Disclaimer et notes diverses :
-L’univers général et le manoir Kuragari appartiennent à l’admin du forum rpg House of desir, sur lequel je joue les personnages principaux de cette fiction. Elle m’a généreusement prêté le cadre du forum pour cette histoire, alors un gros merci à elle ♥♥ Pour plus d’infos, ou si jamais cette fic vous a plu et vous a donné envie d’en connaître plus sur cet univers, voici le lien du forum :
http://house-of-desir.forum-actif.net/
- Je remercie toutes les personnes qui m’ont aidé à corrige et m’ont donné leur avis , Lia, Grenadine, Akeru, qui méritent toutes une standing ovation pour leur patience et leur gentillesse. Mais aussi Sean pour ses coups de pieds au ***, Drakky, Soizic et tous les autres gens du chat qui étaient là pour me harcel... m'inciter à écrire /o/
- Je vous souhaite une bonne lecture !
________________________________________________________________________
CAVE CANEM
Les pas des vampires martelèrent plus sourdement les tatamis alors qu’ils hâtaient l’allure pour ne pas arriver en retard. Leurs ombres dansaient sur les cloisons de papiers, étalées par la flamme vacillante de la lanterne que brandissait le domestique en tête de la colonne. Cette lampe ne servait d’ailleurs qu’à annoncer leur arrivée, et de nombreuses paires d’yeux brillaient dans la pénombre, semblant voir dans la lumière du soir aussi bien qu’en plein après midi.
Des rumeurs de plus en plus fortes leurs parvinrent alors qu’ils approchaient. Le domestique les annonça comme la politesse l’exigeait, et s’agenouilla près de la porte pour les laisser humblement pénétrer dans la pièce déjà bondée.
Shiro inspira un grand coup, et fut le premier à entrer.
Il s’inclina sommairement devant l’assemblée déjà présente, et alla droit au fond de la pièce pour s’agenouiller noblement sur les tatamis, aux côtés de son père. Yoshinobu Nakasone ne lui adressa qu’un regard presque transparent, et fit mine de chasser une poussière sur ses genoux avant de balayer la salle de son regard fier.
Presque tout le clan Nakasone était réuni sous leurs yeux, excepté quelques têtes qui manquaient ça et là, retenues à l’autre bout du pays pour des affaires urgentes. Ils se réunissaient tous les mois de la sorte, répondant à l’appel du chef du clan, faisant le point sur leurs missions et acceptant humblement de nouvelles tâches assignées par leur leader.
Shiro s’efforçait de respirer calmement, gardant les yeux baissés sur ses propres genoux tandis que les derniers retardataires franchissaient le seuil. De nombreux regards étaient posés sur ses épaules, il le savait. Beaucoup se demandaient de mois en mois quand viendrait enfin le jour où ils ne le verraient plus assis au côté de son père, occupant la place de l’héritier du clan.
Shiro les avait toujours déçu jusqu’à présent, mettant un point d’honneur à être toujours au rendez vous, fier et droit comme un i aux côtés de son père. A seulement 17 ans, cela faisant deux ans maintenant qu’il était reconnu comme membre du clan à part entière, et pouvait donc avoir des prétentions sur l’héritage familial. Faire acte de présence aux réunions du clan entrait donc dans ses attributions, et était même exigé par son père pour réaffirmer sa position dominante, fort, vif, et avec un successeur déjà désigné pour couper court à toute tentative d’assassinat.
La voix de Yoshinobu claqua comme un fouet dans le brouhaha des discussions, et tous se turent comme un seul homme. Il était formidable de voir avec quelle prestance il parvenait toujours à s’imposer, en toute situation. Quelques uns parmi les meilleurs et les plus anciens vampires du Japon étaient réunis dans cette salle et pourtant, tous obéissaient à la moindre de ses inflexions de voix.
Shiro n’avait pas hérité de ça. Il n’avait gardé que les traits asiatiques, la mine fière et le regard perçant. Mais son père était aussi indomptable et craint que lui était docile et méprisé.
Il s’efforça de laisser son regard distraitement posé sur les tatamis devant lui, alors que son père lançait le premier sujet de la réunion. Sa présence n’était que décoratrice après tout, faire bonne figure devant le clan, apprendre et observer pour savoir qui était favorable au chef, qui avait des avis pertinents, qui s’opposait simplement par mécontentement ou par plaisir de contredire les ordres.
Son père l’interrogeait toujours longuement après chaque réunion, pour savoir ce qu’il avait appris, et l’éclairer sèchement quand il faisait magistralement fausse route, c'est-à-dire assez souvent. Il était difficile d’apprendre à connaître quelqu’un simplement en se fiant à ses oreilles, surtout un vampire, qui affichait en permanence un masque de maitrise sur la moindre de ses intonations. Il fallait aussi se fier à la vue, pour percer à jour les petits traits et les gestes inconscients qui jaillissaient sous le fard des faux semblants.
Mais Shiro en était bien incapable. Redresser la tête pour balayer tout ces visages du même regard pénétrant que son père… Cela aurait signifié braver toutes ces paires d’yeux brillants d’insultes et de mépris à son égard, toutes ces têtes qui ne pensaient qu’à une chose, voir son père prendre une épouse légitime et avoir un héritier digne de ce nom. Un sang pur, né vampire, de parent eux-mêmes né de hautes lignées, remontant aux balbutiements de leur civilisation.
Pas un vulgaire hybride comme lui. Un bâtard né d'une esclave...
Il crispa légèrement les doigts sur ses genoux à cette pensée, et serra les dents pour trouver la force de redresser la nuque, un tout petit peu. Des ombres dansaient sur les murs, étalées par les bougies vacillantes qui illuminaient quelques endroits de la pièce. Personne ici n’avait vraiment besoin de lumière.
Il était encore jeune de toute manière, songea-t-il pour se rassurer, il était normal qu’il reste humble et soumis devant ses ainés. On ne lui confierait pas de mission avant qu’il ait pu faire ses preuves, au moins pour quelques années encore. Sa présence ici était purement éducative.
D’autant plus que le monde moderne avait considérablement changé leurs habitudes de vie. Trop d’humains, partout, de plus en plus faibles et naïfs. Trop faciles à chasser, trop difficiles à faire disparaître sans éveiller de forts soupçons. Il était loin, le temps que contaient parfois ses ainés, où ils pouvaient traquer un humain pendant des jours, des semaines, avant que celui-ci ne finisse par faiblir.
Les samouraïs avaient disparu de leur pays, et avec eux, une grande majorité des proies digne d’intérêts.
En contrepartie, leurs adversaires avaient gagné en force…
Les armes à feu des chasseurs de vampire leurs étaient redoutables. Précises et presque trop rapides, elles ne laissaient aucune place à une erreur de jugement, frappaient aussi bien de près qu’à distance.
C’était ça qui apporterait sans doute la preuve de sa valeur. Il faudrait que Shiro tue un chasseur de vampire, ramène sa tête au clan, aux pieds de son père, avant qu’on lui confie des missions et des hommes à ses ordres. En attendant…
Il resterait l’héritier aux yeux baissés, sagement agenouillé dans l’ombre de son père.
--
Quelques étoiles brumeuses perçaient la voute céleste, pâlottes et minuscules au milieu des nuages. Il faisait mauvais depuis plusieurs jours mais pas la moindre goutte de pluie n’était tombée sur le sol sec. L’herbe crissa comme du gravier aux oreilles sensibles de Shiro alors qu’il s’éloignait sur la pelouse.
La maison principale laissait encore s’échapper de nombreux grondements de voix, de vampires en pleine conversation ou de domestiques en effervescence. Ils s’éparpilleraient tous très vite, partant dans les bois se dégourdir les jambes ou regagnant des pavillons secondaires pour vaquer à diverses occupations. On n’était qu’au milieu de la nuit, autant dire qu’il était pour eux l’heure d’une collation, pour reprendre quelques forces et profiter au mieux du temps qui leur restait avant que les rayons de l’aube ne les chassent en des lieux plus sombres.
Shiro craignait bien moins le soleil que la plupart des vampires, qui défaillaient vite s’ils restaient quelques heures de trop sous le soleil matinal, et commençaient même à brûler quand on se rapprochait du zénith. Contrairement aux croyances populaires, le jour ne leur était pas fatal, mais leur était tout de même fortement désagréable. La chaleur, la lumière, en plus d’être des gênes physiques, étaient aussi en forte contradiction avec leurs principes et leur mode de vie. Si bien que dès les premières lueurs de l’aube, tout le domaine du clan Nakasone semblait tomber dans une douce léthargie, en totale opposition avec l’activité de la nuit.
Le jeune homme scruta d’un œil torve la forêt qui entourait tout le domaine, son sabre pesant un peu plus lourd à son flanc alors qu’il hésitait. Il aurait pu aller chasser pour se remplir l’estomac, un ou deux animaux sauvages qui lui caleraient l’estomac pour quelques jours. Les bois leurs appartenaient entièrement, sans aucune présence humaine, et la vie y était particulièrement féconde.
