Le fantôme de la Samain Auteur : Shinia Marina Genre : originale, one-shot, histoire de fantôme. Rating : PG pour langage pas toujours très joli joli… pas de violence, de grossièreté vulgaire ou autre. Remarque : certaines tournures de phrase ou expressions peuvent vous paraître étranges. C’est fait pour, bienvenus en Suisse… XD (dans le contexte ça doit rester compréhensible, mais n’hésitez pas à demander au cas où…) oOoOo En rassemblant tout son courage il avait réussi à passer le pas de la porte. Mais maintenant, ce même courage lui manquait pour faire marche arrière. Le contraste entre l’atmosphère qui régnait ici et sa propre personne n’était pas à son avantage, et il le savait. Lui était mal sapé, mal coiffé et mal rasé, il avait les yeux rougis et les épaules avachies de quelqu’un qui ne dort pas beaucoup la nuit et n’en fout pas une de la journée. En face, la secrétaire continuait à taper sur le clavier de son ordinateur tout en l’ignorant ostensiblement et, au fond du grand bureau chaleureusement éclairé, l’homme dont le nom était écris sur la plaque, dans la rue, gardait le regard vissé sur les papiers qu’il avait sous les yeux. Peut-être attendent-ils que je parle… ou que je parte, songea-t-il. C’est vrai qu’il n’avait pas l’air d’avoir beaucoup d’argent pour pouvoir les payer ensuite, mais il trouvait que ce n’était quand même pas une manière de traiter un potentiel futur client. Il devrait exister une assurance pour mon problème. L’idée fit un petit bout de chemin dans les méandres de son cerveau avant de s’évaporer ; elle n’était pas tombée sur la bonne personne pour tenter de se faire connaître. « Heu… » commença-t-il, vaguement embarrassé. La secrétaire eut un léger sursaut mais ne s’arrêta pas pour autant de martyriser son pauvre clavier. L’homme, au fond de la pièce, soupira avant d’enfin lever les yeux sur lui. « Que puis-je faire pour vous ? » fit-il sur le ton de celui qui n’avait visiblement aucune envie de faire quoi que ce soit pour lui. Il n’hésita qu’une seconde : « J’ai un fantôme dans mon appartement… » oOoOo Les clés rebondirent quand il les lança sur la petite commode bancale qui trônait dans l’entrée. Elles glissèrent le long du meuble avant de s’abîmer par terre, sur la grande carpette mitée qui lui servait de tapis dans la pièce initialement prévue pour être un salon ou une salle à manger. Habitude de vivre en studio aidant, il avait fait de cette pièce son lieu de glande ; il dormait ici, il zonait ici, il mangeait ici… la cuisine ne lui servait qu’à réchauffer quelques plats et faire un brin de vaisselle quand il n’y avait plus d’assiettes propres, et la chambre ne lui servait à rien. Quelques cartons emplis de babioles inutiles y avaient cependant élu domicile, ainsi que quelques meubles en kit qu’il n’avait jamais eu le courage de monter. D’un geste habitué, il remit le combiné de l’interphone qui pendouillait lamentablement au bout de son câble en place. Il fit quelques pas – lâchant dans le mouvement son sac à dos et laissant glisser son blouson au sol sans s’inquiéter d’où ils atterrissaient – et replaça le combiné du téléphone, qui pendouillait tout aussi lamentablement, sur le téléphone. Le temps qu’il aille s’avachir sur une chaise – manquant s’encoubler au passage dans un pantalon certainement pas propre qui traînait sur le tapis – les deux combinés avaient été repoussés de leurs emplacements respectifs et se balançaient au bout de leurs fils. Celui de l’interphone cogna le mur deux ou trois fois avant de ralentir suffisamment son oscillation pour cesser de l’embrasser à chaque fois. Il soupira en tournant le morceau de papier découpé dans le journal quelques semaines auparavant de manière à le relire. Il connaissait l’annonce par cœur maintenant, à force de la fixer depuis tout ce temps, tout ce temps pour emmagasiner le courage nécessaire à la traversée de la ville, la montée dans l’escalier propre et entretenu, pour sonner et entrer dans les bureaux, pour expliquer son problème. Il n’avait pas cru à sa chance quand il avait signé le contrat du bail de ce trois-pièces dont le loyer était moins élevé que celui de son studio précédent. De tous ses studio précédents, et Dieu sait à quel point il en avait habité à force de se faire virer sur une base régulière parce qu’il oubliait de payer son loyer une fois sur trois. Etrangement, le propriétaire de l’immeuble