Deux jours plus tard, Atanir se présenta devant la grande maison qui servait de lieu de rassemblement aux villageois. Il avait son escorte habituelle d’une dizaine de gardes lourdement armés. L’un des chevaux semblait blessé. Quatre mages les escortaient et attiraient les regards. Si les « Boîtes » étaient des visiteurs habituels, les sorciers étaient des nouveautés absolues. Leurs robes noires aux symboles cabalistiques écarlates étaient impeccables malgré la chevauchée dans le désert. Si certains y voyaient la marque d’une magie, la majorité pensait pragmatique. En effet, la plupart des voyageurs utilisaient de longues capes étanches pour stopper les assauts du sable. Certes, on suait largement lorsqu’il n’y avait aucune brise pour vous rafraîchir, mais au moins, on évitait la morsure de la silice. Ceux qui avaient déjà quitté le village étaient parmi les plus sûrs de leur position. Cela entraînerait quelques débats et animerait le village quelques jours. Avant que le sujet ne paraisse risible tant les Orks ne tenaient pas à traverser ce foutu désert qui leur pourrissait tellement la vie. Bakelt sortit le dernier. Al-Ker, tout au fond de la masse des habitants, eut un sourire en coin. L’Ancien semblait plus voûté, vieux et maladif que d’habitude. Il jouait évidemment la comédie du haut de ses cent soixante-sept ans. Mais pour les Orks, ce n’était qu’un vieil homme encore loin de l’âge maximal. Certes, les vieilles histoires recelaient d’Orks décédés beaucoup plus jeunes, dans la fleur de l’âge. Mais en général, ils mourraient les armes à la main ou pour avoir combattu. Une chose bien différente qui semblait avoir échappé aux humains. A vrai dire, Al-Ker fit le calcul rapidement dans sa tête. Bakelt devait avoir soixante-douze ans humains. Mais encore de belles années devant lui. L’Ancien fit une révérence douloureuse. Du moins la commença-t-il avant qu’Atanir n’intervienne en stoppant la génuflexion, un sourire aux lèvres. - Ne vous inclinez pas, je ne le mérite pas. - Vous êtes pourtant le prince héritier. Un jour, vous serez Kian’Anir. Je ne faisais que ce qui semblait être mon devoir. - Inutile. Vous le ferez à foison si l’envie vous en chante pendant mon règne, mais je ne pourrais pas vraiment supporter qu’on me vénère. Car en général, des dagues viennent vite raccourcir l’espérance de vie de ces émérites personnages. Puis-je vous parler en privé, loin des vôtres, loin des miens ? - Evidemment, répliqua Bakelt qui entraîna l’humain un peu à l’écart. Que puis-je pour vous ? Vous avez sans doute besoin de quelque chose de bien spécifique pour prendre autant de précautions avec un simple Ork. - L’ancien du village le plus respecté sur toute l’oasis, un simple Ork ? Non, tout simplement, je compte vous demander des conseils. Je vais bientôt partir mener une armée. - La suite de votre carrière. Cela manquera de ne plus vous avoir. Vous n’êtes sans doute pas une idole chez les Orks, mais votre modération fut appréciée, tout comme votre manque de cruauté. - Merci pour la pommade. Comme vous l’avez vu, j’ai amené des mages avec moi. Je sais que vous êtes l’un des premiers Orks qui furent libérés. Mais vous étiez depuis vingt-cinq ans l’élève de Méphéro, le maître de l’Académie des Glaces, là où les sorciers exerçaient leurs talents à cet élément. Je dois combattre un dragon. Inutile de mentir, je sais de source sûre que vous en avez vaincu un. - Oui, je crois comprendre. Je m’étais toujours demandé comment un tel monstre avait traversé le pays incognito. Mais je pense comprendre. Il n’a pas fait ce voyage de son plein gré, il a été amené ici. Sur l’ordre de votre prédécesseur je suppose ? - Exact, vous m’en voyez désolé. Je sais que les Orks et les humains ne seront jamais deux peuples alliés. Nous sommes trop différents. Mais sauf catastrophe, vous ne serez jamais en guerre contre nous. Votre passé contient trop de héros et de soldatesque pour que vous oubliiez cette nature de farouches guerriers. Mais vous la dominez aisément et êtes tournés