Race in Eternity

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Zaanam Kingdom.

Le mois d'avril avait bien débuté, la température était plutôt douce et le soleil ne se cachait plus derrière une couche de nuages infinie. Les vacances de Pâques arrivaient à grand pas et chaque élève de terminale n’attendait plus qu’elles. Les professeurs leur mettaient la pression pour le baccalauréat un peu plus chaque jour et les épreuves de baccalauréat blanc avaient été difficiles. Les résultats allaient être donnés le jour même par leur professeur principal. Etrangement, Enora ne semblait pas le moins du monde stressée ou encore préoccupée par cela. Elle était complètement absorbée par ce vocabulaire japonais ainsi que cette grammaire qu'elle jugeait compliquée et illogique. Depuis peu, elle s'était plongée dans l'apprentissage de cette langue, dans l'espoir d'avoir un sujet de conversation commun avec un certain garçon de son lycée. Et pour une fois, elle se sentait confiante à ce propos. Car elle s'était découverte une véritable passion pour cette langue que beaucoup qualifiait « d'inutile ». Arrivée à destination, elle retrouva sa meilleure amie : Natsumaly. Les deux jeunes femmes se connaissaient depuis l’entrée au lycée et depuis, elles étaient devenues aussi liées que puissent l’être deux siamois. Et pourtant, leur rencontre n'aurait jamais pu laisser présager une si belle amitié.

-                      Salut Ena ! Tu m’as l’air en pleine forme, assura-t-elle d'une voix rieuse qui contrastait beaucoup trop avec son apparence sérieuse de « première de la classe ».

La jeune fille, typée asiatique, plaça une frange brune derrière son oreille, dégageant son visage au teint mâte. Elle attachait toujours ses cheveux courts en une queue de cheval basse. Ils lui tombaient sur la nuque et masquaient une vieille brûlure. Ses yeux marron foncé, jamais maquillés, étaient cachés par d’épaisses lunettes rectangulaires.

Suite à la remarque de son amie, Enora retira ses écouteurs et lui fit un clin d’œil complice. Ses lentilles mauves s'accordaient remarquablement bien avec ses longs cheveux noirs. Natsumaly pensa avec ironie qu'à force de mettre des lentilles colorées, on ne se souviendrait jamais de la véritable couleur de ses yeux.

-                      Tu serais la première désarmée si je n’allais pas bien. N’est-ce pas ? 

-                      Ce serait la fin de mon Univers ! plaisanta Natsumaly, non sans pouffer de rire. Tu as tes sandwichs ? 

-                      J’ai préparé mon déjeuné, oui. J’ai eu un mal de chien à me motiver mais… Je savais que ma correction serait magistrale si j’ « oubliais ». 

-                      Exactement ! Sportive ratée ! C’est pour ça que tu tombes dans les pommes ! 

-                      Ah certes, ce n’est pas faux. 

-                      C’est quoi ce ton détaché ? Pourquoi ne prends-tu pas cela au sérieux ? 

-                      J'ai compris Tsu. Relaxe.

-                      Jamais vu une flemmarde pareille… Bref ! Tu as prévu quoi pendant ces vacances ? 

-                      Uh ? Eh bien… Je n’y ai pas encore réfléchi, je dois t’avouer… Sortir un peu je suppose, faire pas mal de sport et dessiner. Décompresser quoi. 

-                      Comme si tu en avais besoin… 

-                      C’était la bonne excuse, rigola Enora en se tournant vers le ciel.

-                      Le BAC approche. Il faudrait que tu introduises les révisions dans ton programme. 

-                      Pourquoi ? Je n’ai pas de problèmes niveau études.

-                      Parce que tu bosses régulièrement, s’indigna Natsumaly. Ne relâche pas le niveau. Les jeunes de nos jours... 

Enora se tourna vers son amie, amusée.

-                      Hey ! C’est toi l’intello ici ! Mais dis-moi, pourquoi cette question ? 

-                      Il y a une nouvelle version du jeu Zäanam Kingdom. Elle est disponible dans une semaine. Tu veux m’y accompagner ? 

-                      Non. 