ne lui avait encore pas lancé d’avertissement, bien qu’il ait déjà quatre mois de retard… mais peut-être était-il bien trop heureux d’avoir enfin trouvé un locataire qui ne s’était pas enfui à toutes jambes en moins d’une semaine… A vrai dire, ce n’était pas l’envie qui lui en avait manqué. Le téléphone qui se décrochait tout seul, ça pouvait encore passer pour une attraction particulière de l’objet pour la gravité. Mais l’impression d’être observé en permanence, les cartons qui s’ouvraient seuls, la télévision qui s’allumait, s’éteignait ou changeait de chaîne sans lui demander la permission et, surtout, les petits objets roulant sous les meubles revenant de leur plein gré à leur place ou en plein milieu du tapis – il ne comptait plus le nombre de fois où il s’était mis à bondir à cloche-pied en hurlant de douleur d’avoir marché sur ses clés – avaient de quoi flanquer les chocottes à n’importe qui. Mais lui, malheureusement – ou heureusement peut-être, dans ce cas précis – n’était pas n’importe qui. Il avait mis plus de trois semaines à admettre qu’il y avait un problème dans cet appartement et, quand l’évidence lui avait sautée au nez en lisant l’annonce dans le journal, il avait bien failli foutre le camp sans demander son reste. Pourtant, il était resté. Et il se demandait encore pourquoi. Il avait réfléchi longuement, près de cinq mois pour être exact, pour finir par bien devoir s’avouer qu’il se fichait royalement de ce qui se passait dans cet appartement. Tout était une question d’habitude, et ce n’était pas comme si beaucoup de personnes étaient susceptibles de tenter de le joindre par téléphone. Quant à la télé et aux objets qui bougeaient tous seuls… et bien il avait fini par trouver les émissions de Disney Channel plutôt divertissantes et ce n’était pas comme s’il n’avait pas l’habitude de toujours paumer ses affaires, même dans douze mètres carrés. Ce qui l’avait décidé à rester, finalement, c’était de ne pas s’être déjà fait mailler dessus par le proprio pour ses quatre mois de loyer en retard. Cependant, la curiosité, elle, était toujours là. C’est pour cela qu’il avait gardé l’article, soigneusement découpé dans le journal avec un ciseau à ongles faute d’avoir pu remettre la main sur un vrai ciseau – il l’avait retrouvé quelques jours plus tard dans la baignoire, sous des kilos de linges sales et, s’il y avait une chose dont il était sûr, c’est que ce n’était pas lui qui l’avait mis là. L’annonce l’avait nargué un bon moment, pendant lequel il n’avait cessé de peser le contre et le pour, faire un pas en avant pour reculer aussitôt, indécis. Aller à l’adresse donnée dans l’annonce c’était aller vers l’inconnu, reconnaître la réalité de ce qui se passait dans l’appartement, donner un nom à ces phénomènes. Un fantôme. Peut-être plusieurs, mais ça n’avait pas d’importance. L’important c’était les clés qui se perdaient seules, la télé s’allumant systématiquement sur les chaînes pour les moins de quinze ans avec une nette préférence pour Disney Channel, les minons de poussières qui sortaient seuls de sous les meubles et son chenil doué d’une vie propre. Geist Gespenst et cie, Chasseur de Fantôme Agréé, ectoplasmes, goules, liches, zombis, possessions, exorcisme, prix spéciaux jusqu’à Halloween.
Adresse,
Numéros de fax et téléphone, Blablabla… C’était la dernière affirmation qui avait fini par le décider. Halloween était dans moins d’une semaine et sa bourse n’avait jamais été particulièrement pleine. Il doutait quand même d’avoir droit à leurs réductions, l’homme lui avait dit être débordé à l’approche de la ‘Samain’ (il se demandait de quoi il pouvait bien s’agir, d’ailleurs…) et, que son problème n’étant pas urgent, il devrait attendre un peu. Avec la chance qu’il avait, ils passeraient après Halloween et il devrait payer plein tarif. Trouver un petit boulot d’ici là ne serait pas du luxe. oOoOo Le lendemain – ou le surlendemain, difficile à dire quand on fait de l’absence de montre un mode de vie – il partit faire un tour en ville. Il était très tôt, trop pour risquer d’être pris dans le déplacement en masse des clampins qui pointaient au boulot entre 7h30 et 9h, mais aussi trop tôt pour que tous les magasins soient ouverts. Il attendit bien un quart d’heure devant la boulangerie avant de pouvoir se glisser sous le rideau métallique qui se relevait pour acheter ses petits pains au