vers votre vie. C’est presque une confédération qui a été reconstruite. La question est : que se passera-t-il quand les vôtres seront lassés et voudront prendre la route du Nord ? - Je ne le sais pas. Je pressens que je ne serais pas là pour le voir de toute façon. Cela vous laisse une idée plus ou moins concrète du minimum de temps à attendre. J’espère être utile à vos mages. - Une dernière chose, qui est Al-Ker ? Je voudrais lui parler à lui aussi. Désigné de la main, Al-Ker se vit incité plus qu’invité à rejoindre le duo. Inquiet de la tournure des choses, il se tenait prêt à fuir, comptant sur sa vivacité pour atteindre les chevaux, aligner quelques mages et prendre la fuite le plus vite possible. Sans cela, il finirait sans doute comme candidat à la prochaine Chasse royale s’il n’était pas exécuté sommairement sur place. Atanir semblait souriant, et Al-Ker détestait cela. Il se méfiait des hommes depuis tout petit, et encore plus quand ils semblaient heureux de la tournure des choses. Il savait que c’était une pensée partagée par bon nombre de ses semblables, mais la plupart faisaient au moins un effort pour cacher ce fait. Pas le chasseur, qui se fichait éperdument que des êtres qui le méprisaient sachent, s’ils s’en rendaient compte, qu’il le leur rendait bien. - Al-Ker. Un lignage intéressant pour les Orks. - Pardon ?, fit le chasseur. Je ne comprends pas trop ce qu’a mon lignage. Nous sommes une famille de chasseurs surtout… - Non, pas vraiment. Sais-tu que le chef Ortak, celui qui règne actuellement sur votre région depuis près de cent ans, a pris le pouvoir en tuant ton arrière-grand-père ? Nous l’avons consigné dans les livres du royaume. Tu es ici d’une lignée de chefs, militaires plus que civils à vrai dire. - Possible, il est vrai que je n’ai jamais vraiment eu de goût pour les travaux des champs. Mais pourquoi n’aurais-je pas su qu’on avait eu le pouvoir ? - Parlerais-tu d’un évènement humiliant pour ta famille ou ton village ? Je vois à ta mine que c’est non. C’est un trait d’orgueil récurrent chez les Orks, tes ancêtres ne faisaient sans doute pas exception à la règle. - Possible, je n’ai guère connu mes parents de toute façon. La faute aux humains. - La Chasse, je sais. Désolé, mes comparses sont plus barbares que ce qu’ils brossent comme portrait de ton peuple. - Je deviendrais chef de clan pour porter l’affaire devant vos tribunaux, affirma Al-Ker avec éclat même s’il se sentit enfantin dans sa revendication. Et je gagnerais. - Comment ?, demanda Atanir avec un soupir approfondi. Il va te falloir une plaidoirie en or pour pouvoir gagner, et même avec, rien n’est sûr. - Bakelt m’aidera. Et je ferais en sorte de prouver que rien dans votre droit ne sépare Orks et humains. - Une bonne base de départ. Mais tu oublies une chose : nos juges font partie de l’aristocratie qui vous hait depuis des générations. Vous ne gagnerez pas sans arbitrage royal, et ce n’est pas celui en place qui vous soutiendra. - Que proposes-tu alors ? De cesser de nous plaindre et de vous regarder nous massacrer ? - N’abuse pas non plus. J’ai l’intention de faciliter votre départ vers le Nord quand j’aurais obtenu la couronne. Je serais donc le plus équitable possible… ******************** Al-Ker ressassa la conversation la journée durant. Le tout n’avait duré qu’une petite demi-heure, le prince ayant quitté au plus vite le village. Un messager était venu, signalant une prisonnière de choix : une elfe noire. Cela avait choqué beaucoup de monde chez les Orks que d’imaginer des créatures mauvaises aussi loin de leurs terres. Atanir avait tenté de rassurer son monde en affirmant que les elfes étaient quasi immortels et que la prisonnière pouvait fort bien vivre dans l’oasis ou dans une ville proche depuis quelques millénaires. Mais cela n’avait guère convaincu. Surtout que le prince avait été plutôt blanc, lui qui avait le teint si mat, et ses yeux bleus semblaient briller de peur, tandis qu’il recoiffait nerveusement ses cheveux blonds pourtant attachés