- 0 - La lettre de Maman ! De légers bruits sourds s’élevèrent dans une rue jusqu'alors déserte et silencieuse. La route, entièrement bétonnée, était recouverte d’une généreuse couche de neige, se confondant à l’horizon avec l’état cotonneux du ciel. Les maisons, de classe moyenne, semblaient toutes être abandonnées et les quelques décorations de Noël, encore éteintes à cette heure de la journée, ajoutaient à l’impression « ville fantôme » de cette rue pavillonnaire. Les traces de pas dans cette neige épaisse n’étaient pas bien imprégnées; l’auteur de ces marques, une jeune adolescente, courait inlassablement à une cadence soutenue laissant deviner son entraînement sportif. Son sac noir en bandoulière, bariolé de dessins étranges faits main, tanguait sur son côté droit, tapant sa cuisse à un rythme régulier. Ses chaussettes noires, montant jusqu’au dessous des genoux, étaient entièrement trempées. Sa mini jupe plissée ondulait rapidement, suivant le rythme cadencé de ses jambes, bien que gênée par son épais manteau. Son visage, rougit par le froid et l’effort, n’en était pas moins rayonnant. Son sourire, omniprésent, était radieux malgré son appareil dentaire peu élégant et ses yeux clairs, cachés derrière de grosses lunettes, pétillaient de malice. Deux petites tresses noires voletaient derrière elle, caressant son épaisse écharpe rayée orange et rouge, la seule teinte de couleur parmi ces habits noirs. Courant au milieu de cette rue déserte, elle modifia soudain sa trajectoire, longeant à sa droite un mur blanc cassé de deux mètres de haut. Elle stoppa subitement sa course, devant une double porte en bois qui sembla bien imposante. Tapant le code rapidement, elle s’engouffra dans la propriété, la seule demeure de cette rue donnant une impression de richesse à ses propriétaires. Le jardin, typiquement japonais, sommeillait sous son épaisse couche de neige. Il était spacieux, aménagé de cerisiers centenaires dépourvus de végétations, d’un étang à l’eau glacée par endroit, entouré de galets et de petites fontaines qui ne fonctionnaient pas. Quelques petits parterres de fleurs ronds, protégés par des toits fins de bois, entouraient la propriété et devaient être magnifiques au printemps. Ce jardin inspirait un sentiment de paix que l’on n’avait peu souvent dans ce genre de grande ville. Suivant le chemin masqué par la neige, l’adolescente stoppa sa course et calma son rythme cardiaque en prenant de grandes respirations. Puis elle ouvrit la porte calmement, en canalisant son trop plein d’énergie. - Tante Yûko ! Je suis rentrée ! s’exclama-t-elle, tout en refermant la porte du dojo. Elle déposa son sac dans l’entrée et se déchaussa avec rapidité avant de se ruer dans la cuisine, là où sa tante se trouvait indéniablement à cette heure-ci. La collégienne y découvrit une jeune femme aux longs cheveux d’une belle couleur prune, habillée d’un kimono traditionnel, qui préparait le goûté en chantonnant. Celle-ci se tourna vers sa nièce, un sourire doux ornant ses lèvres. - Bienvenue ma puce. Mais son regard changea lorsqu’elle remarqua un détail non négligeable. - Regarde-moi ça, tu as les pieds trempés… Tu ne peux pas prendre le bus, comme tout le monde ? Elle soupira face au sourire angélique que lui envoyait la plus jeune. Toutefois, la pointe de malice dissimulée derrière ce sourire charmeur n’échappa pas à la plus âgée, qui passa outre. Yûko ne se laissa pas intimider, et son instinct maternel prit le dessus. - Vas vite te changer avant d’attraper froid. - J’y vais, j’y vais, rigola l'adolescente. Mais avant qu’elle n’ait quitté la cuisine, Yûko lui posa la question qui la hantait chaque jour, l’air un peu soucieux. - As-tu passé une bonne journée ? Le sourire de la plus jeune s’évanouit l’espace d’un instant, mais il lui revint rapidement. - Oui ! C’était une journée super ! Moéra a été virée de cours parce qu’elle lisait un magasine de mode ! Tu aurais vu la tête du prof de maths ! Je ne l’ai jamais vu si scandalisé. « Ah ! les jeunes de nos jours, ils ne respectent plus leurs aînés… » et le célèbre « De mon temps, nous aimions apprendre et respections les professeurs… » et blablabla. - Ca ne m’étonne pas de Mr Holdman. On croirait qu’il n’a jamais été jeune. - Beaucoup d’adultes oublient qu’ils ont été jeunes un jour. J’avoue que toi, tante Yûko, tu es un cas à part ! C’est pour ça que je t’aime ! - Vas vite te changer, petite chipie. Yûko coupa sa nièce, le ton ferme. Celle-ci ne s’en offusqua pas et pour cause, elle lui tira affectueusement la langue avant de s’accouder sur le bar qui séparait la cuisine de la salle à manger. La jeune femme abdiqua. Elle se montrait insensible à ces élans d’affection et détournait toujours la conversation, incapable d’exprimer ses sentiments aussi librement que sa nièce ; mais au fond d’elle, elle adorait ces démonstrations d’amour à son égard. - Au fait… Tante Yûko ? - Qu’y a-t-il ? demanda la jeune femme d’une voix douce, s’accoudant en face de sa nièce. La collégienne n’osait pas regarder sa tante, fixant ses doigts avec lesquels