lait. Comptant les quelques pièces qui lui restaient après ça, il convint qu’il pouvait se permettre l’achat de quelques journaux et se dirigea vers le kiosque le plus proche. « B’jour… lança-t-il sans beaucoup d’entrain en regardant la jeune femme qui s’occupait du kiosque ranger les journaux qu’elle venait visiblement de recevoir dans les présentoirs. – Bonjour ! » répondit-elle avec un grand sourire avant de retourner à sa tâche. Il fut surpris d’entendre qu’elle chantonnait doucement et gardait un petit sourire tout en rangeant les journaux. Il doutait qu’il existe travail plus ennuyant à part dans les chaînes d’usines et songea qu’elle devait certainement débuter. Mais la dextérité avec laquelle elle déballait les packs de La Tribune pour les ranger ensuite montrait une expérience de longue date. Et en se creusant la cervelle, il devait bien admettre que ça faisait un moment qu’il la voyait à ce poste. Il prit La Tribune, Le Matin et un journal de petites annonces, et allait mettre les trois sur le petit comptoir quand son regard fut attiré par un magasine aux couleurs criardes. Un Halloween en noir sur fond orange traversait la couverture, des citrouilles lui faisaient des sourires de guingois et un texte affirmait révéler tous les secrets de cette fête celte. C’est celte, Halloween ? Première nouvelle…songea-t-il. « Un problème ? » demanda la jeune femme en s’enfilant derrière son comptoir. Clignant des yeux, il se rendit compte qu’il avait dû resté figé devant le magasine pendant un long moment. « Je… je me disais juste que je ne savais pas que Halloween était une fête celte. – Ah, vous pensiez que c’était américain, ou bien ? fit-elle avec un clin d’œil. – Et bien… je ne pensais rien, en fait. – Dans la mythologie celte, Halloween correspondait au nouvel an. On l’appelait plutôt Samain, ce qui signifie réunion ou rassemblement, et on fêtait les morts en même temps que la renaissance. On dit que la nuit du 31 octobre au 1er novembre le voile entre les mondes devient extrêmement fin, et certains pensent que c’est la bonne période pour communiquer avec les morts. En fait, les chrétiens ont transformés la Samain en une fête triste, la Toussaint, et Halloween est devenu une farce. » J’en ai rien à foutre, ne put-il s’empêcher de penser, sans pour autant oser s’exprimer à voix haute. Il s’exprimait rarement à voix haute. « Il est très bien ce magasine, y’a de bons articles dedans, rajouta-t-elle en désignant l’illustré aux couleurs criardes. – Mais je n’ai pas de quoi le payer, » rétorqua-t-il en sortant les quelques pièces restantes au fond de sa poche pour les journaux. Elle ne s’en offusqua pas et sourit, même, avant de plonger la main sur le côté pour attraper un paquet de bonbons à la réglisse qu’elle posa sur ses journaux. Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour protester qu’elle précisait : « Si vous recevez de la visite lundi soir, il est de mauvais augure de ne pas avoir de bonbons à donner aux enfants. Je vous l’offre, pas de problèmes ! – Et bien… merci, » murmura-t-il en se retenant de lui signaler qu’il ne recevait jamais de visites. Il plia les journaux sous son bras et enfila le paquet de bonbons à l’intérieur de son blouson avant de se détourner. « Bonne journée, ce crut-il obligé de souhaiter. – Merci, tout de bon ! » lança-t-elle derrière lui. Il ne se retourna pas. Il n’y avait jamais rien eu de ‘bon’ dans sa vie. oOoOo La température était douce pour un mois d’octobre et il en profita pour flâner dans les rues, évitant les grands axes qui se préparaient aux embouteillages matinaux habituels pour leur préférer les ruelles de la vieille ville. Il grignota ses petits pains au lait en marchant et but à une fontaine publique, avant de s’asseoir sur un muret au bord d’un parc pour feuilleter les journaux aux pages des petites annonces. Une pizzeria recherchait un livreur. Il fallait avoir des références et son propre scooter, et il n’avait ni l’un ni l’autre. Tel restaurant recherchait un serveur en terrasse. Une bonne famille avait besoin d’une baby-sitter. Telle personne payait le prix fort pour des cours de français, conversation et grammaire. Rien ne lui correspondait vraiment, rien ne lui faisait envie. Certes, on ne peut pas toujours faire ce que l’on veut quand on cherche un travail, mais au point où il en était… enfin, du moment que son propriétaire ne lui en