Il y eu un bruit de porte ouverte trop vite, au loin, et quelques éclats de fêtes retentirent dans la nuit.
Les hommes du clan Nakasone faisaient la fête, comme chaque fois qu’ils se retrouvaient. Shiro n’avait pas envie de se joindre à eux, encore moins de les croiser dans la forêt. Et sitôt leur beuverie terminée, son père se rappellerait ses obligations paternelles et le ferait venir pour son éternel interrogatoire.
Non, il n’avait ni le temps ni l’envie d’aller chasser. Il n’avait jamais envie de rien de toute manière, se contentait de se laisser vivre, avec lassitude.
Pouvait-on déjà être autant blasé par la vie, à seulement dix-sept ans, et alors que l’immortalité vous tendait les bras ? Shiro désespérait parfois d’être à ce point désintéressé de tout. Il apprenait machinalement toutes les leçons qu’on lui donnait, le combat, la chasse, la politique, sans jamais s’investir vraiment, uniquement pour faire plaisir à son père et subir un peu moins de regards méprisants. Tout lui semblait tellement vain et inutile, sachant que sa vie et son destin étaient déjà signés d’avance, qu’il n’y avait que quelques ilots de bonheur dans la platitude de son adolescence….
Il allait se résoudre à regagner sa chambre pour y faire le mort, lorsque le vrombissement lointain d’un moteur, et l’éclat fugace de deux phares de voiture, étirèrent sur son visage un sourire triomphant.
- Il est déjà arrivé ! Chuchota-t-il pour lui-même, transporté de joie.
Le cœur battant à tout rompre, pressé et heureux comme un enfant, il détala à toute jambe jusqu’au pavillon des invités. Il n’y avait qu’un adolescent pour passer si violemment d’une émotion à une autre, d’un désespoir résigné à une excitation fébrile.
Le domaine Nakasone était un ancien et vaste complexe de demeures traditionnelles, soigneusement conservées et entretenues par les différentes générations de leur clan. Les chambres y étaient encore réparties selon un protocole complexe, la noblesse du sang ayant une importance toute particulière dans la communauté vampirique mondiale. Ils vivaient tous depuis si longtemps, avaient tant voyagé, brassés des cultures différentes, que les barrières entre eux avaient fini par tomber. Certes, un vampire de la vieille Europe avait toujours une façon de vivre un peu différente de celle d’un vampire établi au plus profond de l’Asie ; mais ils se respectaient, se mêlaient sans problème et subissaient tous la même autorité de la part des plus anciens des leurs.
Shiro ne savait pas vraiment qui gouvernait exactement les vampires. Une reine ? Un conseil ? Choisis par qui ? Elus comment ? Il s’en fichait éperdument, comme la très grande majorité de ses congénères. Seuls comptaient à leurs yeux les plaisirs de la vie, la chasse et la séduction. Ils étaient nombreux à vivre en communauté ou en clan, à ouvrir leurs domaines et leurs maisons pour héberger toutes sortes d’hôtes vampiriques, de passage ou de longue date.
Bien qu’obéissant à un système de clan largement répondu au Japon, la famille Nakasone ne faisait pas exception à la règle, et était réputée pour héberger souvent sur son domaine la fine fleur des chasseurs mondiaux qui transitaient par le Japon.
Ce fut la lumière qui avertit Shiro qu’il avait eu une intuition juste. Ca, et quelques domestiques qui quittèrent le petit bâtiment avec une mine renfrognée, éconduis par un ordre aussi froid que de la glace, abandonnant devant la porte les derniers cartons.
Le jeune garçon franchit en courant les derniers mètres qui le séparaient de la cloison coulissante, celle qui donnait sur l’extérieur. Le bâtiment était petit mais ancien, dégageant une austérité noble et raffinée. C’était le pavillon des hôtes de marque, les chasseurs les plus respectés, ou bien les vampires les plus vieux et les plus influents ; voire, parfois, les trois à la fois.
Siegfried s’adossa à l’encadrement de la porte avec un petit sourire narquois, alerté par le bruit de la cavalcade de Shiro.
- Sieg ! s’exclama le plus jeune, une moue ravie sur son visage d’adolescent.
Son ainé leva les yeux aux ciels, ses beaux yeux qui ressemblaient à l’eau des rivières à la fonte des neiges, et passa une main lasse dans ses cheveux dorés. Elancé et athlétique, avec sa peau pâle et son port de tête altier, il était presque un stéréotype du vampire occidental, issus des terres froides et des forêts profondes.
- Je suis à peine arrivé que tu débarques déjà… Comment est-ce que tu as fais ? Se moqua-t-il gentiment, dans un japonais frôlant la perfection, où ne sonnait plus qu’un léger et très charmant accent. Tu campais près du portail ?
La frimousse de Shiro se teinta de bonheur alors que l’élégante main blanche de son ainé se perdit dans sa tignasse brune, pour l’ébouriffer affectueusement. Il était ravi que le vieux vampire l’accepte de la sorte, alors qu’il venait à peine d’arriver et n’avait même pas encore terminé de rentrer ses affaires.
- Tu es la seule personne qui a besoin d’un camion pour aménager ici… répondit-il d’une petite voix ravie.
Le rire de Siegfried résonna comme des cristaux de glaces entrechoqués, et il se baissa en secouant la tête pour soulever un carton.
Cet homme était toujours le bienvenu dans la demeure Nakasone, tant pour le père, qui louait ses talents pour la chasse, que pour le fils, qui le louait tout court.
Siegfried était l’une des rares personnes à ne jamais le fixer avec mépris ou le toiser de haut, à se montrer gentil et à ne jamais rechigner à passer de temps avec lui. Il semblait attaché à Shiro, ou du moins, feignait très bien de l’être.
Il était difficile d’être certain, avec lui. Siegfried était un noble, tant pour les vampires que pour les humains. Il avait récemment fêté son premier millénaire, un âge somme toute assez honorable pour un vampire, et était issu d’une lignée particulièrement ancienne. Il avait toujours évolué dans les plus hautes sphères, vu les moindres de ses caprices réalisés dans l’heure, et vécu toute sa vie dans un extrême raffinement. Sa compagnie était très agréable, et il n’était jamais à court de sujets de conversation, adorant par-dessus tout l’art et tout ce qui touchait à la culture. Mais il y avait un revers à la médaille…
Sieg affichait constamment sur son visage un masque travaillé, calculait tout, jusqu’au moindre tressaillement de sourcil. Un être parfait et insaisissable qui ne dévoilait jamais ce qu’il pensait vraiment.
Quelques uns dans le clan le surnommaient « la statue de glace », et Shiro avait toujours trouvé que ce sobriquet lui allait parfaitement. Pourtant, son cœur d’adolescent ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’avec lui, c’était différent, que Sieg laissait un peu tomber son masque et que son affection pour lui avait un fond de sincérité.
- Ton voyage s’est bien passé ? S’enquit gentiment le jeune garçon, s’emparant à son tour d’un autre carton qui trainait au sol.
Il suivit son ainé jusqu’à l’intérieur de la première pièce du pavillon, déjà encombrée de meubles imposants et de paquets en tout genre. L’autre inconvénient du caractère de Siegfried, c’était qu’avec son attrait immodéré pour la culture, il ne pouvait s’empêcher de collectionner tout et n’importe quoi tant que ça avait un peu de valeur ou de beauté à ses yeux. Il ne voyageait jamais sans emporter avec lui sa dernière lubie, qu’il s’agisse d’un ensemble de vases et poteries anciennes, d'un portefeuille complet de partitions de chants dithyrambiques, ou plus prosaïquement, de toute une collection de salières en verre. Un véritable fouillis perpétuel, qui n’ajoutait qu’un peu plus d’intérêt à celui que Shiro lui portait déjà. Depuis sa plus tendre enfance, c’était toujours un délice pour lui d’errer dans la chambre encombrée de Siegfried, en admirant les centaines d’objets et de meubles qu’il y avait amoureusement entreposés.
Et si pour l’instant, le pavillon était encore vide et nu, Shiro ne doutait pas que dans quelques jours, il serait méconnaissable et que de l’intérieur, on ne reconnaitrait même plus l’architecture de l’ancienne maison japonaise tant l’espace serait encombré de trouvailles hétéroclites.
- Long et ennuyeux, comme tous les voyages… Rétorqua Siegfried avec un regard amusé. Non, attend, emmène plutôt ce carton dans la chambre…
Shiro ne se fit pas prier, trop content de pouvoir se rendre utile, et suivit son ainé jusque dans la pièce suivante, déjà envahie par un immense lit à baldaquin, sculpté dans un bois massif.
Il n’y avait que pour ce genre de meubles volumineux que Siegfried acceptait l’aide des domestiques. Pour tout le reste, il veillait au grain et préférait s’occuper lui-même du transport et du déballage, aussi perfectionniste que capricieux, et surtout, incroyablement attaché à ses affaires. Shiro avait toujours pris garde à ne jamais rien toucher ni abimer dans ses appartements, ayant compris depuis tout petit que le beau visage blanc du vampire pourrait se tordre en une expression terrible à la moindre bêtise.