elle jouait. Yûko s’amusa à constater la transparence de cette enfant. Elle devinait tout de ses émotions. Sa nervosité en était presque palpable. Aussi, elle décida de mettre un terme à cela. - Je te l’ai déposée sur ton bureau. Mais change-toi avant, je ne plaisante pas. - Merci ! Ayant retrouvé un sourire éclatant, la collégienne quitta la cuisine précipitamment, montant les escaliers deux à deux, comme si elle avait le diable aux trousses. Yûko la poursuivit et s’arrêta aux pieds des escaliers, hurlant ces mots d’un air crispé, car ce n’était pas la première fois qu’elle lui disait cela. - Souviens-toi que je n’ai que vingt-sept ans ! Je refuse formellement ce « tante Yûko » ! - Une tante reste une tante, peu importe son âge, tante Yûko ! Mais je t’aime quand même, répondit la jeune fille de sa chambre. - Qu’est-ce qu’elle sous-entend par là… Soupirant pour la forme, Yûko alla poursuivre sa tâche initiale, à savoir préparer du thé. Elle eut un sourire bien mélancolique tout en s’afférant à son ouvrage, convaincue que sa nièce passait ses dernières heures dans ce dojo. Joie et solitude se mêlait dans ses prunelles noisettes. Trouvant la lettre sur son bureau, objet qu’elle attendait depuis tant de mois, la collégienne ne pensa même plus à se changer, oubliant à quel point elle avait froid. Il n’y avait que cette lettre qui comptait. Elle eut un instant d’hésitation en la voyant si proche d’elle. Les mots de sa mère, ce qu’elle allait lui apprendre, ce qui allait en résulter… Son avenir était là, devant elle, sur un simple bout de papier. Réalisant enfin la chose, elle prit la lettre et l’ouvrit avec impatience, déchirant l’enveloppe avec rapidité. Elle sortit la feuille de papier A4 d’imprimante quelconque et découvrit une écriture italique et maladroite, trahissant l’état pressé du propriétaire. Ma chère Enora, Aujourd’hui est le jour de tes treize ans. Je te souhaite un joyeux anniversaire. Je suis désolée mais tu vas recevoir un piètre cadeau. Je ne peux pas reprendre ta garde comme je te l’avais promis. Tu dois être bien déçue et je te comprends. Mais je sais que tu es heureuse : ma petite sœur est quelqu’un de formidable ! Je suis sûre que tu ne manques de rien. Et puis, elle t’adore ! Tu es indispensable pour elle. Je continue de développer mon programme. Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie ! J’en vois la fin. Il sera fini dans un an ou deux. J’ai eu bien des échecs mais cette fois-ci, je sens que ça va marcher ! Je n’abandonnerai pas. Mon jeu sera une nouveauté en termes de technique ! Du jamais vu et créé par l’Homme ! Je suis si excitée ! Ce sera le monde idéal ! Je t’ai envoyé avec cette lettre un chèque. Je ne sais pas quand on aura l’occasion de se revoir. Je te laisse, je suis débordée ! Je n’aurai pas le temps de répondre à tes lettres mais je ne t’oublie pas. Dana. Enora resta inerte, le regard vide, perdu sur ce papier qui avait désormais perdu toute son importance. Elle serra lentement la lettre dans ses mains tremblantes tandis qu’elle se retenait désormais pour ne pas éclater en sanglots, ayant enfin pris conscience de ses mots et de ce que cela signifiait. Elle eut un rire sinistre en se remémorant ce que pensait sa mère. Déçue ? Déçue d’être trahie et abandonnée ? Non, la déception était un terme bien trop faible pour exprimer ce qu’elle ressentait. Sa mère ne la comprenait pas du tout. Et elle ne se donnait même pas la peine d’essayer. La laisser vivre avec Yûko l’arrangeait bien, en réalité. Ce n’était pas pour son propre bien ni même pour celui de Yûko. Elle ne lui avait même pas dit qu’elle l’aime ou qu’elle lui manque… - J’aime tante Yûko, murmura-t-elle, de façon quasi inaudible. Mais c’est pour toi que je veux être indispensable, pas pour elle. C’était sa vérité. Une vérité qui la pesait jour après jour. Bien qu’elle aime sa tante, elle ne s’était jamais considérée comme chez elle ici. Cela avait toujours été l’endroit où sa mère l’y avait déposée et viendrai la reprendre. Mais le pire était qu’elle s’était fait tant d’illusions depuis tout ce temps… Elle se faisait une telle joie de revoir sa mère, elle lui manquait tant et plus que tout, c’était d’elle et de son amour qu’elle avait besoin, et non d’un gros chèque accompagné de la pire lettre d’anniversaire qui soit. Ainsi, elle préférait son travail que vivre avec sa propre fille. Lorsqu’elle le réalisa, son cœur se brisa. Rapidement, douloureusement et sans aucun espoir de retour, à l’image de ce bout de papier qui finit sa vie chiffonné et balancé négligemment à la poubelle. Elle alla s’asseoir sur son lit, tentant de garder ses sentiments au fond d’elle. Mais plus elle fixait sa poubelle, plus cette douleur s’accentuait. Jusqu’à devenir insupportable. Elle finit par éclater en sanglots tout en prenant son oreiller pour étouffer le bruit de cet acte qu’elle ne voulait partager avec personne. Elle avait beau laisser aller sa peine, la douleur lancinante qui déchirait son cœur ne disparaissait pas. Les larmes ne servaient donc à rien. Les larmes ne délivraient pas. |