demandait pas trop, il pouvait se débrouiller avec le minimum, c'est-à-dire le peu qu’il gagnait en faisant des remplacements aux caisses de la Migros en bas de chez lui. Il soupira en repliant les journaux, laissant son regard errer sur le chemin traversant le parc et le carrousel un peu plus loin, les joggers, les promeneurs de chiens, les ados qui se rendaient au Collège le plus proche en chahutant, le SDF qui se baladait en tong et en short avec son chariot à musique et le chat qui dormait dessus… Tous ces gens allaient quelque part. Même le clodo, il descendait en direction de Rive, étant un habitué des rues basses. Lui il n’allait nulle part, et s’il le faisait, c’était à reculons. Chienne de vie. Il se releva et prit la direction de son immeuble. Au moins, dans son appartement, il n’avait pas l’impression d’être seul. oOoOo Une fois la porte refermée derrière lui il fut pris d’un grand ras-le-bol devant l’étendue de son chenil. Les deux combinés de l’interphone et du téléphone se balançaient doucement au bout de leurs câbles, des vêtements étaient éparpillés un peu partout avec des assiettes, des couverts et des verres sales, là un paquet de cigarette vide, ailleurs un journal froissé parce qu’il s’était assis dessus… Il eut soudainement envie de hurler, sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce qu’il avait sous les yeux l’image même de sa vie, un innommable imbroglio de choses disparates et hétéroclites sans aucun rapports les unes avec les autres. Il remis les téléphones en place, accrocha ses clés sur le support prévu et posa son blouson sur les dossier d’une chaise. Il resta encore immobile quelques instants avant de frénétiquement entasser tous les vêtements qui traînaient et de récupérer la vaisselle sale pour aller la poser dans l’évier de la cuisine – enfin, plutôt à côté, car l’évier était déjà plein. Avec une volonté qu’il ne se savait pas posséder, il lava tout ce qu’il y avait à laver et jeta ce qui n’était pas récupérable. Il essuya et rangea dans les placards presque vides, puis passa un coup de balai sur le sol. Tous les minons se poussières sortirent eux-mêmes de leurs cachettes au moment où il arrivait avec le balais et il fit ainsi un nettoyage bien plus en profondeur qu’il n’aurait pu le faire autrement. Puis il lâcha son balai et alla empoigner son tas de vêtements. Le paquet de lessive sous un bras et son trousseau de clé entre les dents, il descendit à la buanderie au sous-sol, se contrefichant de savoir que ce n’était certainement pas son jour de lessive. Trois des machines tournaient, ce qui lui en laissait deux. Assise dans une chaise de jardin, une vieille dame qu’il avait déjà aperçue dans l’entrée de l’immeuble tuait le temps avec des mots croisés. « B’jour, la salua-t-il machinalement avant de commencer à bourrer la première machine qui lui tomba sous la main sans essayer de trier son linge. – Bonjour jeune homme… j’ignorais que c’était votre jour… » Il lui lança un regard en coin. Elle souriait avec un peu de condescendance, mais sans méchanceté. « Ça l’est sûrement pas. Mais j’ai plus rien à me mettre, » marmonna-t-il en versant la lessive dans l’emplacement prévu à cet effet. Il réfléchit quelques minutes avant de se décider à appuyer sur les boutons qui lui semblaient être les plus appropriés pour sa lessive, et regarda la machine se mettre en route avant d’aller blinder la deuxième avec ce qui lui restait de linge. Puis, il s’assit sur le sol et attendit. Il aurait pu remonter mais la flemme semblait avoir décidé de le rattraper et il préféra rester là à surveiller son linge, bien que la grand-mère lui aurait sûrement veillé s’il lui avait demandé. De toue façon, ce n’était pas vraiment comme s’il avait quelque chose d’urgent à faire en haut et il n’y avait pas le feu au lac. Il s’écoula de longues minutes silencieuses. Puis : « J’habite au troisième. L’appartement de gauche, lança-t-il sans trop savoir pourquoi. – Celui qui est hanté ? demanda poliment la vieille. – Hanté ? – Vous n’êtes peut-être pas au courant, mais rares sont les locataires qui y restent plus de trois mois… – A ce point ? » La vieille hocha la tête avec un sourire avant de replonger dans ses mots-croisés. Il voulait bien admettre que l’appartement était étrange, mais de là à renoncer à son loyer ridiculement bas il y avait un monde. Et pour ce qu’il en savait et pouvait en