Il faisait nuit noire dans la pièce presque nue, et Shiro dût plisser les yeux pour y voir dans la pénombre en dépit de sa nyctalopie. Il régnait une odeur étrange, qu’il crut identifier comme un parfum de renfermé, le bâtiment étant resté inoccupé pendant plusieurs mois depuis la dernière visite de Sieg. Il entendit derrière lui son compagnon vampire qui cherchait dans ses poches une allumette, afin de ressusciter les chandelles apportées par les domestiques, qu’un coup de vent avait dû éteindre. Sans se méfier, son cadet s’approcha des contours du lit à peine visible pour y déposer son carton.
Un énorme rugissement le lui fit lâcher bien plus vite que prévu.
Le cœur battant à tout rompre, il fut tellement effrayé qu’il trébucha sur le chevet du lit et s’y affala à moitié. Là, tout près du meuble, il y avait une masse sombre qu’il n’avait pas remarquée, la prenant pour une simple armoire un peu trop volumineuse. Mais ce n’était pas une armoire, encore moins un meuble ordinaire, il en était certain.
C’était une cage.
Et dedans, quelque chose bougeait. Ce même quelque chose qui s’était précipité contre les barreaux, de toute son énorme masse, en poussant ce rugissement terrible.
La chose continuait d’ailleurs de gronder, un son rauque et guttural, mais Siegfried le couvrit de son rire cristallin, aussi joyeux que moqueur.
- Oh, désolé… J’avais oublié ce petit détail…
Shiro eut tout juste le temps de se remettre de sa frayeur et de se composer un visage un peu plus sûr de lui, que Siegfried craquait enfin une allumette et ravivait une chandelle.
Une flamme orange recouvrit la pièce encombrée de sa lumière chaude et vacillante, sortant de l’obscurité les nombreux cartons et meubles enveloppés que l’on avait déjà entreposé là. Les velours sombres des rideaux du lit se teintèrent d’éclats mordorés, comme on en voyait parfois sur les vieux tableaux de la renaissance.
Mais Shiro s’en contrefichait, les yeux rivés sur les reflets métalliques des barreaux de la cage, ou plutôt, sur le vide noir entre les reflets.
- Ma nouvelle trouvaille, l’informa Siegfried avec un petit sourire satisfait, alors qu’il s’approchait de lui. Excuse le, ça ne fait même pas une semaine qu’il a été capturé, il est encore sauvage…
Le jeune garçon ne dit rien, calmant les battements effrénés de son cœur. Il avait eu une telle frayeur ! Il avait beau subir un rigoureux entrainement de chasseur, la peur qu’on ressentait en s’engouffrant dans une forêt profonde, les muscles tendus et aux aguets, n’avait rien avoir avec ce genre de… frayeur domestique, alors qu’il s’attendait à tout sauf à subir une trouille pareille.
La cage était imposante, rectangulaire et haute, si bien qu’un homme de très grande taille pourrait aisément y tenir debout et s’y allonger. C’était d’ailleurs précisément le cas, à cet instant donné ; l’homme massif et crasseux qui se tenait dedans foudroyait les deux vampires de son regard gris, sa silhouette à moitié visible dans la semi pénombre de la pièce.
Siegfried approcha sa chandelle pour l’éclairer, et le prisonnier feula de douleur sous la vive lumière, avant de tenter une seconde plus tard de passer le bras entre les barreaux pour happer vivement la gorge du vampire. Mais ce dernier l’esquiva aisément, un sourire narquois sur ses lèvres fines.
Shiro n’avait pas pu apercevoir grand-chose d’autre. L’homme était couvert de crasse, de sang séché et de terre, sur son visage comme sur ses lambeaux de vêtements, et le jeune homme compris que c’était de lui dont provenait cette odeur qu’il avait d’abord pris pour un simple parfum de renfermé.
Habitué aux gabarits asiatiques, petits et pas très épais, Shiro fut impressionné par la taille de cet homme. Un colosse qui devait s’approcher des deux mètres, une masse de muscles solides et noueux, bien loin de ces musculatures molles et gonflées des mannequins sur les magazines.
Un lycanthrope d’une exceptionnelle qualité.
- C’est un mâle alpha ? S’entendit-il balbutier, presque hypnotisé par cette prise rare.
Il n’y avait que les loups dominants pour dégager une telle aura de séduction et d’animalité. Même à moitié invisible, dans la pénombre et sous l’épaisse couche de crasse qui le recouvrait, Shiro pouvait affirmer que le sauvage qui vociférait derrière les barreaux devait être un très bel homme. A ses yeux, du moins ; c’était peut-être parce qu’il n’était lui-même pas un sac ambulant de testostérone qu’il était plutôt attiré par les hommes virils.
- Oui, confirma Siegfried avec un sourire plein de fierté. Il a tué six chasseurs chevronnés avant qu’on n’arrive à lui mettre la main dessus. Ca va être un véritable plaisir de le dresser…
Le visage noble et pâle de Sieg s’illuminait d’un rictus presque dément sous la lumière de la chandelle, faisant frissonner le jeune homme.
Il avait beau apprécier son ainé pour toute sa gentillesse et l’admiration qu’il suscitait en lui… Il savait qu’il n’était pourtant pas un individu très recommandable. Par son côté perpétuellement hypocrite, d’une part, mais aussi et surtout à cause du monstre dangereux qu’il gardait enfermé derrière le masque de la courtoisie et du raffinement.
Ce n’était pas pour rien que Siegfried était réputé comme l’un des meilleurs dresseurs de lycan au monde. Aucuns ne lui résistaient, des plus terrifiants mâles alphas jusqu’à des meutes entières de loups rebelles. Lui qui était toujours si poli et cultivé en présence de ses congénères, changeait du tout au tout en présence d’un loup-garou, devenant brutal et sans pitié.
Shiro ne put s’empêcher d’éprouver une pointe de compassion pour ce pauvre homme prisonnier de la cage. Il les dévisageait toujours d’un air furieux, comme un animal blessé qui rugissait tant qu’il pouvait pour tenter vainement de décourager ses assaillants. Il ne devait même pas comprendre ce qu’il lui arrivait, où est-ce qu’il se trouvait et ce qu’il allait advenir de lui, encore moins pourquoi ces deux hommes le dévisageaient comme une bête de foire. Entre deux grondements sourds, il échappait parfois des rugissements qui ressemblaient presque à des mots, dans une langue étrange et gutturale.
- Il parle quoi ? Anglais ? S’enquit Shiro en inclinant la tête, ses longues jambes d’adolescent battant négligemment l’air alors qu’il s’installait un peu plus confortablement sur le lit.
- Gaélique, je crois, répondit distraitement Siegfried, haussant les épaules avec un sourire narquois. Ou quelque chose du genre. Ce n’est pas très important, il en apprendra d’autres…
Siegfried voyageait constamment, et Shiro appréciait d’autant plus ses visites qu’elles ne duraient jamais plus d’un ou deux mois. Les vampires n’aimaient apparemment pas être sédentaires. Shiro n’avait vécu que dix sept minuscules années, mais il imaginait aisément qu’on devait finir par se lasser de toujours rester au même endroit, alors qu’on avait la capacité temporelle de visiter le monde entier.
- Tu vas commencer son dressage ici ?
- Oui, sourit Siegfried, l’expression dangereuse de son visage s’étant considérablement adoucie. C’est ton père qui possède quelques unes de mes plus belles réussites… Je me suis dit que ça ferait un bon exemple…
De même que le chien avait été fait pour être un jour domestiqués par l’homme, de même les lycans étaient destinés à être asservis par les vampires. Cela durait depuis des millénaires, et seuls les plus anciens des deux races connaissaient la vérité sur le début de cette querelle.
Être un lycan n’était pas une chose facile. Ils devaient se cacher des humains qui les prenaient pour des monstres, et des vampires qui les considéraient comme les meilleurs outils possibles. Toutes les bonnes familles possédaient leurs meutes personnelles, domestiquées et dociles, pour surveiller leurs propriétés comme chiens de garde, ou simplement vaquer aux travaux ménagers. Ils y ajoutaient parfois des pièces sauvages, capturées en pleine nature, pour des occupations plus…. charnelles.
Quelques uns se rebellaient parfois, tentaient de créer des révoltes ou de s’échapper pour regagner des meutes libres… Ils n’atteignaient que très rarement leurs buts, les vampires n’ayant aucun remord à éliminer leurs jouets au moindre signe de défectuosité.
Shiro détourna finalement le regard de la forme obscure tapie dans la cage, pour contempler le beau visage gelé de Siegfried. Il était un peu déçu que le vampire ait ramené sa nouvelle prise avec lui. Cela signifiait qu’il allait consacrer énormément de temps à sa domestication, et en aurait beaucoup moins à lui accorder.