Natsumaly n’insista pas face à la réponse sèche de son amie. Elle avait essayé histoire de savoir si le point de vue de cette dernière avait changé avec le temps mais… Enora restait sourde à ses essais. Elle savait que sa meilleure amie détestait les jeux vidéo et plus particulièrement Zäanam Kingdom. Elle aurait tant voulu savoir pourquoi... Malheureusement, elle n’avait jamais osé lui poser des questions, tant le sujet était tabou. Et pourtant, cette seule interrogation la hantait assez régulièrement. Car Natsumaly rêvait de jouer avec sa meilleure amie à son jeu favori. Zäanam Kingdom dépassait le stade de simple amusement virtuel. C'était comme une vie parallèle. Elle imaginait faire découvrir cet univers à Enora, l’ouvrir à un monde sans limites, sans règles ni réel, là où elles pourraient vivre des aventures uniques et palpitantes. Natsumaly soupira mais se ravisa bien vite, un grand sourire aux lèvres, elle eut « the » idée.

-                      Tu sais qu’il en est fan ? 

-                      Pardon ? 

-                      Kélian.

Enora détourna les yeux alors que Natsumaly en sourit davantage. Mais la conversation fut close car le bus accordéon arriva. Elles montèrent en dernières, sans un mot, et trouvèrent une place l’une à côté de l’autre à l’avant de celui-ci, sur les strapontins dos à la vitre. S’enfermant dans un monde qui lui était propre, la jeune lycéenne aux yeux mauves tentait de calmer les battements effrénés de son cœur. Un mélange d’émotions désagréables la troublait. Son imagination avait toujours été incroyablement développé, au grand damne de sa tante. Alors en quelques secondes, elle s’était déjà imaginée jouer à ce jeu qu’elle haïssait tant main dans la main avec Kélian après lui avoir avoué à quel point elle s’intéressait à lui. Contrariée, elle se retourna et tenta de se changer les idées en fixant le paysage qui défilait devant ses yeux. Elle ne voulait pas tomber dans le piège. Elle ne jouerait pas à ce jeu, même pour lui. Elle restait persuadée que d'autres moyens existaient pour l'approcher. Toute à ses pensées, Enora ne fit pas attention au jeune homme qui monta dans le bus à l’arrêt suivant…

Natsumaly sourit en voyant Kélian s’asseoir en face d’elles. Il ne leur adressa pas un mot ou même un regard. Il semblait exténué et ne s'en cacha pas, car il ferma immédiatement les yeux pour somnoler. Rajustant ses lunettes d'un geste rapide, la jeune fille pensa avec amusement qu'il avait dû passer la nuit dans ce monde fantastique qu'est Zäanam Kingdom. Elle ne s'était jamais intéressée à lui auparavant, pensant que son amie puisse se débrouiller seule. Et il n’était pas dans ses habitudes de se mêler des affaires des autres. Mais aujourd'hui, elle eut l'envie surprenante de filer un coup de pouce, très léger certes, à son amie. Devait-elle approcher sa cible dans le jeu ? Après tout, elle l'avait déjà croisée plusieurs fois.

-                      Qu'est-ce qu'il y a ? interrogea Enora, non sans détourner les yeux du paysage extérieur, néanmoins intriguée par le rire discret de sa camarade.

Natsumaly fut encore plus amusée qu'elle n'ait pas remarqué Kélian. Certes, il y avait des personnes debout, dans l’allée, masquant un peu le jeune homme… Mais tout de même. Une femme amoureuse avait toujours sa cible en radar H 24.

-                      Rien, rien, retourne dans tes rêves ! Je te réveillerai plus tard.

-                      T'es louche aujourd'hui.

-                      C'est parce que je complote contre toi ! 

Enora rigola à son tour tout en se rasseyant normalement, avant de sortir ses notes de japonais, et se plonger dedans. Natsumaly se mordit la langue pour ne pas éclater de rire, tant elle trouvait la situation ridicule. Son amie était véritablement étourdie pour ne pas voir le garçon qu'elle aime dans une situation comme celle-ci.

Reportant son attention sur Kélian, Natsumaly sourit, attendrie par son visage serein. C'était si rare... Puis son regard s'assombrit. Enora n’avait pas choisi le garçon le plus accessible. Pour être plus précise, Natsumaly voyait parfaitement leur relation ne jamais aboutir tant Kélian agissait tel un iceberg en quête de solitude tandis qu'Enora n'avait jamais su comment faire le premier pas... Et même si par miracle, il poussait des ailes à son amie, Kélian ne parlait quasiment jamais sauf quand le sujet de conversation était ce fameux jeu. Improbable mais il semblerait que rien d'autre ne l'intéresse. Aussi, Enora refusait catégoriquement qu’on en fasse allusion en sa présence… Un quelconque lien paraissait donc impossible à tisser entre eux. Natsumaly se demandait comment il pouvait avoir autant de succès avec un caractère pareil. Toutefois, même si Kélian n'était pas son style d'homme, elle comprenait aisément que son fan club soit si prisé. Il faisait sans doute un peu plus de 180 cm, sa silhouette était fine mais ses muscles restaient bien dessinés. Ses yeux bleu gris étaient de véritables lacs de glace, ne reflétant rien sinon de l’indifférence profonde et ils étaient toujours mis en valeur par ses cheveux noirs. Ceux-ci étaient raides et toujours en bataille. Pour le peu qu’elle l’ait entendu parler, sa voix grave et calme était très agréable. Il avait beaucoup de charme mais le physique ne faisait pas tout dans une relation. Parfois même, elle se demandait ce qu’Enora pouvait bien lui trouver. Kélian était beau mais loin d’être intéressant.