conclure de ses cinq mois de vie ici, on ne mourrait pas de se faire chicaner par un fantôme. « Comment se forment les fantômes ? » demanda-t-il finalement. La vieille avait l’air d’en savoir plus qu’elle n’en dirait sur le sujet. Et pour une fois qu’il se surprenait à ressentir de la curiosité pour quelque chose, il n’allait pas lâcher l’affaire. Elle cligna des yeux et le fixa quelques secondes avant de laisser errer son regard sur les murs à la peinture effritée. « Certains qui se croient plus malins que les autres disent que ça arrive lorsque une personne meurt alors qu’elle n’a pas fini d’accomplir sa tâche, et qu’elle a suffisamment de volonté pour rester dans ce bas monde, espérant pouvoir faire ce qu’elle a à faire. D’autres que ce sont des esprits torturés qui ont trouvé la mort dans les plus horribles circonstances. » Elle se tut et se replongea dans ses mots-croisés, le crayon levé. « Mais vous… vous pensez à autre chose, ou bien ? – Et vous jeune homme, qu’est-ce que vous en pensez ? » Il resta coi sous le regard fixe de la vieille. Sans qu’il ne sache trop pourquoi, la voix de la vendeuse du kiosque se fit entendre dans sa tête, on dit que la nuit du 31 octobre au 1er novembre le voile entre les mondes devient extrêmement fin. Au point de pouvoir passer de l’autre côté ? « C’est quelqu’un qui s’est perdu ? Qui a ouvert… la mauvaise porte ? » La vieille le regarda avec ce qui ne pouvait être que de l’admiration mêlée à de la surprise. « Vous êtes plus futé que vous en avez l’air… – Je vais le prendre comme un compliment, grogna-t-il sans pouvoir s’en empêcher. – Je pensais que c’était l’idiotie qui vous faisait rester dans cet appartement. – Ça et le loyer, admit-il. – Que vous ne payez pas. » Il retint une grimace. La vieille devait connaître le propriétaire. « Je cherche du travail, » mentit-il, et il sentit bien qu’elle n’était pas dupe. Elle retint un petit rire. « Pour en revenir à votre fantôme… quelqu’un a un jour fait une recherche des morts et meurtres ayant eu lieu dans cet immeuble, espérant trouver l’identité du mort qui hante votre appartement. – Et cette personne… elle a trouvé quelque chose ? – Pas que je sache. Pas de morts, pas de meurtres, pas de suicides. – C’est pour ça que vous ne croyez pas à l’hypothèse des esprits torturés en tant que fantômes… – Oh, c’est peut-être le cas pour certains d’entre eux. Mais pas pour celui-là. – … je pense que c’est un enfant. – Vraiment ? – Il regarde Disney Channel. » La vieille resta silencieuse et il se demanda si elle n’hésitait pas entre le rire et la moquerie. Mais quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles elle se remit à fixer le mur en fronçant de temps en temps les sourcils, comme si elle réfléchissait. Finalement, elle rompit le silence relatif qui s’était installé entre les bruits des machines à laver le linge. « Je vis ici depuis plus de quarante ans, » commença-t-elle. Condoléances, eut-il envie de lui dire, mais il s’abstint. « Ma fille jouait beaucoup avec une petite qui vivait au troisième. A l’époque il n’y avait qu’un grand appartement à cet étage, il a été aménagé en trois petits logements après la disparition de Sophia. – Sophia ? – Oui… la pauvre enfant… on n’a jamais su ce qui lui était arrivé. Du jour au lendemain, elle avait disparu. Vous savez ce qu’on dit, plus le temps s’écoule, et moins on espère les retrouver… – Elle a été enlevée ? – On ne sait pas. Ses parents ne s’en sont pas remis. Ils ont fini par divorcer, sont parti, le propriétaire a changé et des travaux ont été fait. J’ai de la chance d’avoir gardé mon grand appartement, » affirma-t-elle avec un mouvement volontaire du menton. Une idée lui traversa rapidement l’esprit, si rapide et vive qu’il ne parvint pas à l’attraper au vol. Il posa quand même la question qui allait avec, même s’il n’était pas sûr d’être capable de faire quoi que ce soit de la réponse. « Cette Sophia, elle a disparu quand exactement ? – Ouh-là… je ne sais plus moi… les années septante, ça c’est sûr, ma fille était en primaire. Et… c’était en automne je crois, quelques semaines après la rentrée. Oh, et c’était un jeudi… je m’en souviens, les enfants n’avaient pas cours et tout le monde pensait qu’elle était allée jouer dans le parc, vous savez, le grand des Eaux-Vives, et qu’elle s’était perdue ou avait oubliée l’heure… et puis il y a eu le lendemain et les jours