Annie
- Elle était malade, tu sais.
- Je sais…Regarde, elle a laissé une lettre.
- J’ai vu. Elle parle d’elle à la troisième personne…Tu comprends ce que ça veut dire, toi ?
- Je crois, oui. C’est pour ça que tu dis qu’elle était malade, n’est-ce pas ?
- Oui. C’est aussi à cause de ça…Tu crois qu’elle s’adresse à quelqu’un en particulier ?
- Aucune idée…
- Tous ces gens…Je voudrais qu’ils s’en aillent. Ils n’ont rien à faire ici.
- Je sais. Elle qui souhaitait tant avoir la paix…
- Oui. Elle qui voulait tant dormir…ils abusent, pour une fois que rien ni personne ne pourra plus jamais la réveiller, ils pourraient au moins la laisser tranquille…
- Donne-moi la lettre, s’il te plait. Je voudrais la relire.
« Il est de ces soirs où la lourdeur de l’air semble peser sur l’âme, où l’on attend le moindre souffle de vent, comme s’il pouvait nous délester un peu de ce poids qui nous entrave plus sûrement que des chaînes. Il est de ces nuits où il est difficile de simplement respirer.
La fatigue, peut-être. Physique sûrement, morale…peut-être. Peut-être, oui. La fatigue de ces nuits blanches inutiles, improductives, où l’on reste assis, l’esprit qui tourne en rond. Elles ont le goût des cigarettes ces nuits blanches, des cigarettes fumées par habitude ou par ennui, pour s’occuper.
Sur mes lèvres, il y a l’amertume du thé à l’orange et le parfum des cigarettes à la vanille. Et dans ma tête, Annie voudrait bien s’échapper, mais je n’arrive pas à la laisser partir. Alors que toi…toi tu es forte, je t’ai créée comme ça – dès le début, je savais que tu serais ma préférée. Pourtant, lorsque je te regarde t’éloigner de moi, j’en suis presque heureuse.
Tu sais finalement tu as raison. Elle me ressemble bien plus que je ne veux bien le dire. C’est sans doute pour ça que je n’arrive pas à t’aimer comme je le voudrais. Comme il faudrait que je t’aime. J’ai toujours été amoureuse des imperfections, et toi, tu étais parfaite. Je suis désolée.
Deux heures du matin. Je ne dors pas beaucoup en ce moment, et je devrais sûrement aller me coucher. Sauf que je n’ai pas sommeil, comme d’habitude, et j’ai pris comme prétexte, pour rester éveillée, la cinquantaine de mails auxquels je dois répondre et qui attendent sagement dans ma boîte aux lettres.
Mais je n’ai pas envie. Certains vont m’énerver, d’autres méritent mieux que la réponse banale et expéditive que je vais leur apporter. Alors je ne les lis pas, ça vaut mieux.
C’est faux quand je dis que je ne dors pas beaucoup. En fait je ne dors pas du tout – je pense trop à elle, tu comprends.
J’ai envie de revoir la mer. Elle était belle, tu sais, avec sa robe noire et ses jambes un peu vacillantes – si droite, pourtant, le regard tellement fier…Elle était à la fois plus forte et plus faible que je ne l’ai jamais été, que je ne le serai jamais.
J’ai souvent rêvé qu’elle était réelle, ma jumelle improbable. Je haïssais cette force que je lui insufflais sans être capable d’en garder pour moi. Je haïssais cette faiblesse que j’étais incapable de prendre en charge.
Te souviens-tu de ce que je t’avais dit ? Si je ne vois pas la mer au moins une fois dans l’année, je dépéris. Cette année, je crois, il va me falloir plus d’une journée pour que le sortilège déclare la trêve. Il y a comme un manque quelque part. J’ai dû laisser un bout de moi en chemin – est-ce que je me suis perdue, tu crois ?
Annie m’a perdue. J’en suis sûre, maintenant.
J’ai envie de danser. Encore. Boire l’alcool sur tes lèvres – mas tu n’es pas elle, alors, est-ce que tu me laisseras faire ?
Mais danser, oui.
A m’en étourdir, à en être ivre.
A en mourir… ?
Peut-être, oui.
Peut-être. »