-                      Tsu, active, le bus est déjà vide.

-                      Hein ?? Tu aurais pu me le dire plus tôt.

-                      C’était drôle de t’observer ! A qui pensais-tu ?

-                      Je me demandais sérieusement ce que tu pouvais aimer chez lui. C’est un zombie ce gars. Et pour la petite anecdote, il était en face de moi durant tout le trajet. Tu l'as raté en train de dormir, il était si mignon...

-                      What ?? hurla Enora sans complexe. J'hallucine ! Tu ne me l'as même pas dit !! Es-tu vraiment ma meilleure amie ?! 

-                      Oh! Je t'en prie. Ouvre les yeux au lieu de m'accuser.

-                      Bref, changeons de sujet. Ca m'énerve d'avoir raté ça ! Combien comptes-tu obtenir à ton BAC blanc ?

-                      17 minimum, répondit Natsumaly en bombant la poitrine, et toi ?

-                      Je m’abstiendrai de faire un quelconque pronostique.

-                      Solution de facilité hein ? Mais manque de bol pour toi, nos résultats nous seront donnés lors de la deuxième heure ! Je n’aurais pas trop à patienter pour me foutre de toi !

-                      Le contraire pourrait te surprendre.

-                      Alors tu penses l’avoir réussi ! s’exclama Natsumaly, un sourire entendu.

-                      Tu es trop maligne.

Les deux lycéennes sortirent du bus et se dirigèrent vers leur salle de classe en continuant leur conversation. Tantôt sérieuses, tantôt moqueuses, elles s’amusèrent à critiquer un film qu’Enora avait vu la veille.

Le cours de philosophie passa à une vitesse atrocement lente pour la plupart des élèves. Seule Natsumaly participait et le professeur, sachant ce qu’il les attendait dans moins d’une heure, ne contesta pas cette baisse de régime.

Au début de la deuxième heure, l'ambiance était catastrophique. Un silence de mort planait dans la salle de classe. Leur professeur de mathématique arriva et n'hésita pas à plaisanter concernant leurs têtes d'enterrement. Elle déposa la pile de copies sur son bureau et commença directement par les résultats, voulant abréger leur souffrance.

-                      Eh bien... Comment dire ? Ce n'est absolument pas fameux ! 

Des chuchotements grouillèrent tout à coup, comme si chacun évacuait avant même de connaître sa note. Natsumaly rigola tandis qu'Enora dessinait, ignorant le cours.

-                      Si vous ne vous calmez pas, je vous donne les copies en fin de cours, et nous commencerons par un test, qu'en dites-vous ? 

Le calme fut instantané.

Natsumaly s'accouda de façon peu féminine sur son bureau, elle s'ennuyait déjà. Le test ne l'aurait d'ailleurs pas dérangée. Elle savait parfaitement ce que serait ces deux heures de cours : notes, plaintes, pleurs et correction du BAC blanc de maths. Elle se tourna vers Enora et crut halluciner quand elle vit son amie plongée dans un dessin plutôt réussi d’un elf. Une copie apparut dans son champ de vision.

-                      Meilleure moyenne, Natsumaly. 16.75/20. Continue ainsi et tu auras ton BAC avec mention, félicitations !

-                      Merci, répondit-elle avec une pointe d'agacement.

-                      17 minimum ne ? susurra Enora, moqueuse.

-                      N'en rajoute pas. C'est un échec total !

-                      N'aurais-tu pas eu la note espérée si tu n'avais pas joué à ce jeu stupide ? 

Natsumaly ne put répondre à cette remarque déplacée mais pourtant si véridique.

-                      Troisième : Enora, mes félicitations, tu t'en sors avec un 13.25/20. Tu aurais toi aussi décroché la mention. 

-                      Thanks !