suivants… seigneur, seigneur, quand j’y repense, pauvre petite… – Elle avait quel âge ? – Oh… huit ou neuf ans, dans ces eaux-là… » Une des machines de le vieille cessa de tourner et elle se désintéressa de lui pour aller s’occuper de son linge. Il resta pensif et silencieux le temps que ses deux machines se terminent, se demandant ce qui était arrivée à la petite Sophia plus de trente ans auparavant. oOoOo Quand il revint dans l’appartement, il fut accueilli par le son de la télévision, sur Disney Channel pour ne pas changer ; il reconnu les graphismes simples, net et colorés de Kim Possible. Les combinés des interphone et téléphone se balançaient doucement au bout de leurs câbles. Il soupira, puis, s’éclaircissant la voix, demanda : « Sophia, tu pourrais remettre les combinés en place s’il te plait ? » L’instant d’après il se sentait remarquablement ridicule. L’accélération de son rythme cardiaque était risible, tout autant que de parler tout seul. Ça faisait des années qu’il vivotait seul et ça ne lui était encore jamais arrivé. Cette histoire de fantôme commençait sérieusement à lui porter sur la citrouille. Il s’avança dans le but d’aller poser son tas de linge propre, sec, mais pas plié sur la table et se retourna pour aller remettre lui-même les combinés en place. Il se figea. Lentement, comme pendu au bout d’un fil invisible, le combiné de l’interphone remontait jusqu’à son support. Il s’y emboîta parfaitement et ne bougea plus, tandis que le combiné du téléphone faisait la même chose. Il attendit que plus rien ne bouge et que son cœur cesse d’essayer de s’échapper de sa cage thoracique pour articuler d’une voix qu’il espérait pas trop tremblante : « Ben tu vois, c’est pas si difficile… » La télévision zappa sur Ti-Ji, puis sur Teletoons, puis sur la TSR2. Elle y resta. « Si tu t’ennuies, tu peux m’aider à plier mon linge, » signala-t-il avant d’avoir pu s’en empêcher tout en commençant à plier le t-shirt qui se trouvait en haut de la pile. Il eut du mal à se retenir de sursauter quand un de ses sweet-shirts fut tiré hors de la pile par une main invisible pour être malhabilement plié. Il reprit doucement le pliage en expliquant qu’il fallait d’abord plier les manches sur le côté, avant de lui confier la lourde tâche d’apparier les chaussettes deux à deux. Il passa le reste de sa journée à ranger et nettoyer l’appartement, tout en discutant allégrement, à sens unique bien sûr, avec Sophia. Mine de rien, il se rendit compte que jusque là, il avait vraiment été seul… oOoOo La fin de la semaine s’écoula ainsi. Les clés ne se perdaient plus toutes seules, les téléphones restaient à leur place et la télévision était moins capricieuse. Il avait déballé les cartons de la chambre et entrepris de monter un placard et le lit. Il avait lavé les draps, essayait de faire la vaisselle au moins une fois tous les deux jours et avait fait une demande pour augmenter son temps de travail à la Migros. Et il discutait avec Sophia. C’était pratiquement à sens unique bien sûr, mais le fantôme avait une manière très personnelle de se faire comprendre. Généralement, quand les téléphones recommençaient à se balancer aux bouts de leurs câbles, c’est qu’il valait mieux qu’il s’excuse, même s’il ne savait pas toujours pourquoi… Le lundi, il alla faire l’ouverture de la Migros pour remplacer une des caissières qui était malade, et il se surprit en souriant et saluant les clients avec un entrain à peine forcé. Difficile d’ignorer que c’était Halloween, c’était placardé en gros sur toutes les vitrines et la voix off du magasin ne cessait de le répéter en rappelant les emplacements des rayons confiseries. Il vit même plusieurs ados avec du vernis à ongles et du rouge à lèvre noirs, certaines avec des chapeaux de sorcières façon Harry Potter, d’autres avec des t-shirt à rayures orange et noire. De trop nombreuses personnes avaient de fausses citrouilles dans les bras, attendant impatiemment le soir pour pouvoir allumer la bougie qui se trouvait à l’intérieur. Et, pour la première fois de son existence, il eut le goût de l’évènement sur le bout de la langue. L’ambiance avait quelque chose de particulier, rappelant un peu celle de Noël, mais en plus insolite. Il y avait une sorte de jubilation dans l’air qui rappelait l’anticipation des cadeaux, mais il y avait autre chose. Autre chose qu’il se sentait bien incapable de