Les nuits du jeune homme se ressemblaient tellement, dans une ennuyeuse succession de leçons et d’entrainements, que les visites de son ainé étaient de véritables bouffées d’air frais. Siegfried savait tant de chose, et toutes étaient tellement plus intéressantes que celles qu’on essayait sans cesse de lui inculquer !
- Allez, s’exclama finalement le vampire avec une expression joyeuse, répondant à son regard curieux par une œillade amicale. J’ai encore beaucoup de cartons à rentrer, ne restons pas plantés là…
Shiro acquiesça aussitôt, ravi de pouvoir se rendre utile.
Il oublia totalement le lycan, sans plus de pitié pour son sort, sachant déjà qu’il ne le reverrait plus jamais dès que Siegfried terminerait son séjour ici.
Avant que Shiro puisse sortir du domaine Nakasone pour suivre sa propre voie, et éventuellement rejoindre son ainé pour quelques uns de ses voyages, cet homme serait déjà mort depuis longtemps, remplacé depuis belle lurette par une belle brochette d’autres esclaves.
--
Le lycan percuta violemment le sol glacé de la pièce, et fut pris d’une violente convulsion, gelé jusqu’aux os. La douche froide qu’on venait de lui faire subir pour le nettoyer de sa crasse allait rester comme l’une des expériences les plus traumatisantes de sa vie. Mais quelque chose lui disait que ce n’était rien par rapport à ce qui allait suivre, songea-t-il en se redressant tant bien que mal, complètement nu sur le sol de métal.
Il eut à peine le temps d’observer la pièce, un simple cube d‘acier, dépouillé de toute décoration.
Un violent coup de poing le fit se courber en deux avant même qu’il ait pu se remettre debout, et il s’écorcha les genoux en tombant, le souffle coupé.
- Bien, il est grand temps que je commence ton dressage, avant que tu ne sois trop borné… ricana une voix grinçante, dans un anglais presque parfait. Nous allons commencer par les règles de bases…
Le lycan releva son regard gris vers son bourreau, qui tournait autour de lui comme un vautour sur sa proie.
C’était la première fois qu’il le voyait d’aussi près depuis qu’il avait été capturé, sans aucune barrière ou lien pour les séparer. La haine s’empara de lui et l’aveugla aussitôt, le faisant se précipiter comme un boulet de canon sur la jambe du vampire pour la déchiqueter.
Il reçu un coup pieds en pleine figure, et feula de douleur en percutant brutalement le mur. Sa mâchoire le lançait atrocement et un gout de sang lui envahit la bouche.
- Premièrement, interdiction formelle de quitter les limites du bâtiment. Les instincts des alphas sont terriblement tenaces, la moindre vue d’un arbre vous donne envie de prendre la tangente, alors autant être strict la dessus, n’est ce pas… ?
Le loup-garou ne supportait déjà plus cette voix moqueuse et froide, le visage cynique du vampire, son visage d’ange infernal, avec sa peau de marbre et sa blondeur céleste sous la blancheur crue des néons. Dire que cet homme était plus petit que lui, aussi épais qu’une allumette, et qu’il arrivait quand même à le tenir en respect… ! Il n’avait qu’une envie, déchiqueter sa figure pour ne plus voir son expression méprisante, et arracher un à un ses membres de sauterelle.
Si seulement il n’avait pas été si faible… Le lycan avait complètement perdu le compte des jours, balloté de caisses en caisses et de cages en cages comme un vulgaire animal de zoo, depuis qu’il avait été capturé. Impossible de savoir combien de coucher de soleil s’étaient réellement succédés, ni dans quel pays il se trouvait exactement. Il avait entendu tellement de langues différentes au cours du voyage… Et de toute manière, il avait toujours été nul en géographie.
Pas une seule fois on n’avait daigné lui donner à manger, à peine avait-on consentit à lui donner un peu d’eau, de temps à autre, quand ses halètements assoiffés devenaient beaucoup trop désagréables. Le loup était à bout de souffle, de force et de patience, bien trop faible pour pouvoir lutter à armes égales avec un sang pur.
Pourtant, il n’avait pas peur.
La rage lui nouait le ventre, ne laissant aucune place à une autre forme de sentiment. Le lycan avait toujours été trop téméraire et inconscient pour son propre bien.
- Deuxièmement, tu ne dois obéir à personne d’autre que moi. Ignore les consignes des autres vampires, sauf si je t’ai explicitement ordonné de te plier à leurs exigences.
Cette voix goguenarde était tellement agaçante !
Elle lui donnait envie de vomir. Et son rire… C’était la dernière chose qu’il avait entendu, cette nuit là, alors qu’un violent coup sur la tête lui faisait perdre conscience.
Est-ce qu’il avait été le seul à se faire capturer ? La majorité du village avait pu s’échapper, il en était certain. Ils les avaient fait s’enfuir en priorité pour que la meute survive, femmes, enfants et maris, à travers les chemins escarpés de la montagne et les tunnels invisibles. C’était impossible que les vampires aient pu réussir à les poursuivre. Mais tous ceux qui étaient restés avec lui pour couvrir leur fuite, et ralentir leurs assaillants ?
Ne pas savoir ce qu’il était advenu d’eux le rongeait douloureusement, bien plus que n’importe quel coup que pouvait lui asséner cet enfoiré de vampire.
Le lycan cracha haineusement sur son bourreau le sang qui avait envahi sa bouche. Ce dernier observa pensivement la tâche faite sur son pantalon, et redressa sur lui un sourire goguenard.
- C’est une manière de me dire que tu n’es pas content ? S’amusa-t-il avec une mine réjouie.
Le lycan se redressa prudemment sur ses deux jambes, restant collé au mur de métal glacé pour prévenir tout nouveau vol plané. Le vampire le laissa faire, moqueur, et il sentit un regain de témérité s’emparer de lui.
- Qu’est-ce que t’as fait des autres ? Gronda-t-il dans son anglais à l’accent à couper au couteau, d’une voix cassée d’être restée si longtemps muette, excepté pour rugir de fureur ou aboyer de douleur.
Le vampire parut étonné pendant quelques secondes, avant de sourire, ravi.
- Oh, tu veux parler de ta petite meute ? Rassure-toi, ceux qui ont survécu vont très bien. Leur sort est beaucoup moins à plaindre que le tien… Bien sûr, ils vivront moins longtemps, mais de simples bêtas, ça ne demande pas beaucoup d’effort pour se domestiquer… On en fera une jolie petite meute de chasse, tu pourras être fier d’eux !
La rage aveugla de nouveau le lycan et il oublia toute prudence pour se jeter tête baissée sur son bourreau. Il le manqua de peu, ses ongles acérés déchirant même un pan de la manche du vampire, avant que celui-ci ne l’esquive pour lui asséner un violent coup sur la nuque.
Le loup tomba de nouveau au sol, geignant de douleur. Il ne devait pas se laisser faire. Il devait surmonter cette souffrance, penser à autre chose, à tout prix.
Alors les autres étaient vivants ? L’autre pouvait très bien lui mentir, mais il s’efforça d’y croire, de toutes ses forces, pour ne pas perdre espoir.
- Où… sont-ils ? Gronda-t-il faiblement, le souffle coupé par la douleur qui lançait tous ses muscles, tournant la tête pour fixer de son regard haineux cet enfoiré qui le dominait.
Un nouveau coup de pieds dans les muscles de son abdomen lui provoqua une violente nausée, et il roula sur le sol comme une poupée de chiffon désarticulée.
Lui qui était si fort, si fier… Il n’était plus qu’une boule de douleur, d’ecchymoses et de muscles crispés.
- Quel intérêt ? Tu ne les reverras pas avant longtemps. Seulement quand tu seras bien sage, bien docile… annonça narquoisement le vampire. C’est toujours radical pour mater une meute réfractaire, de lui faire voir dans quel état de soumission on a rendu son meneur…
Son bourreau s’approcha dédaigneusement de lui, et empoigna sans douceur sa courte chevelure brune pour le forcer à redresser la tête, plongeant dans ses prunelles grises son regard froid comme de la glace. Il souriait toujours pourtant, cynique, moqueur, atrocement méprisant, mais le lycan ne put rien faire, trop fier pour détourner le regard de ce visage déjà tant haït, trop faible pour riposter.
- Troisième règle, susurra-t-il d’une voix doucereuse, interdiction de contester le moindre de mes ordres. Tu peux m’insulter, râler, trainer des pieds, tout ce que tu veux tant que tu obéis. Et je peux t’assurer que tu regretteras au centuple le plus minuscule des refus.
Il le relâcha sèchement, et le lycan ne tenta pas de se redresser cette fois-ci, grondant sourdement de douleur, se tordant sur le sol gelé. La souffrance et le reflet des néons sur le sol métallique l’aveugla un instant, alors qu‘il se retenait à grand peine de claquer des dents.
Le froid ne l’avait jamais dérangé, pourtant… Il avait toujours marché pieds nu aussi souvent qu’il le pouvait, tous les jours de l’année et en toute saison, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il neige. La fraicheur et l’humidité étaient son quotidien.