-                      Ne te réjouis pas pour un 13... 

-                      Un simple 13.25 me convient. D'après mes statistiques, les épreuves de BAC blanc sont toujours plus dures que le BAC en lui-même. Tu auras ton 17 le jour J, ne stresse pas pour ça ! 

Enora repartit dans son dessin alors que Natsumaly eut un rire amer. Elle avait raison une fois encore. Elle se prenait trop la tête avec de simples notes. Elle décrocherait son diplôme et continuerait ses études avec une telle mention, que voulait-elle de plus ? Son visage lui vint à l’esprit. Car elle lui avait promis de ne pas relâcher son niveau scolaire... Et c'est ce qu'il arrivait. En aucun cas il ne devait l'apprendre. Mais son moral était au plus bas, car il serait forcément au courant. Non, il l'était déjà !

Durant la pause déjeuner, les deux jeunes femmes rejoignirent d’autres amis afin de manger à l’air libre, dans le parc situé non loin de leur lycée. Kayden et Louka, en terminale L, étaient des amis de longue date de Natsumaly. Ils avaient été un sacré trio au collège. Kayden était le style de fille toujours à la pointe de la mode. Blonde et fière de l’être, elle avait un sacré tempérament et beaucoup de succès. Plus tard, elle aspirait à être styliste. Louka, quant à lui, était le style de garçon renfermé mais très gentil. Passionné de basket, il voulait devenir professeur de sport. Toujours fourrés ensembles, beaucoup croyait qu’il s’agissait d’un couple. Une petite dernière arriva en courant : Kristen. En classe de troisième, c’était une admiratrice de Kayden, et elle la suivait un peu partout.

-                      Je suis désolée d’être en retard !

Natsumaly se mit à rire, se moquant de son amie, qui jouait les « babysitter ». Mais Kayden n’y fit absolument pas attention. Elle eut un grand sourire et fit signe à la nouvelle venue.

-                      Ne t’en fait pas pour ça, assis-toi. 

-                      Merci, sourit la plus jeune. Je vous ai apporté des cookies, pour vous remercier.

Natsumaly soupira, vaincue. Kristen était trop mignonne. Il était difficile de ne pas fondre devant ses grands yeux bleus, son air candide et ses tresses rousses.

Chacun commença à entamer leur déjeuné et Natsumaly fut surprise de voir Enora sortir une boite rectangulaire, dont les dessins harmonieux représentaient un tigre et un dragon, le tout dans les tons rouge et argenté. Quand elle vit des baguettes, elle hallucina.

-                      C’est quoi ça ?!

-                      Un bentô.

Natsumaly y découvrit des onigiris, de l’omelette et makis.

-                      Tu as fait ça seule ?

-                      Pas le choix ! se vanta Enora en bombant la poitrine. Il faut que je m’imprègne totalement de l’esprit japonais ! Mais si l’on oublie ce détail, c’est très bon. Même si je ne leur arrive pas à la cheville.

-                      Surprenant. Tu me donnes faim !

-                      Pas touche ! Mange ton sandwich.

-                      Pourquoi veux-tu t’imprégner de l’esprit japonais ?

Enora fixa Kayden longuement avant de commencer à manger comme si de rien était. La blonde haussa un sourcil, vexée par ce manque de réaction. Natsumaly, gênée, donna un léger coup de pied à son amie, histoire de lui rappeler qu’elle se devait de faire des efforts en communauté. Avalant tranquillement, puis fixant Kayden avec un grand sourire forcé, Enora se ravisa.

-                      Ma tante Yûko est originaire de Kyôto. J’essaie de lui faire plaisir en apprenant un peu les coutumes japonaises telles que leur cuisine, leurs traditions ou leur langage.

-                      Je vois. C’est intéressant ! Pourquoi vit-elle en France maintenant ?

-                      Très bonne question.

Kayden se décrispa, ravie d’imaginer avoir décoincé la brune. Elle n’imagina pas une seule seconde qu’Enora lui ait menti sur ses intentions. Louka en sourit. Très observateur, il avait compris sans mal qu’Enora avait éludé la question. Il trouvait intéressant tous ces « combats » de femmes. Il se souvint de leur première rencontre. Natsumaly n’était d’ailleurs pas présente, mais tous deux savaient qui était Enora. Dès l’instant où Kayden s’était présentée, Enora lui avait ouvertement montré du mépris. Cela s’était arrangé avec le temps, Natsumaly en étant forcément la cause.

Natsumaly allait changer de sujet, évitant que l’on s’attarde trop sur son amie, quand Kristen la devança.