définir. Comme s’il y avait des présences de plus en plus tangible à la lisière de son champ de vision. Il se demanda s’il était le seul à ressentir ça, puis, à force de les ignorer, il les oublia. Libre en fin d’après-midi, il vagabonda un peu avant de rentrer à l’appartement pour raconter tout ce qu’il avait vu pendant la journée à Sophia. Il croisa plusieurs gamins à la sortie des écoles qui se donnaient déjà rendez-vous pour aller chercher les bonbons, déguisés en fantômes, vampires et monstres en tout genre. Il ne put s’empêcher de sourire ; quand il avait leur âge Halloween n’était pas encore vraiment à la mode, surtout dans les petits villages au fin fond du canton. Il se demanda s’il aurait osé aller réclamer des bonbons chez ses voisins, affublé d’un drap sur la tête. Probable que non. Il aurait eu trop peur des coups de fourches. La télévision était éteinte. Ce n’était pas impossible, bien sûr, mais à cette heure-là, d’habitude, Sophia regardait les dessins animés de Canal J. « Sophia ? » appela-t-il. Un bruit de vaisselle lui répondit dans la cuisine. « Qu’est-ce que… tu fais le repas ? » Rien ne prouvait que le gâteau dans le four soit comestible, ni que ce qui grillait dans la poêle sur le gaz fût destiné à la consommation. Pourtant, il ne put empêcher un grand sourire d’apparaître sur son visage, sourire qui se mua en grimace quand la porte de la cuisine se referma sur son nez. « D’accord, d’accord, je regarde pas… » grommela-t-il en se frottant le nez. Il se laissa tomber dans le canapé et feuilleta le programme télé. Presque toutes les chaînes passaient des films ou des émissions en rapport avec Halloween et il se demanda ce qu’il allait bien pouvoir choisir pour ce soir. Ou alors il laisserait le champ libre à Sophia pour la remercier de lui faire le repas… Il se demanda s’il ne ferait pas mieux d’aller s’acheter quelque chose d’autre à manger pour le cas (très probable) où les recettes de Sophia ne seraient pas très comestibles, mais il y renonça. Il ne tenait pas à la vexer et il trouverait toujours de quoi grignoter dans son frigo. Enfin, sauf si elle avait dilapidé ses rares réserves dans son gâteau bizarre et le contenu des casseroles. Etonnement, ce fut comestible. Le jambon caramélisé à la gelée de groseille était bizarre, mais mangeable, et même si le riz aux carottes était trop cuit, il se régala. Le gâteau, lui, fut une drôle de surprise : Sophia avait réussi à faire une pâte à base de yaourt dans laquelle elle avait incorporé de la Danette au chocolat et une ou deux bananes coupées en rondelles. Il n’était pas sûr de pouvoir prononcer un jugement là-dessus, mais heureusement le fantôme ne sembla pas s’attendre à ce qu’il mange tout d’un seul coup. Il pourrait toujours prétexter que le cake n’était pas aussi bon froid que chaud. Vers vingt heures il fut dérangé par cinq gosses déguisés qui lui hurlèrent un « des bonbons ou un sort ! » à la figure à l’instant même où il ouvrait la porte. Il croisa le regard désabusé d’un des père qui surveillait le groupe, adossé à la barrière de l’escalier, et eut un instant de panique en songeant qu’il n’avait rien acheté pour l’occasion, avant de se souvenir du paquet de réglisse que lui avait offert la jeune femme du kiosque. Il leur leur offrit. Ils passèrent ensuite le reste de la soirée devant la télé et, puisqu’il le lui avait autorisé, Sophia passa son temps à zapper entre les deux films de Disney Channel et Canal J. Comment elle pouvait suivre les deux en même temps était une énigme, et lui se perdit rapidement entre les différents protagonistes et les intrigues. Il s’endormait doucement, bercé par le son nasillard de l’appareil. Il se réveilla en sursaut quand Sophia monta brusquement le son de la télévision jusqu’à la limite du supportable. « Aouille ! Sophia, baisse le son, on va se faire engueuler par les voisins ! » Mais elle ne le baissa pas, préférant aller décrocher avec violence les deux combinés. Les chaises autour de la table se mirent à trembler en se déplacèrent pour contourner le canapé, l’encerclant. « Sophia ? » appela-t-il avec hésitation. Il n’était pas particulièrement sûr qu’elle soit à l’origine de ces manifestations. Il se leva sans gestes brusques et fixa les chaises qui semblaient vouloir le repousser en direction de la cuisine. Il recula, les chaises avancèrent, et il recula encore. Il arriva dans la cuisine et