en queue de cheval. Sans doute le fait d’avoir perdu une dizaine de gardes qui pensaient la proie facile n’avait pas été d’une grande aide pour le calmer. Mais Al-Ker plaignait l’être qui avait vendu son âme au mal. Elle allait le payer chèrement. Le soir venu, comme à son habitude, il prit la direction de la clairière qui se situait dans les bois, à une centaine de mètres de sa demeure de rondins. Là, armé de son arc et de flèches à pointe d’obsidienne, il grimpa dans l’un des arbres environnants, s’aidant de crampons à grosses dents en acier. Il alla se mettre à l’affût sur une large branche, à une dizaine de mètres de hauteur. A cinquante mètres du bas de l’arbre, il y avait un large point d’eau, poissonneux. C’était là que les animaux qui avaient choisi d’élire résidence aux alentours venaient souvent pour se désaltérer. Sauf que ce soir, le bois était muet comme rarement, seul le vent dans les arbres donnait un semblant de vie à l’atmosphère. Cela perturbait le jeune chasseur, tout comme la silhouette qui se découpait peu à peu des hautes herbes. Une jupe de cuir noir qui se terminait à mi cuisse, un haut plaqué d’acier lui aussi noirci, les bras libérés par l’absence de manches. Les cheveux noirs de l’apparition avaient été coiffés en une multitude de tresses avant d’être rabattus en arrière pour former une sorte de queue de cheval, regroupant plusieurs de ces nattes. La femme avait une peau très claire, des yeux sombres pour ce que pouvait en voir Al-Ker. Il tiqua surtout sur les bijoux, en argent et au caractère typiquement elfique. Il s’agissait d’ornements d’apparence neuve. Et quand il vit les oreilles, très légèrement pointues, tout comme quand il eut la confirmation que la peau diaphane n’était pas due à un jeu de lumière particulier. Une elfe… Il en eut le cœur qui battait. Il avait vu la prisonnière, mais n’en avait pas conçu un quelconque sentiment. Là, il en découvrait une avec qui il pourrait peut-être parler… Celle-ci stoppa son avancée et dégaina son arme, une rapière effilée, à la lame suffisamment large pour bloquer les flèches. Al-Ker se crut démasqué et traquer. En fait, six panthères arrivaient de sous son arbre. Sans doute l’avaient-elles reniflé et le cherchaient-elles. En fin de compte, elles allaient de voir faire avec l’elfe. Toutefois, l’Ork bandit son arc, une fois une flèche engagée, visant la plus grosse des panthères qui était soit enceinte, soit la meneuse de la meute. La femme, elle, fit le tour du lac posément, sans même craindre les monstres face à elle. Les rugissements ne semblaient pas la troubler autre mesure et Al-Ker était même persuadé d’avoir vu un sourire éclairer provisoirement la figure de la possible proie. La première panthère bondit, toutes griffes dehors. L’elfe fit un pas de côté, comme si elle dansait sur l’herbe, et décapita nonchalamment la bête, sans effort visible. Cela fit patienter les cinq dernières. Elles se déployèrent sur un demi-cercle, pour tenter de forcer la jeune femme, du moins Al-Ker la trouvait jeune, vers l’eau, et donc la coincer. Elle réagit en attaquant férocement l’une d’entre elles, qui lui fermait le passage vers la droite. Le museau entamé, les cris de la panthère devinrent pathétiques. Une de ses semblables sauta sur les épaules de l’elfe. Al-Ker se préparait à tirer, car il était persuadé que la proie allait tomber au sol et être déchiquetée. Au contraire, le fauve atterrit proprement, mais l’elfe resta debout, sans broncher. Sa lame par contre déchirait profondément les flancs de la bête, elle l’avait retournée pour que son assaillant s’empale dessus. La petite meute commença à se replier, laissant trois occis derrière elle. L’elfe se pencha vers l’eau et entreprit de nettoyer soigneusement son arme souillée de sang. La meneuse de la meute en profita pour revenir en silence, rugir et sauter sur la femme. Al-Ker cette fois-ci réagit bien plus vite. A mi-course, sa flèche traversa le cou de la panthère, qui retomba morte à un mètre de l’elfe. Les autres