-                      Regardez ! On m’a donné cette affiche et je voulais vous faire partager cette information en avant première. Il y a un concours dimanche, une chasse au trésor à Zäanam Kingdom !

Les doigts d’Enora se crispèrent sur ses baguettes instinctivement. Elle ne voulait pas en entendre davantage. Alors que tous les autres, Natsumaly comprise, s’extasièrent devant cette affiche multicolore, la brune se releva et partit sans un mot.

-                      Bah ! Qu’est-ce qui lui prend ? s’offusqua Kayden.

-                      Laisse tomber, elle a ses règles, dévoila très sérieusement Natsumaly.

-                      Ahhh… firent les deux filles, un peu gênées.

Louka mordit son sandwich à pleine dent, ignorant justement ces « histoires de filles ». Tout ce qui occupait ses pensées était cette chasse au trésor et surtout le grand prix : un gain de 100.000 ryô, de quoi s’éclater pendant des mois. Il pourrait se racheter tout un tas d’armes et débloquer des niveaux.

-                      Que diriez-vous d’aller s’inscrire dès ce soir ?

Son idée ravit la gente féminine.

-                      Rendez-vous à la Taverne des Souvenirs, comme d’habitude !

Le lendemain, Natsumaly se dépêcha de sortir des vestiaires, ne voulant pas rater Enora. En cours de sport, elles n’étaient pas dans le même groupe, n’ayant pas le même niveau. Enora était une grande sportive, contrairement à elle. Et pourtant, elle faisait des efforts. Elle salua plusieurs personnes avant de voir son amie sortir enfin des vestiaires, seule. Son air absent la fit sourire. Perdue dans ses pensées, Enora ne l’avait tout simplement pas vue, ce qui amusa Natsumaly, ignorée mais habituée à ce genre de comportement. Elle sortit son portable et s’amusa à envoyer un texto à cette tête de linotte, deux mètres devant elle.

Sentant son sac vibrer, Enora sortit son portable et lut le message. « Toi et moi. Stop. Tour en ville. Stop. Maintenant. Stop. » La brune haussa un sourcil dubitatif.

-                      Un tour en ville ?

-                      Quoi ? C’est si surprenant ?

Enora se tourna vers son amie, surprise. Depuis quand était-elle là ? Ne cachant pas sa surprise, elle lui montra en un regard que oui, il était rare que Natsumaly lui propose ce genre de sortie. Elle rentrait toujours directement après les cours, pour faire ses devoirs puis jouer à ce jeu stupide.

Comprenant le message, Natsumaly s’approcha de son amie, le ton léger.

-                      J'ai besoin de décompresser. J'aimerais manger quelque chose, ça te tente ? Après ces deux heures de sport, ne me dis pas que tu n'as pas faim ?

-                      Certes, c'est vrai. Dans ce cas : je vote pour un japonais.

-                      Tu n'en as pas marre sérieux ?! 

-                      Quelle question stupide vraiment, rigola Enora en se mettant en route.

Natsumaly la suivit, se disant que finalement, elle n'avait pas mangé japonais depuis bien longtemps. Et la bonne humeur d’Enora n’avait pas de prix. Elles quittèrent le lycée en parlant des vacances. Elles étaient dans quelques jours, et les deux jeunes femmes n’attendaient plus qu’elles. Passant devant une librairie, l'asiatique alla y faire un tour tandis qu'Enora patienta dehors, profitant des rayons du soleil. Elle releva le visage et ferma les yeux. Prendre un bain de soleil était un plaisir simple de la vie. C'était bien plus amusant que passer des heures dans une salle de jeux vidéos noire de monde et embaumée de fumée de cigarette à perdre son temps sur un jeu qui ne resterait jamais qu'un monde virtuel. Un monde illusoire qui perdait tant de gens. Tout le monde autour d'elle en parlait sans arrêt, de ce jeu merveilleux inventé par sa mère. Quand bien même sa curiosité naturelle la pousse à y jouer au moins une fois, rien que pour voir la création de la femme qu'elle haïsse le plus au monde, elle refusait de se laisser tenter. Elle ne voulait pas être comme eux tous. Elle voulait vivre sa vie dans le monde réel ! Elle voulait aimer des gens réels, et non les abandonner.

-                      J'ai fini. Ena ?

-                      J'suis là. Qu'as-tu acheté ?

-                      Un dictionnaire français laotien. Mon père tente de me l'apprendre. Mais sans ça, je ne pouvais pas vraiment m'y mettre.