vit avec surprise son sac à dos glisser sur le sol tel un petit chien paniqué pour s’enfiler sous la petite table métallique qu’il avait héritée de sa mère. Ses clés suivirent le même chemin, ainsi que le téléphone, la télécommande de la télévision et sa bouteille de bière à peine entamée. « Mais, qu’est-ce que… » commença-t-il. Le sac à dos ressortit de sous la table et sembla le toiser avec méchanceté, avant d’y retourner vivement. « Tu… tu veux quand même pas que j’aille sous la table ? » Un ‘clac’ reconnaissable lui répondit. C’était le bruit que faisait le combiné de l’interphone quand on le remettait en place. Se sentant un brin ridicule mais aussi quelque peu paniqué, il se mit à quatre pattes et s’enfila sous la table. Toutes les affaires qui avaient été enfilés là s’écartèrent pour lui faire de la place. A peine fut-il sous la table qu’il sentit comme un poids s’abattre sur lui, lourd, étouffant. Il essaya de résister mais n’en eut pas le temps. La terre commença à trembler. oOoOo Ce fut d’abord le bruit qui l’alerta ; les canalisations non fixées dans les murs frappaient le béton, provoquant ainsi un ramdam assourdissant. Puis, il eut conscience du balancement qui le faisait osciller de droite à gauche et il réussit à tendre une main pour se tenir à un des pieds de la table. Les lumières clignotèrent et s’éteignirent, le bruit devint insupportable, tout bougeait, il y eut un craquement horrible et il sentit la table se plier sous le poids du plafond qui s’effondrait dessus avant de perdre connaissance. oOoOo On ne sait pas ce que sont les ténèbres avant de vraiment y être, songea-t-il en ouvrant les yeux. La table l’avait protégé. Il sentait le carrelage sous ses doigts et les gravas tout autour, et puis l’odeur des cheveux juste sous son nez, la chaleur d’un petit corps, le souffle d’une respiration contre sa poitrine. « Sophia ? » murmura-t-il. Il la sentit tressaillir mais il n’y eut aucun son. Il l’entoura de ses bras et la serra contre lui. Reniflement. Petit sanglot. « Chut, chut… ça va aller… on est ensemble, tout ira bien… » Sa voix était faible, chuchotante, cassée. Rauque à cause de la poussière. Il avait soif et il pensa à la bouteille de bière qui avait filé sous la table comme si elle avait le diable aux fesses. Il tendit une main, tâtonna, ne rencontra que de la pierre, du béton brut, de la poussière et des graviers. Il la retira. Tant pis. Au moins ça lui éviterait d’avoir trop tôt envie de pisser. Il caressa longuement les cheveux de Sophia, refusant de se demander comment est-ce que ça pouvait seulement être possible. Elle-même ne devait pas avoir la réponse, et il doutait même qu’elle se souvienne de grand-chose. Ça n’avait aucune importance pour l’instant, de toute façon. L’éternité s’écoula. Rien ne bougeait, il n’y avait aucun bruit. Juste leurs deux cœurs et leurs deux respirations. Puis, il y eut Le bruit Des raclements, des grincements et puis des voix La lumière La poussière qui tombe et un chien qui aboie et un cri : « ici ! ici ! » Les mains Qui les tirèrent et les arrachèrent à leur prison et il refusa de lâcher Sophia et elle se serrait contre lui Les questions « Qui ? Mal quelque part ? » Les réponses « Samuel Dambrine. Sophia, ma sœur. Rien de cassé. Je crois… » Son regard Sophia avait les yeux bleus, des tâches de rousseurs et des petites boucles châtains. Et elle ne le lâchait pas. Et il ne voulait pas la lâcher. Jamais. oOoOo Un an plus tard La sonnerie n’avait pas finie de résonner que les élèves se déversaient déjà dans la cours, hurlant, criant, riant. La cinquième primaire n’était pas la moins enthousiaste et il ne put s’empêcher de sourire largement sous sa capuche. Les enfants s’éparpillèrent rapidement, sous le préau ou les parapluies protecteurs des parents, et le petit imperméable rose sur pattes se faufila jusqu’à lui. « Samueeeeeeel !! On rentre, il pleut ! – T’es pas en sucre, tu vas pas fondre ! – Siiii regarde je suis en rose comme les bonbons !! Allez on rentre !! Viiiiteuh ! » Il rit et se pencha pour lui permettre de monter sur son dos. Il courut jusqu’à l’arrêt du tram et s’enfila dans la première voiture. « Ouf ! souffla-t-elle quand il la posa au sol. – Qu’est-ce que je gagne ? » Sophia réfléchit très sérieusement à la question pendant de longues secondes. « Un gâteau à la Dannette et à la banane ! » Fin. Shinia Marina 31 octobre 2005. |