Mais aujourd’hui…. Il était en train de développer une profonde aversion pour cette sensation. Les poings du vampire étaient aussi puissants que mortellement glacés.
Le vampire lui tournait le dos, penché sur un sac à dos que le lycan n’avait pas remarqué jusqu’à lors. Tout ses muscles se contractèrent. C’était sa chance… S’élancer de toute sa masse pour le clouer au sol et le déchiqueter, ou bien se précipiter vers la porte pour s’enfuir au plus vite de ce cauchemar.
Mais aucun de ses membres n’eut la force de se mettre en mouvement, épuisé, vidé jusqu’à la moelle de toute once d’énergie. Sa propre impuissance le fit grimacer de rage, et il serra brutalement les poings, désemparé. C’était donc ça, être esclave ? Lui, le mâle, le dominant, c’était la première fois de sa vie qu’il se sentait aussi impuissant. Il en aurait hurlé de colère si sa gorge ne le faisait pas tant souffrir, terriblement sèche.
- Dis moi comment tu t’appelles, demanda abruptement le vampire, son expression moqueuse évanouie pour ne plus afficher qu’un visage parfaitement neutre.
Le lycan ne réfléchit pas plus d’une seconde, il le foudroya d’un regard assassin.
- Va… te faire foutre… enculé !
Le visage impassible du vampire se tordit d’un rictus goguenard, et à une vitesse effarante, il fondit sur le lycan et lui démit le bras dans un ignoble craquement.
- J’ai dit, « règle numéro trois, interdiction de désobéir à mes ordres », glissa-t-il à son oreille alors qu’il s’installait à cheval sur le dos contusionné du lycan, ignorant ses gémissements de douleur. Et dans quelques temps, tu seras très mal placé pour me traiter d’enculé… Alors, quel est ton nom ?
Grimaçant, haletant, la douleur eut raison de la véhémence du loup-garou, qui ne vit aucune raison de faire preuve d’un peu plus de témérité. Il fallait qu’il reste entier pour s’enfuir d’ici et aller secourir les autres, et il avait suffisamment été humilié comme ça pour s’offusquer d’une fois de plus. Une étincelle de bon sens, pourtant si rares d’ordinaire dans sa caboche trop butée, lui soufflait de ne surtout pas jouer les héros maintenant, mais d’attendre patiemment l’heure de sa vengeance.
- Declan… lâcha-t-il en retenant difficilement un geignement de douleur, le vampire étant assis en plein sur la zone de son dos qui le lançait le plus.
Son bourreau accueillit l’information sans faire le moindre commentaire, et sans plus de cérémonie, referma autour de son cou le présent qu’il avait attrapé pour lui dans son sac à dos.
Declan hoqueta de surprise et écarquilla les yeux, comme si une chape de plomb s’était posée autour de lui, le vidant complètement de ses dernières forces. Il eut à peine l’énergie de porter la main à sa gorge pour toucher cette chose que le vampire y avait accrochée. C’était lisse, froid, trop lourd pour son cou, épais d’un centimètre et haut de deux ou trois.
Un collier. Un simple collier, comme pour n’importe quel chien de compagnie, sans autre prétention.
Il le sentait flotter sur sa gorge, bien trop grand pour lui, mais sans doute pas assez pour pouvoir simplement l’ôter en le faisant glisser le long de sa tête. Il n’était pas difficile de deviner que ce collier n’était pas particulièrement prévu pour lui, ou du moins, pas pour le lui actuel ; non, il devait être pile poil à la bonne taille pour la bête féroce qu’il devenait les nuits de pleine lune.
- Enfoiré… gronda-t-il presque désespérément, contractant ses doigts sur ce large anneau de métal, ignorant le picotement qui les lançait.
Le vampire y répondit par un ricanement et son poids s’ôta presque aussitôt de son corps meurtri, dans un claquement de cuir que l’on retirait.
Le vampire avait pris des gants pour lui mettre ce collier… Et toutes ses dernières et maigres forces s’étaient envolées d’un coup quand le métal avait mordu sa peau, le picotant désagréablement…
Il étouffa un nouveau juron en réalisant faiblement que ce collier était en argent massif.
L’argent était l’une des rares similitudes entre leurs deux espèces, nuisible aussi bien aux vampires qu’aux lycans. Il les brûlait, littéralement, rongeant leur peau comme de l’acide, plus ou moins rapidement selon la résistance de l’individu. Declan faisait partie des rares qui ne ressentait simplement qu’un picotement désagréable, mais en contrepartie, ce métal maudit annihilait complètement son don de lycan alpha. Certains pouvaient se transformer à volonté, d’autres, lire dans les pensées, ou bien rester conscient de leurs actes durant la pleine lune… Lui avait hérité du don d’une force surhumaine. Mais comme superman et la kryptonite, le slip rouge et les collants en moins, le moindre contact avec l’argent annihilait instantanément son pouvoir, le réduisant à l’état de n’importe quel lycan lambda.
Comment cet enfoiré de vampire avait-il appris ça ? Ca ne pouvait pas être un coup de chance. Un collier en argent aurait brûlé et probablement tué n’importe qui d’autre que lui. Il n’y avait que sa meute qui était au courant de la nature de son don d’alpha, et de sa résistance à l’argent !
Mais Declan ne pouvait pas savoir que c’était justement de l’un des membres de sa meute que Siegfried avait appris ça, en plus de tout un tas d’autres choses fortement utiles pour le domestiquer le plus rapidement possible.
- Viens par là… susurra le vampire avec un large sourire moqueur, empoignant sans pitié une touffe de cheveux marron pour tirer la tête du lycan et le forcer à se redresser.
Ce dernier feula de douleur et suivit tant bien que mal, rampant à moitié, ses jambes ne supportant plus son propre poids. Son bourreau le traina jusqu’au mur le plus proche, où il manqua de lui écraser la face contre un petit miroir dépoli, taché de marques brunâtres. A quoi avait bien pu servir cette salle couverte de métal, avant d’être vidée de son contenu ? Declan ne se posa la question qu’une demi-seconde, son esprit s’éteignant l’instant d’après, choqué par la vision qui s’affichait sous ses yeux.
C’était bien lui pourtant, sa bonne vieille tronche d’écossais mal luné, ses épaules larges et musclées, ses traits droits et masculins, qui avaient fait tourner tant de têtes et de regards féminins. Mais il était couvert de bleus, les lèvres entaillées, la bouche tachée de sang, une oreille anormalement gonflée et un œil cerclé de violet. Et surtout, surtout… comme un vulgaire doberman, cet ignoble collier d’argent flottait sur sa gorge, rappelant douloureusement sa piteuse condition.
- Tu es à moi à présent, se gaussa Siegfried en appuyant presque tendrement sa joue gelée contre la sienne, lui provoquant un vif haut le cœur. Tout le monde saura que tu m’appartiens, avec ce collier. Tu ne pourras pas t’enfuir, on ne pourra pas t’aider… Et je ne t’apprendrais à le retirer que lorsque tu seras devenu aussi docile et sage qu’un brave petit caniche…
Le rictus moqueur du vampire le nargua dans le miroir, contrairement à l’idée populaire qui voulait qu’ils y soient invisibles. Son visage princier était d’une pâleur aussi séduisante que morbide à côté du sien, bien plus fin et gracieux que les traits virils du lycan. Ils étaient deux opposés, deux formes totalement différentes de la beauté et de la sauvagerie, l’un massif et fougueux comme une bête indomptable, l’autre fin et dangereux comme un serpent au venin mortel.
Et les crocs empoisonnés du vampire s’étaient refermés sur son être affaiblit, le tenant à sa merci dans les anneaux de sa toute puissance.
- Jamais, gronda-t-il en puisant dans ses dernières forces, le foudroyant d’un regard haineux à travers le miroir. Je ne t’obéirais jamais… tu peux… te la mettre bien profond… ta soumission…
Le vampire éclata d’un rire perçant comme des aiguilles et le laissa simplement retomber, s’éloignant sans un regard du lycan qui s’écroula au sol, faute de soutien.
- Hmm, c’est plutôt toi qui recevra des choses « bien profond »… tu devrais t’entrainer à écarter les cuisses, parce qu’avec ta langue bien pendue, tu vas avoir beaucoup de succès auprès de mes amis…
Declan en frémit d’horreur et de rage, serrant les dents du plus fort qu’il pouvait pour ravaler sa haine. Il se recroquevilla sur le sol gelé pour tenter vainement de se réchauffer, ignorant son corps qui hurlait la douleur à travers chacun de ses muscles.
- Je reviendrais dans quelques heures t’apporter à manger… soit sage en attendant, mon petit Declan !
La porte d’acier se referma dans un grincement inquiétant, et le lycan se détendit imperceptiblement, comprenant que son calvaire était pour l’instant terminé. On n’entendait plus dans le cube de métal que les grincements des néons et sa respiration saccadée.