-                      Certes. On y va ? Le restaurant n'est plus bien loin. 

-                      Et si on invitait Kélian ?

-                      Pourquoi me demandes-tu ça ?

-                      Oh ! disons juste qu'il est à quelques mètres, à 12 :00. Combats ta timidité et invite-le ! assura Natsumaly d'un ton équivoque.

Enora regarda en avant et ne sut que répondre. Elle ne pouvait quitter Kélian des yeux. Son cœur s’emballait par le simple fait de voir sa silhouette. Comment pouvait-elle inviter quelqu'un avec qui elle n'avait jamais parlé ? C’était grotesque.

-                      Ne sois pas ridicule enfin ! Il ne sait même pas qui je suis.

-                      C'est le moment de faire connaissance : c'est si rare qu'il soit seul.

-                      C'est vrai mais là, je ne suis pas prête ! Il faut que je me prépare psychologiquement avant !

-                      Ne cherche pas d'excuses et un peu de courage ! Allons-y.

Enora n'eut pas le temps de protester que son amie l'entraîna vers lui. Voyant le dos de Kélian se rapprocher dangereusement d'elle, Enora bloqua sec, la panique aidant.

-                      Tsu ! A – Attends ! C'est pas possible là, franchement. Tu me fais quoi d'ailleurs ? Je ne t'ai jamais vue si engagée dans cette histoire.

-                      C'est vrai, il faut croire que je m'ennuie de plus en plus dans ce monde où rien ne va comme on le veut.

-                      Tu te laisses gagner par la facilité toi aussi ?! Ne confonds pas réalité et virtuel, ne fais pas comme elle ! s'énerva Enora.

-                      « Elle » ?

-                      Oui... « Elle », répéta Enora, la gorge nouée.

Mais Natsumaly n'en écouta pas davantage, elle entraîna avec bonheur son amie à la poursuite de Kélian, qui était entré dans un Game center. Ne prenant pas en compte les sentiments d'Enora, Natsumaly voyait en cet instant l'occasion rêvée de jouer avec son amie à Zäanam Kingdom. Dans son esprit, si son amie y goûtait, elle comprendrait. Mais Enora ne l’entendait pas de cette oreille. Elle se dégagea de la prise de son amie, à peine un pied à l'intérieur de ce lieu. Elle était furieuse de s’être laissée entraîner ainsi. L'atmosphère ne lui plaisait pas du tout. Sur le coup, elle avait envie de la maudire. Fallait-il lui raconter la vérité pour qu'elle la laisse en paix avec ce jeu ?

Une jeune femme en étrange costume les salua. Pour un peu, Enora en aurait oublié sa mauvaise humeur et aurait éclaté de rire. Ce costume n’avait rien de très sérieux. C’était un appel au viol. De quoi ternir davantage l’opinion d’Enora à ce sujet.

-                      Bienvenue mesdemoiselles. Oh ! Natsumaly, quel plaisir de te revoir. Je te prépare – 

-                      Ce n'est pas la peine Dana. Nous allons regarder notre ami jouer.

Enora se crispa. Cette employée avait le même prénom que sa mère. Cela lui donna encore plus l’envie de se sauver en courant.

-                      Très bien. Si vous avez besoin de moi, n'hésitez pas. Il y a encore quelques places libres à cette heure-ci.

-                      Merci Dana.

Enora en avait assez. Récemment, elle se sentait persécutée. Comme si l’ombre de sa mère l’étouffait. Elle entendait le nom de son jeu partout, et maintenant, c’était son prénom. Avait-elle un karma si mauvais ? Elle se dit très sérieusement qu’elle ferait des bonnes actions dès qu’elle le pourrait !

-                      Nat, attends. J'ai une info en or : vous pouvez d'ores et déjà jouer à Zäanam Kingdom Reload !! La nouvelle version est arrivée ce matin en exclusivité !

-                      Mais c'est génial Dana !! s'exclama Natsumaly sans s'en apercevoir. Vous êtes toujours en avance, je me demande comment vous faites.

-                      Les relations ma chère... 

Enora n'écoutait déjà plus. Elle balaya la salle du regard et trouva Kélian en position semi allongée sur un siège qui semblait bien confortable. Il avait un casque imposant lui masquant la moitié du visage. Son cœur se serra. Elle ne voyait que la base de son nez et sa bouche mais quelle était cette expression ? Il adorait ce jeu, d'après les dires de Natsumaly, alors pourquoi ne semblait-il pas heureux ? Quand elle regardait les autres joueurs, chacun avait une expression différente certes mais la plupart arborait des sourires. Et il n'y avait rien de plus naturel de sourire lorsque quelque chose de bien arrive.

