’avait écrit le médecin légiste. Il put donc constater qu’effectivement ce dernier n’avait pas exagéré. Bien au contraire même ! Le liquide qui en coula alors, au lieu d’être d’une couleur jaunâtre plus ou moins translucide, était d’un vert morve des plus étranges. Alors ça, c’était bien la première fois qu’il le voyait ! Du pus couleur morve ? C’était inédit ! Il en fut tout chamboulé, mais se ressaisit prestement. Après tout, n’en avait-il pas déjà vu tant d’autres et des biens plus étranges ? Donc, tout aussi bizarre que puisse être le fait que le pus qui sortait de sa plaie fut de couleur morve, cela n’avait que peu d’intérêt. Il avait un boulot à accomplir, et c’était tout ce qui comptait.
Il attrapa donc l’aiguille avec laquelle il allait faire pénétrer le liquide d’embaumement dans ses veines et artères, et lui planta dans le bras. Bras qu’il crut voir frémir lorsqu’il le piqua. Mais il avait dû mal voir, les cadavres, ça ne bouge pas ! Si cela avait été le cas, il l’aurait forcément su. Il était tout de même le mieux placé pour ça, il en avait déjà tant vu. Il chassa donc cette absurde idée de son esprit et poursuivit, comme si rien ne s’était passé, son morbide travail. Ou, du moins, il tenta de la poursuivre. Car quand, un scalpel à la main, il s’apprêta à lui sectionner une veine par laquelle il pourrait le vider de son sang, le corps de l’homme ne fit pas que frémir, mais se redressa carrément d’un bon.
Silvain en resta pétrifié sur place d’incrédulité et d’effroi. Un mort qui revenait à la vie, ça, c’était une première ! Ça, c’était quelque chose qu’il n’avait jamais vu, et qu’il aurait souhaité ne jamais voir. C’était tout bonnement impossible ! Et pourtant, l’homme s’était bel et bien redressé et se tenait à présent assis sur la table d’embaumement, les bras tendus en avant, de sa bouche s’échappant, en plus d’un long filet de bave, un râle caverneux et continu et le fixant de ses yeux sans vie qui s’étaient réouverts en grand.
Silvain resta d’abord hypnotisé par ce regard mort, mais se ressaisit d’un coup en entendant le clac clac que s’étaient mises à faire les dents du cadavre en s’entrechoquant. Il recula alors d’un bon, évitant de justesse le mort vivant qui s’était jeté vers lui tout aussi subitement qu’il s’était redressé. Et recula encore quand l’autre se mit à marcher sur lui, bras toujours en avant, dents toujours claquantes et cordes vocales toujours grognantes. Il reculait, mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? Dans sa stupeur, il en avait lâché son scalpel et autour de lui il ne voyait rien d’autre qui aurait pu faire office d’arme. Il reculait donc, se demandant ce qu’il aurait de toute façon bien pu foutre d’une arme, car comment aurait-il pu tuer un type déjà mort ?
Puis, soudain il ne put plus reculer. Il se trouvait acculer contre la rangée de frigos mortuaires qui recouvrait le mur du fond. Dans sa panique, il s’était dirigé droit vers sa mort au lieu de vers la porte donnant sur la sortie. Et à présent il se retrouvait coincé, le zombi (car, oui, on pouvait aussi l’appeler ainsi) se rapprochant inexorablement de lui. Il n’avait plus d'échappatoire, il devait l’affronter, même s’il n’avait que peu d’espoir quant à la conclusion de ce combat part trop inégal.
Ce fut à ce moment-là qu’il entendit, tout autant qu’il ressentit, un grand choc contre son dos. Pourtant, cela était impossible ! Derrière lui il n’y avait que des tiroirs, dont certains ne contenaient que des cadavres... Le choc se reproduisit et, cette fois-ci, Steve vit du coin de l’oeil une des portes bouger. Et il comprit !
Il comprit toute l’horreur du phénomène qui était en train de se passer. Il comprit, qu’à l’instar de celui qui se tenait maintenant à sa portée, tous les autres défunts revenaient à leur tour à la vie, ou, du moins, à quelque chose s’en rapprochant. Il comprit qu’il était fichu, que la race humaine l’était aussi. Il comprit...
Le mort-vivant, qui avait été un jour Ricardo Martinez, choisit ce moment-là pour se jeter sur Silvain, toutes dents en avants. Ce dernier se deffendit autant qu’il le put, mais ce fut en vain. Le mort n’avait pas l’air de ressentir les coups de pieds et de poings qu’il lui assenait pourtant de toutes ses forces.
Lui, par contre, morflait durement à chacun des coups du zombi, s’affaiblissant à la vitesse où s’écoulait son sang. Perdant de plus en plus de sang au fur et à mesuer qu’il s’affaiblissait. C’était un cercle vicieux dont l’issu était prévisible.
Feu Ricardo, prenant définitivement le dessus, l’attrapa à pleines dents au cou, lui arrachant au passage une partie de la jugulaire qu’il mâchouilla l’air ravi, comme rassasié.
Silvain Garnier eut juste le temps d’entendre un troisième coup retentir contre l’une des portes du frigo ; de voir celle-ci s’ouvrir violemment avant que ne s’en éjecte un autre mort-vivant, une femme ; et d’avoir cette dernière et étrange pensée avant de s’éteindre pour en pire revenir :
« J’en ai vu passer des morts, mais jamais des comme ceux-ci et pourtant maintenant ils seront tous ainsi. »
Et il avait raison, mais ceci est une autre histoire.
Fin !
Écrit en aout 2015.
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