Il devait à tout prix se reposer, retrouver des forces, pour le jour prochain où il ferait ravaler sa fierté à ce satané vampire. Oh oui, il en était persuadé, un jour, il lui ferait payer au centuple toute la souffrance qu’il lui avait donné… Les lycans vivaient bien plus longtemps que les humains, il avait encore de très nombreuses décennies devant lui avant que les premières rides n’apparaissent sur son visage. Il rongerait son frein aussi longtemps qu’il le faudrait, des mois, peut-être même des années, mais il se vengerait.
Et jamais, au grand jamais, il ne ferait le plaisir à cet enfoiré de lui céder. Il résisterait, encore et toujours, encaisserait le moindre de ses coups, ravalerait sa souffrance. Declan était solide et fier, avait toujours été trop orgueilleux pour son propre bien. Ce n’était pas demain la veille qu’il s’inclinerait devant quelqu’un, encore moins devant un vampire, et la simple idée de se soumettre le révulsait au plus haut point.
Il ne serait jamais un esclave, il s’en fit la promesse solennelle.
Le lycan ferma les paupières pour fuir la lumière trop crue des néons, tentant vainement de prendre du repos, malgré la rage volcanique qui bouillait au fond de son corps meurtri.
-------------------------------------------------------------
Résister. Encore et encore. Jusqu'au bout. Se battre. Mordre, frapper, rugir, ne pas se laisser avoir, jamais. Supporter les coups. La douleur se dompte, se surpasse, finit par s'oublier. Qu'importe les plaies, les cicatrices. Elles se referment toujours. Les blessures morales ? L'humiliation est plus dure à encaisser. Bien plus. Mais la rage fait tenir. Qu'importe les viols et le dégout, ils ne font qu'attiser la haine.
Jusqu'à la blessure de trop.
Sentir son propre torse être déchiré en deux comme un emballage de papier cadeau. Voir ses propres tripes.
Comprendre que tout ça n'a servi à rien. Ne servira jamais à rien.
Dix ans ont déjà passé sans que rien ne change.
Perdre espoir.
--
Les filles de la meute allaient tous les jours se baigner dans le lac, en contrebas du village. A l'abri de quelques arbres et buissons rachitiques, protégées par les rochers, elles se croyaient invisible. Oh, bien sur, elles n'étaient pas dupes, elles savaient que quelques paires d'yeux se cachaient parfois dans les fourrés pour s'attarder sur leurs courbes sensuelles. Mais cela les flattait, les faisait même rire quand elles surprenaient un louveteau rouge écarlate pris en flagrant délit de voyeurisme. Combien de fois s'était-il caché, adolescent, dans l'espoir d'apercevoir une chute de rein galbée ou une poitrine ronde ?
Une fois adulte, ça lui était passé. Devenu l'alpha, après avoir vaincu sans problème son père vieillissant, qui pouvait enfin se la couler douce, les filles s'étaient mises à lui tourner autour encore plus souvent qu'avant.
Il pouvait avoir celle qu'il voulait, d'un seul sourire ravageur. Elles accouraient toutes, ravies, éconduisant les autres mâles avec une joie qu'elles cachaient à peine. Les gosses aussi accouraient tous. Ils l'adoraient. Il était grand et fort, il les faisait tourner au dessus de sa tête pour les faire rire aux éclats, parfois jusqu'à la nausée. Certaines mères lui en avaient voulu.
Mais il s'en fichait, il recommençait. Il avait même appris aux gosses comment aller mater les filles au bord du lac sans se faire repérer.
Le lac.... Des animaux venaient y boire. Il adorait aller chasser. Sentir la terre sous ses pieds nus, l'air pur emplir ses poumons. Courir à travers l'étendue verte des Highland, avec les autres loups, tomber et dévaler une colline en riant comme des fous, sans plus penser à rien. Leur petit village était caché au coeur du pays. Même les touristes ne venaient plus visiter le vieux château en ruine autour duquel ils avaient bâti leurs maisons.
Heureux. En paix. Libres.
--
Il reçut un coup de pieds dans la cuisse et se réveilla en grognant, clignant des yeux.
Siegfried était debout au dessus de lui, les bras croisés et un air las sur son beau visage gelé. Le feu de la cheminée était en train de mourir, les braises dessinant des reflets cuivrés sur sa peau blanche.
- J'ai besoin de toi, lui dit-il simplement, avant de tourner les talons.
Declan retint un bâillement et se frotta le visage, émergeant doucement de son sommeil de plomb. Il avait encore fait des songes confus, entre rêve, souvenir et cauchemar. Le rythme de ses nuits était particulièrement décousu ces temps ci, et il avait du mal à recharger ses batteries, si bien que même son sommeil était perturbé.
Pourtant il se redressa sans rechigner, et passa une main molle sur l’arrière de son crâne avant de s’extirper du confortable fauteuil. Ses pieds nus frémirent un instant de la fraicheur du plancher, malgré le feu de bois qui brûlait non loin, et il retint une légère grimace. Ces vieilles bâtisses étaient décidemment impossible à réchauffer.
Siegfried, debout un peu plus loin, appuyé contre un rayonnage, l’observa d’un regard torve qui signifiait très clairement « dépêche toi, sac à puce ».
- Rajuste ta chemise, veux-tu ? On dirait un vagabond, siffla-t-il avant de tourner sèchement les talons.
Declan haussa un sourcil et baissa le nez vers sa tenue. Il fallait dire que ses vêtements n’étaient plus de la première jeunesse. Siegfried lui en donnait –jetait ?- parfois, mais Declan aimait les user jusqu’à la corde. Il fallait dire qu’avec sa taille de colosse, en plus de son statut d’esclave, dénicher des habits à sa taille relevait parfois de l’exploit. Il trouvait parfois le moyen de voler de vieilles chemises à des domestiques imprudents, ou bien des t-shirts dont personne ne voulait plus. Pour les jeans, c’était plus dur, mais ils avaient une meilleure durée de vie. Des pulls, des sous-vêtements, de vrais pantalons en tissu ? Déjà qu’il n’en avait pas porté souvent durant sa vie d’homme libre, c’était encore plus rare depuis qu’il était esclave.
Parfois, il se sentait un peu comme ces marionnettes que l’on fabriquait soi-même, ou comme les poupées que l’on habillait avec des vêtements au rabais faute d’avoir les moyens de leur acheter des suppléments de vêtements.
Il rajusta donc sa vieille chemise et fourra les mains dans les poches de son jean, avant de partir à la suite de son maitre. Ce dernier ne l'attendit pas, et marcha d'un pas vif et ample jusqu'à la sortie de la bibliothèque, sans vérifier que son esclave le suivait.
A cette heure tardive de la nuit, la vie du vieux manoir battait son plein. Tous les vampires sortaient de leurs chambres aux rideaux tirés pour mener leurs activités mondaines, participer à diverses fêtes dans les appartements de tel ou tel collègue, monopolisaient les salons privés pour des fêtes plus intimes. Quelques érudits trainaient parfois dans la bibliothèque, mais beaucoup préféraient faire la fête pour chasser la monotonie de leurs vies éternelles. Dans l'ensemble, cela restait donc pour Declan l'endroit rêvé dans lequel faire une petite sieste bien à l'abri, enfoncé dans un confortable fauteuil devant la cheminée.
Le manoir Kuragari était un lieu bien étrange. Enfoncé au cœur d'une région peu habitée, son aura particulière attirait autant les voyageurs égarés que les jeunes humains en quête de sensations fortes, persuadés que cette bâtisse n'était qu'un vulgaire hôtel auquel on avait donné une sulfureuse réputation. Cela faisait la plus grande joie des vampires, qui avaient bien besoin qu'on les craigne vraiment au lieu de les admirer, en ces temps où la mode était à l'obscur et à l'occulte. Echappant à tout modèle architectural ou style historique particulier,, les lieux surprenaient parfois les visiteurs accidentels, qui ne s'attendaient pas à trouver une telle construction au beau milieu d'une forêt perdue.
Siegfried entraina son esclave dans un petit salon décoré à l'occidentale, à grand renfort de vieux meubles et de boiseries. Là aussi, une cheminée ronflait doucement, et d'un claquement de doigt, son maitre lui ordonna de s'occuper de ce détail alors qu'il prenait place dans un confortable fauteuil. Il régnait dans la petite pièce une légère odeur de poussière et de cire d'abeille, rendant cet endroit aux tons sombres un peu plus chaleureux.
- J'ai un rendez vous important. Tâche de bien te tenir, lui ordonna-t-il d'une voix sèche.
Voilà qui expliquait son sérieux, songea Declan en allant chercher un tisonnier pour remuer les braises endormies. D'ordinaire, son maitre affichait toujours un rayonnant sourire sur ses lèvres mortelles, qu'il soit sincère ou pas, d'ailleurs. Mais à cet instant, le beau visage pâle de Siegfried était aussi figé que de la glace, trahissant sa concentration pour rester aussi hypocrite et sirupeux que possible durant sa prochaine confrontation.