Elle ne comprenait pas.

Et elle ne se sentait pas capable d'essayer.

Elle se trouvait lamentable.

Elle tourna les talons et partit rapidement. Elle entendit à peine Natsumaly crier son prénom qu'elle prit ses jambes à son cou. Elle ne souhaitait pas se disputer avec cette énième fan de ce jeu maudit, aussi, mieux valait fuir.

Lorsqu'Enora arriva chez elle, elle courut directement dans sa chambre, sans même prendre le temps de saluer sa tante. Yûko stoppa net son récit quand elle entendit les pas précipités de sa nièce. Elle et son compagnon, Aaron, se trouvaient jusqu’alors dans le salon, devant une bonne tasse de thé. Depuis le retour de ce dernier, avec de bonnes nouvelles, ils en parlaient encore et encore, comme s’ils ne croyaient pas ce qu’il leur arrivait. Elle lui lança un regard inquiet et ce dernier lui fit signe d’aller la voir sans attendre. Après tout, il fallait régler un problème sans tarder, au risque de broyer du noir inutilement.

Yûko monta à l'étage pour avoir le fin mot de tout ceci. Car il était plutôt rare que sa nièce montre ainsi ses sentiments. Depuis toujours, elle s’efforçait de mentir et sourire pour éviter de rendre des comptes. Elle eut une pensée amer en sachant pertinemment que personne ne questionne quelqu’un de souriant. C’est Enora qui lui a appris tout cela, inconsciemment. Car Yûko a appris à être vigilante et reconnaître tout type de sourire grâce à elle.

-                      Enora, je peux entrer ? demanda-t-elle sans même frapper.

-                      Yes.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, Yûko retrouva sa nièce assise au sol, dos contre son lit, encore chaussée avec son sac de cours jeté à la va vite. Ses affaires s'éparpillaient ici et là, suivant le mouvement de lancé. La lycéenne ne la regardait pas, jouant avec une boule de papier qui trainait non loin d'elle. Yûko n’eut pas besoin de se creuser la tête à savoir comment démarrer la conversation, sa nièce lui mâcha le travail. Aaron avait raison : quand Enora voulait parler, elle le faisait savoir par son attitude.

-                      Pourquoi personne ne comprend quelqu'un qui ne veut pas jouer à ce jeu ? 

Yûko eut un sourire compréhensif, tout en s'approchant de sa nièce. Elle aurait dû savoir que le problème venait de là.

-                      Il faudrait peut-être que tu expliques à Natsumaly pourquoi tu n'aimes pas ce jeu, non ? Comment veux-tu qu'elle le devine ? 

-                      Elle sait très bien que je le hais, il n'y a pas besoin d'explications.

-                      La colère ne te va pas. Calme-toi et prends un peu de recul. Il n'y a aucun mal à ce qu'elle veuille partager cet univers avec toi. Maintenant, sois franche avec elle. Fuir n'est jamais la solution.

Enora ne répondit pas, jouant de plus belle avec sa boulette de papier. Yûko s’assit à côté de sa nièce, qui ne la regarda pas.

-                      Comment considères-tu Natsumaly ?

-                      C’est quoi cette question ?

-                      Pourquoi n’y réponds-tu pas ? rusa l’aînée.

Enora fixa ses doigts avec lesquels elle jouait. Même si cela paraissait évident, le révéler la gênait énormément.

-                      Eh bien… Tu le sais.

-                      Sois honnête un peu Enora et n’ais plus peur de dire aux gens que tu les aimes. Natsumaly et toi êtes très proches, et pourtant, tu ne lui dis rien. Vous ne pourrez jamais avoir confiance l’une en l’autre si tu commences par lui omettre des choses.

-                      Parce que c’est mon amie, je devrais tout lui dire ? Chacun a des secrets !

-                      Oui, mais à cause du tien, vous ne vous comprenez pas. Tu n’es pas obligée de tout lui dire en détail. Mais ouvre-lui ton cœur, autrement, tu la perdras elle aussi.

L’air choqué qu’arborait Enora en cet instant rassura Yûko bien plus que des mots.

