« Je vais manger de l’herbe et mourir au bord d’une mare, Dans l’eau brune où les feuilles mortes ont pourri » Virginia Woolf Bon, c'est un peu glauque, je reconnais. Je ne l'ai pas voulu, mais le résultat est là. Disons que je suis passée par une période "obsession des miroirs", et j'avais envie d'écrire quelque chose dessus. J'espère quand même que vous aimerez! Bonne lecture... Pour Cloe Lockless Ainsi Narcisse Il marchait depuis des heures, il avait oublié combien de temps. Ses empreintes dans la mousse s’effaçaient aussitôt ; nulle trace de son passage. Le soleil s’était levé sur un matin livide que les branches resserrées laissaient difficilement passer. Les arbres se dressaient comme une voûte incomplète, et au sol s’agitait une ombre bleue et difforme. Il marchait depuis des heures. Les racines sur sa route semaient des obstacles latents ; les bras écartés, il avançait en funambule, les yeux rivés au sol qui glissait sous ses pas. Une feuille morte se déroba sous son pied et il dut s’appuyer à un tronc, vacillant, pour ne pas tomber. Il sentit quelque chose de vivant sous l’écorce humide ; de la sève, des insectes. Il retira sa main comme si on l’avait brûlé. Il frôla un arbuste, et il plut sur lui des gouttes de rosée. La lumière rayonnait doucement à l’extrémité des feuilles. Il s’arrêta un moment, puis recommença à errer. Une tige brisée lui signala un nouveau passage. Les herbes couchées dessinaient un tracé dans le dédale des forêts. Lorsqu’il regarda de ce côté, il lui sembla que le vert des feuillages cédait un peu face au ciel. Il saisit l’invitation qu’on lui offrait, et prit le chemin de traverse. Bientôt le paysage changea, la végétation se fit plus rase. Elle s’accrochait à ses vêtements et il avait l’impression d’avancer au milieu d’une mer de verdure ; les herbes venaient mourir en vagues à ses pieds. Il arriva en un lieu où les arbres s’écartaient en une confuse clairière ; au centre dormait une eau éteinte, sur laquelle des fleurs flottaient comme des épaves. De longues tiges ça et là émergeaient des reflets. A son approche, une grenouille disparut derrière les acores. Le clapotis des eaux s’attarda en écho, et il contempla un moment le vert de la mare que la voix des sources modulait doucement. La vase remontait des profondeurs en nuages opaques ; il se dégageait de l’endroit une impression de calme, factice et inquiétant. Soudain quelque chose changea. Un rayon déchira un pan de ciel, l’air devint immobile. La lumière au contact de l’eau opéra sa métamorphose en image. Il se pencha un peu et se perdit dans un monde d’apparences simples. Les arbres miraient leurs silhouettes écartelées, et les iris tremblaient dans l’eau froide. Le regard n’allait pas plus loin que le reflet ; demeurer à la surface, ne pas se soucier des tourbillons au-delà du miroir…Il appréciait le repos bienfaisant des choses superficielles. La bénédiction de ne pas être parmi les fleurs vacillantes ! Il aurait voulu se confondre avec ce double un peu trop lisse qui le regardait pensivement. Une désinvolture d’illusionniste: le mirage était idéal d’inconsistance. Il restait là émerveillé. Mais une brise agita mollement le haut des branches. Une feuille tomba ; des cercles se formèrent, s’étendirent ; l’eau se rida. La feuille erra dans ses cheveux, une araignée d’eau lui parcourut la joue, troublant les lignes. Le miroir se brisa en éclats, et les débris ne parvinrent pas à se recomposer. Le ciel disparut dans de verts précipices. Il vit l’eau redevenir transparente et révéler des agitations souterraines. Sous ses traits déformés les algues formaient des tresses. Il essayait de se raccrocher à de vagues impressions de couleur à la surface des ondes, mais toujours il devinait au-delà sourdre quelque chose… L’angoisse de la profondeur. Les simulacres peu à peu s'effaçèrent, cruels, dévoilant un abîme. Il tomba à genoux parmi les feuilles coupantes, à la recherche des derniers éclats de son image sur les eaux inverses. Se pencha… Les iris frissonnèrent. L’eau froide en larmes sur les joues de Narcisse brisé. |