Sans un mot, Declan alla s'assoir dans un angle de la pièce, près d'une commode, à même le sol. Le vieux lustre aux ampoules en fin de vie tirait l'ombre du meuble jusqu'à lui, le dissimulant à demi. Il tira légèrement sur le collier trop large autour de sa gorge, par réflexe, et ramena ses genoux à lui.
Attendre.
Cela faisait trente ans qu'il le faisait. Se tasser dans un coin pour ne pas déranger, malgré ses deux mètres de haut. Ecouter sans avoir l'air de le faire, ricanant ou reniflant dédaigneusement, patienter jusqu'à ce qu'un ordre retentisse. Le tout premier fut bref, lorsque l'invité fut arrivé et installé près de son maitre, et que les deux hommes furent plongés dans une conversation aussi fausse que polie.
- Declan, sert-nous donc quelque chose à boire, ordonna Siegfried de sa voix glaciale.
L'intéressé grogna légèrement en signe de protestation, déjà en train de somnoler. Il se leva pourtant sans rechigner et traina d'un pas lourd jusqu'à une grosse mappemonde non loin des fauteuils. Sous la coupole de bois verni, où des pays qui n'existaient plus étendaient leurs frontières disparues, quelques bouteilles d'alcool attendaient sagement qu'on les termine.
Il n'accorda pas un regard à l'hôte de son maitre, totalement désintéressé. En revanche, il sentit les yeux de ce dernier s'attarder longuement sur sa haute silhouette, avant de glisser d'un ton détaché le nom d'un alcool quelconque.
- C'est une belle bête que vous avez là, susurra-t-il juste après en dardant son regard de vipère sur le visage de Siegfried, gelé en un sourire légèrement moqueur. C'est un alpha ?
Les prunelles bleues du maitre brillèrent un instant d'une fierté à peine contenue, alors qu'il jaugeait son propre esclave d'un regard appréciateur.
- En effet... Il a été capturé à l'état sauvage. Je me suis personnellement occupé de son dressage....
Il esquissa un très léger rire.
- Je dois avouer que j'en suis assez fier....
Declan ne put retenir un grognement offusqué. L'autre vampire arqua un sourcil, peu habitué à ce qu'un esclave témoigne du mécontentement, surtout alors qu'on parlait de lui, mais Siegfried, lui, éclata d'un rire moqueur.
- Il n'y a que les alphas qui peuvent garder leur combativité tout en devenant aussi doux que des agneaux. Les bêtas s'épuisent trop vite et finissent par n'être que des esclaves sans intérêts.
C'était là tout le talent de dresseur de Siegfried. C'était pour cela qu'il était si renommé, invité dans toutes les assemblées malgré le mépris qu'il inspirait souvent pour ses airs perpétuellement hautains. Il arrivait à garder chez ses esclaves tout ce qui faisait leur sel, leur hargne, leur répondant, tout en les rendant parfaitement dociles et obéissants. Ils n'étaient pas ces coquilles sans âmes que l'on voyait trop souvent au pieds ou derrière le dos des autres seigneurs vampires, qui n'osaient plus faire le moindre geste de peur d'être réprimandés.
Sans un mot, Declan leur servi leurs deux verres, croisant un instant le regard de l'hôte de son maitre, sans la moindre gêne. Un vampire lambda, presque une caricature ; un visage juvénile et pâle, de longs cheveux noirs huilés et bouclés, des lèvres trop rouges pour être naturelles et des manières raffinées.
Est-ce qu'il voulait sauter Siegfried, se faire sauter par lui, ou juste rentrer dans ses petits papiers pour obtenir quelques faveurs ? Difficile à dire avec ce genre de jeunes arrivistes. Ils pullulaient autour de son maitre, ces derniers temps. Peut-être parce que la population de vampire de sangs pur s'appauvrissait, et que les nouveaux transformés se cherchaient des protecteurs parmi le haut du panier pour avoir meilleure image ?
Declan n'avait jamais été très intéressé par ces histoires de rangs social et de prestige.
Tout était bien plus simple chez les lycans. Il y avait la meute, le territoire, et le mâle dominant qu'il suffisait de battre pour prendre sa place.
Finalement, il se détourna et reparti s'avachir dans son coin. La conversation retourna bien vite sur des sujets plus habituels et les vampires se désintéressèrent de lui, excepté quelques regards curieux et intrigué que lui jetait de temps à autre l'hôte de son maitre, du coin de l'œil.
--
Son maitre et l’individu conversèrent encore un long moment, avant que l’étranger ne finisse par prendre congé. Siegfried glissa la clef de sa chambre dans la vieille serrure et ouvrit la porte dans un long grincement. Declan sur les talons, il alluma vaguement l’interrupteur vétuste, pour apporter un peu d’éclairage à la pièce.
Sa nouvelle chambre était déjà toute aussi encombrée que les autres. Cela ne faisait que quelques jours qu’ils étaient arrivés au manoir Kuragari, mais déjà, le vampire s'était installé comme s'il était chez lui.
Les vieux meubles étaient à leur place, étendant leurs étagères surchargées de beaux objets comme une forêt d'arbres vernis, et un joyeux désordre discipliné remplissait les espaces vides, comme des feuilles mortes le long d'un sentier.
Declan tenta de se faire discret, et fila directement vers sa cage, dans le coin gauche de la pièce. Il jeta un regard presque amoureux au sol d'argent oxydé, à la couverture miteuse qui le recouvrait et à l'énorme tas de vêtements épars qui constituaient autant son lit que sa garde robe. Une bonne nuit de sommeil...
A un mètre à peine de lui, Siegfried se laissa tomber sur son lit à baldaquin dans un concert de grincement, dardant sur le lycan son regard de glace.
Ce dernier se sentit frémir et, la main sur l'un des barreaux de la porte, prêt à l'ouvrir et se faufiler dans son nid douillet, il tourna vers son maitre un regard contrarié. Cela eut pour seul effet de faire éclater de rire le vampire, avant qu'il ne lève un doigt blanc dans sa direction et ne lui fasse signe de venir.
Declan ronchonna ostensiblement.
- Il était pas à ton goût, l'autre? T'arrêtais pas de reluquer son cul !
Siegfried éclata d'un rire tranchant comme de la glace, et ramena une jambe prêt de lui, ne cessant de lui faire signe d'approcher.
- Tu es jaloux, peut-être ?
Declan grogna, provoquant l'hilarité de son maitre qui retira ses chaussures comme si de rien n'était.
- Oui, il est mignon, avoua-t-il d’un ton léger, mais je crains fort que la seule chose qu'il veuille de moi soit ma tête au bout d'une pique...
Voilà qui expliquait deux ou trois bricoles, songea vaguement le lycan. Siegfried attirait autant qu'il rebutait, et ses ennemis étaient au moins aussi nombreux que ses alliés. Nombreux étaient les vampires qui rêvaient de le voir mort, brûlé dans un bain d'argent ou poignardé en plein coeur.
S'ils savaient qu'il y avait une méthode bien plus rapide...
- Tu viens, ou je dois t'amener de force ? sourit narquoisement Siegfried, de son sourire de vipère, moqueur et empoisonné.
Il s'étendit l'air de rien sur les draps clairs de son lit, encadré de lourds rideaux de velours, pour dormir dans le noir complet même en plein milieu du jour. Sa peau pâle et ses cheveux blonds, tâche de pureté dans l'écrin de ce lit qui semblait inviter à la luxure, lui donnaient l'air d'un ange attendant d'être déchu par un amant démoniaque.
Declan grimaça mais, sans plus protester, déboutonna lentement sa chemise, sous le regard légèrement impatient de son maitre. Il n'avait jamais été très pudique, c'était un fait. Il n'avait jamais eu aucun problème avec son corps, avant de rencontrer ce vampire et d'apprendre ce que c'était, l'humiliation.
Depuis, il avait toujours une sorte de frisson - une petite vague désagréable qui traversait son échine et ses entrailles- chaque fois qu'il se dévêtait devant quelqu'un. Même devant Siegfried, alors qu'il devait être la personne au monde qui l'avait le plus souvent vu dans le plus simple appareil, et dans des situations fort peu glorieuses.
Son jean tomba dans un froissement, et il le chassa d'un coup de pieds agacé. Parfois, il se disait que c'était étrange de voir à quel point tout ça ne lui inspirait plus de dégout. Une petite pointe de nausée, une boule dans l'estomac, et c'était tout. Son esprit s'endormait et il se laissait faire, docile, résigné.
Cela faisait trente ans que cela durait. Personne ne pouvait continuer à lutter aussi longtemps, n'est ce pas ? Il y avait forcément un moment où on s'habituait.
Ou alors, on devenait fou, et on se suicidait.
Malheureusement pour lui, Declan avait toujours été trop fort pour que la folie l'emporte. Quant au suicide... Il était à moitié animal, et les animaux n'ont pas de notion de la mort, seulement lorsqu'elle devient imminente.
Toute proche. En face. La peur l'emporte alors, et on cherche à lui échapper, comme un poisson qui frétille, refusant jusqu'au bout de se laisser prendre par ses doigts gelés.