Depuis l’abandon de sa mère, Enora avait changé du tout au tout. A l’époque, l’adolescente était devenue extrêmement difficile à vivre, et elle avait perdu tous ses amis. Voyant cela, Yûko avait maintes fois tenté de contacter sa sœur ainée. Dana devait reprendre la garde de sa fille, pour le bien de cette dernière. Mais ses efforts furent vains. Yûko avait fini par en vouloir à sa sœur, et élever Enora comme un membre de sa famille. Et peu à peu, elles ne parlèrent plus de cette conceptrice, devenue célèbre. Enora était devenue une solitaire pessimiste et agressive, au grand damne de sa tante, qui tentait de lui ouvrir l’esprit jour après jour et lui redonner le goût de vivre. Quand elle apprit qu’elle s’était faite une amie, Yûko et Aaron en sortit leur meilleur champagne, rassurés de cette tournure inattendue. Aujourd’hui encore, seule Natsumaly avait réussi à percer son blindage.

-                      Cherchons un exemple concret…

-                      Je suis tout ouïe.

-                      Attends… Je cherche…

-                      Hm ?

-                      J’en ai un ! Vous êtes les meilleures amies qu’il puisse exister. Tu es amoureuse d’un garçon mais tu n’oses pas le révéler à ta meilleure amie…

-                      Donc ?

-                      Cette meilleure amie tombe aussi amoureuse du même garçon mais elle a le courage de se confier à toi, que fais-tu ?

-                      Eh bien… Heu…

-                      Tu ne crois pas qu’il serait temps de lui avouer la vérité ?

-                      Pourquoi ? Et pourquoi ne pas l’aider à être avec ce garçon ? Moi j’en trouverai un autre et…

-                      Ce n’est pas possible Enora. As-tu déjà été amoureuse ? Laisserais-tu le garçon que tu aimes de tout ton cœur à une autre fille ? Même si cette fille est ta meilleure amie ?

-                      …

-                      Rassure-moi et dis-moi non. 

-                      … Non, effectivement.

-                      Bien ! Toujours dans ce cas de figure, cacher ce genre de choses pourrait détruire votre amitié. Il faudrait un « combat » à la loyale. Pour commencer, tu devrais faire montre de courage en lui disant ce que tu ressens.

-                      Tu lis trop d’histoires à l’eau de rose…

-                      Ne change pas de sujet ! C’est pareil actuellement. Soyez franche l’une envers l’autre. Tu te sentiras beaucoup mieux, crois-moi.

Enora hocha la tête en guise de réponse. Elle regarda sa tante se relever et partir. Cette dernière ferma la porte avec un clin d’œil complice puis la rouvrit aussitôt.

-                      Au fait, Aaron et moi allons enfin pouvoir devenir parents. Je n’ai pas pu résister et attendre le dîner pour te le dire !

La joie de sa tante ne fut pas contagieuse. Mais Enora fit son possible pour le masquer. Ignorant sa gorge nouée, elle dit avec un grand sourire.

-                      Mes félicitations ! Depuis le temps que vous l’espériez. J’ai hâte de la rencontrer.

-                      Nous devions avoir une petite fille, mais elle a déjà été adoptée par un autre couple. Nous allons avoir un garçon de 10 ans prénommé Anthony. Aaron t’en dira davantage tout à l’heure.

-                      Okay.

Yûko quitta la chambre en chantonnant. Elle arborait une expression de bonheur qu’Enora ne lui connaissait pas. Peut-être était-ce cela, devenir maman. Elle eut un rire sinistre tout en prenant son téléphone portable. Elle composa le numéro de Natsumaly puis hésita quelques secondes avant d’appuyer sur le petit icône vert de son vieux portable. Sa meilleure amie allait-elle répondre ? Sans doute jouait-elle à ce jeu, ignorant tout le reste. L’ignorant elle et sa douleur. Les paroles de sa tante lui vinrent en mémoire. Du courage, elle n’en manquait pas, ça, elle n’en doutait pas. Elle porta l’appareil à son oreille, se prouvant à elle-même qu’elle pouvait aller de l’avant. Les « bip » d’attente se firent entendre alors qu’une larme roula lentement sur sa joue.

« Hello ! Ici Natsumaly ! Si je ne suis pas au bahut, il y a de fortes chances que je sois connectée à Zäanam Kingdom ! Alors, toi qui m’appelle, laisse-moi un message ! Bye ! »

Bip…

-                      Heu… Tsu… Tu ne sais pas ? Ce… Cette histoire d’adoption se concrétise. Je suis un peu prise au dépourvu. Mais ce n’est pas pour ça que je pleure ! Tu me rappelles ? Faut qu’on… Enfin, j’ai des trucs à te dire et heu… Pardon.

Elle raccrocha aussi sec, en essuyant ses larmes.