prirent la fuite, en silence. L’elfe lui lança un regard taquin, comme si elle attendait depuis longtemps qu’il entre dans la bataille, sachant qu’il était là-haut. Et l’Ork ne doutait pas qu’elle l’eut deviné. Elle lui fit signe de s’approcher, ce que fit très doucement le chasseur, tenant fermement son arc devant le sourire amusé de son interlocutrice, comme si celle-ci trouvait les efforts défensifs de son vis-à-vis vains. - Tu dois être Al-Ker, le petit-fils de Kransa, le fils de Bartoj, annonça-t-elle d’une voix légèrement, mais délicieusement, rauque. - Exact… Je peux savoir comment tu me connais ? - Oh, je t’avais vu bébé, tu n’avais que quelques semaines la dernière fois que je suis venu. Le vieux Bakelt est toujours à son poste ? - Euh… Oui… Mais, si tu me connais bébé, tu dois… - Cent vingt-quatre, le coupa-t-elle. Et je m’appelle Eneä, membre du corps d’armée de Varannar. - Varannar ? Mais je croyais que ce n’était qu’un royaume pour les démons et les créatures du mal… Es-tu une elfe noire ? - Non, je viens de Lisahorn, la capitale des Elfes. J’y suis né. Varannar est un territoire maudit en effet, mais au cœur du combat entre les démons, les elfes et les humains. J’y combattais jusqu’à ce qu’un oracle m’annonce que je devais te chercher pour t’annoncer que le temps était venu. J’étais la plus qualifiée, puisque je connaissais la région pour avoir jouer les espionnes dans le temps. Malheureusement, ma compagne de route s’est faite piégée, trop inexpérimentée… - M’annoncer quoi ? Un oracle ? On est sûr qu’on parle bien de moi ? Je n’ai rien d’extraordinaire. Je ne suis qu’un simple chasseur… - Tu as été choisi à la naissance pour devenir le futur champion de Rash. - Rash ? Notre dieu de la guerre ? Je croyais qu’il se désintéressait de nous depuis des lustres. Aucun de nos dieux ne s’est manifesté depuis la prophétie du Nord… je doute que l’on s’intéresse à moi. - Vos dieux sont peu crédibles. La Grande Mère, créatrice de la Nature, vous aurait mieux guidé. Mais Rash a décidé de vous refaire entrer dans le conflit de ce monde et tu en seras le guide. - Soit, chouette, cool, guidé par un dieu. La classe absolue. La guerre ? Pas de problème, on va bousiller des soldats professionnels avec nos fourches, nos charrues et nos paysans. - Rash est difficile à comprendre. Il aime le conflit. Et n’hésitera pas à t’abandonner si tu t’approches trop de la victoire finale. C’est pour cela que les prêtresses de la Grande Mère m’ont confiée un message. Obtiens ta liberté et pars pour le Nord. Accompagne-moi si tu veux. Je dois aller voir les Uskens. Et essayer de savoir si les Orks sont encore présents là-haut. - Voir des pillards humains et vérifier une légende ? Y a pas à dire, vous ne devez pas être trop débordés sur le front pour vous lancer dans des missions pareilles. A moins qu’ils ne voulaient pas sacrifier une belle femme. - Belle ? Merci petit être. Mais je ne serais jamais destinée à devenir ta compagne ailleurs que dans ton périple et dans les combats. Tu ne seras pas le premier à me le proposer remarque. Mais une femme comme moi est destinée à devenir la femme d’un prince, rien de moins… - Et tu veux que je te suive ? Par pitié, change de comportement, je ne compte pas suivre une femme qui joue de ses charmes et de sa langue de vipère. - De toute façon, oublie ton village. Sous peu, il ne sera plus rien. Même Bakelt ne peut le protéger contre l’orage qui arrive. Fais le voyage avec moi et tu seras suffisamment fort pour vaincre le coupable. - Tu menaces mon village, rugit Al-Ker. Fais attention à toi, sinon… - Tu me tuerais ? Le pire est que malgré ta nullité absolue, tu pourrais me vaincre grâce à ce foutu Rash… Non, je ne menace pas ton village. Mais Atanir était trop bavard face au gouverneur de la province. Il a affirmé que ton village pourrait créer une véritable unité ork, intéressante. L’autre a cru qu’il parlait d’armée. Après-demain, je partirais. Je t’attendrais là, mais je sais que demain, tu n’auras plus le choix. Désolée. |