Il se glissa sans un mot sur le matelas trop mou du lit du vampire, ne portant plus pour seul vêtement que son collier d'argent autour de la gorge. Lentement, Sieg se redressa, et referma les rideaux d'une simple pression sur une corde.
--
Ce fut la chaleur qui réveilla Siegfried. Légère, diffuse, presque de la tiédeur à vrai dire, mais une sensation bien présente et absolument horripilante, celle d'un corps chaud et envahissant qui frôlait le sien, bien accidentellement.
Sans état d'âme, n'ouvrant même pas les yeux, il repoussa vigoureusement la masse endormie près de lui, qui avait dû s'étaler durant son sommeil.
Le corps lourd et chaud tomba sur le sol dans un bruit mat, tirant un instant sur les rideaux de son lit à baldaquin. Le silence revint, et le vampire soupira de satisfaction avant de s'étendre dans son lit à présent vide, s'empressant de le recouvrir de sa propre fraicheur.
Quelques secondes après, une main émergea par dessus le matelas, tâtonna un instant, puis attrapa le drap léger avant de le tirer mollement jusqu'aux pieds du lit. Le vampire entendit son esclave s'enrouler dans le tissu pour protéger son corps nu de la fraicheur nocturne, puis s'apaiser, reprenant son sommeil comme si de rien n'était, à même le sol. Si la scène n'était pas étonnamment familière, il en aurait bien éclaté de rire.
Siegfried s'approcha du bord de son lit, là où se trouvait le corps de Declan une minute plus tôt. La place était encore chaude, ce qui le fit grimacer, mais il y resta néanmoins et s'accouda au matelas pour observer en contrebas.
Le lycan dormait déjà d'un sommeil profond, à peine dérangé par sa remise en place assez abrupte. Il s'était endormi comme une souche après que Siegfried fut satisfait de ses services, et ce dernier avait fini par se résoudre à le laisser là avant de sombrer lui aussi, dans un élan de clémence comme il en avait parfois.
Declan était couché sur le flanc, le drap remonté jusqu'aux épaules. On ne voyait de lui que la silhouette massive de son corps musclés, et la peau laiteuse de sa nuque sur laquelle naissaient les premières lignes de ses cheveux bruns, les premiers petits poils se retrouvant caché sous son large collier d'argent. Siegfried avait toujours fait en sorte que son esclave conserve sa musculature. Il le forçait à se battre et courir, à entrainer son corps puissant pour conserver cette allure d'athlète qu'il était si fier d’exhiber, pour montrer à tous quel rare genre d’esclave il possédait. Certes, ses muscles avaient un peu fondu, mais Declan restait un homme très agréable à regarder.
Sa peau, elle, n'avait plus connu le vrai soleil depuis longtemps et était devenue étrangement blanche pour celle d'un lycan. Mais à part les rayons de l'après midi qui traversaient les fenêtres, et sous lesquels l'esclave se mettait quelques fois pour faire la sieste, il n'avait jamais vraiment l'occasion de prendre des couleurs.
Siegfried laissa son regard courir sur la silhouette massive, que le drap épousait comme une seconde peau.
Sous son collier, débordant à peine, on apercevait quelques tâches de couleurs passées incrustées sur son épiderme....
Siegfried avait fait tatouer les armoiries de sa famille sur la nuque de son esclave, afin que chacun sache à qui il appartenait, une fois qu'on lui retirait son collier. Ce dernier avait une triple fonction, signifier le statut d'esclave du loup-garou, annihiler sa destructrice force de mâle alpha et surtout, surtout, parce qu'il était fait d'argent massif et pendait lâchement sur sa gorge, gêner quiconque tenterait de le mordre au cou.
Siegfried était le seul à pouvoir le faire, se réservait se privilège pour lui et lui seul, en dépit du fait qu'à présent qu’il était assez docile, il donnait consigne à son esclave de ne jamais refuser de suivre n'importe quel vampire de sang pur qui réclamerait ses services, pour quelque raison que ce fut.
Les premiers temps, dès qu'il lui retirait son collier, Declan hurlait de rage et lacérait profondément la chair de sa nuque, comme pour arracher sa peau et avec elle, ce tatouage qu'il exécrait tant. Il s'était calmé avec le temps, peut-être parce que ça lui faisait trop mal. Cependant, le dessin, déjà très peu visible puisque presque toujours caché par le collier du lycan, était maintenant défiguré et presque illisible sous les profondes cicatrices qui le marquait.
Peu importait à Siegfried. Le dessin était toujours là, déformé mais présent, à jamais marqué sur sa peau. C'était tout ce qui comptait.
Quand Declan se réveilla, quelques heures plus tard, il était seul. Un peu dans le pâté, les muscles douloureux et les yeux collés de fatigue, il mit un bon moment avant d'émerger du sommeil, et se dépêtra longuement du drap dans lequel il s'était enroulé avant de frotter son visage avec lassitude.
Il déduisit à la semi pénombre de la pièce qu'il faisait encore jour, peut-être la fin de l'après-midi. Son maitre avait dû se rappeler d'une affaire à régler, ou bien avait eu il ne savait quelle envie pressante, et était sorti en pleine journée pour s'en occuper.
Il s'en fichait un peu. Que le vampire ne lui ait rien dit avant de s'en aller signifiait très clairement qu'il avait quartier libre.
D'un pas lourd, il se traina jusqu'à la petite salle de bain de la chambre de son maitre. Elle échappait à la débauche de collectionnite aigue du vampire, décorée selon les standards du manoir, et ne contenait que quelques produits et bouteilles disposés le long du bord de la baignoire.
Lui, il n'avait droit qu'à l'austère cabine de douche, au fond de laquelle trainait un gros bloc de savon. Cela lui suffisait pourtant largement et quelque part, il était heureux de ne pas avoir en plus à partager son lieu d'ablutions avec son maitre. Il se décrassa de fond en comble, se nettoyant des fluides divers qui avaient collés à sa peau durant la nuit. Il détestait ça, sentir une part de ces vampires continuer de souiller son corps même après l'acte, sur sa peau ou au fond de parties plus intimes. C'était l'une des rares choses qui le répugnait encore, même si avec Sieg, cela ne le dérangeait plus autant qu'avant. Avec lui, il s'agissait plus d'un certain inconfort que d'un réel dégout.
Propre et rasé de frais, se sentant beaucoup mieux dans des vêtements propres piochés dans la pile qui jonchait sa cage, il décida d'aller se remplir la panse.
Les longs couloirs du manoir étaient déserts à cette heure du jour. Tant mieux pour lui, c'était exactement ce qu'il recherchait. Les heures de la fin de journée étaient les plus calmes, celles qui correspondaient pour les vampires à la toute fin de nuit, bien avant qu'ils ne s'éveillent et que les vieux murs ne se mettent à vrombir comme ceux d'une ruche.
A pas de loup, il entrouvrit la porte du salon principal, s'assurant qu'il était vide avant d'y pénétrer. Tout au fond, par delà les fauteuils moelleux et l'imposante cheminée, la porte grande ouverte de la cuisine sonnait comme une invitation.
--
Cela faisait un peu moins d'un mois que Shinobu était devenu domestique au manoir Kuragari. Mordu en pleine rue alors qu'il n'était qu'un enfant, transformé contre son grès et recueilli peu après par un couple de vampire en mal d'enfants, il avait vécu une petite vie de classe moyenne auprès de ses parents adoptifs avant de décider de voler de ses propres ailes et de gagner son sang tout seul. Quel meilleur moyen pour cela que rejoindre le manoir Kuragari ?
Il devenait de plus en plus célèbre dans le pays, véritable piège à humain qui garantissait une nourriture fraiche et constante. Voyageurs perdus, égarés dans la petite gare toute proche du manoir ? Jeunes gens qui voulaient braver les rumeurs et frayer avec le surnaturel ? Chaque jours, de nouveaux "invités" arrivaient et fournissaient aux résidents une nourriture abondante. Quelques humains prenaient naïvement une chambre en attendant que le train repasse. La plupart du temps, ils s'en tiraient avec une bonne frayeur et quelques litres de sang en moins.
Les téméraires, ceux qui venaient braver l'occulte et défier les soit disant vampires.... Eh bien, il y avait un charmant cimetière amoureusement entretenu dans le parc du manoir. Quant à ceux qui venaient de leur plein gré...
Au japon, les hôtes étaient presque une institution, et le manoir n'y faisait pas exception. Pas vraiment prostitués, pas vraiment geisha de luxe non plus, ils divertissaient les vampires qui louaient une chambre au manoir, se faisaient payer en échange d'une discussion, d'une morsure ou d'un moment plus intime. Il y avait parfois quelques accidents... Mais ces humains là venaient vivre ici en toute connaissance de cause, parfaitement conscient de l'exigence des vampires et finalement, étaient ceux qui s'en tiraient le mieux. Il y avait même parmi eux quelques vampires qui voulaient tromper leur ennui en offrant leurs services à leurs congénères.
Shinobu n'avait pas les moyens de se payer un hôte, malgré son salaire de domestique. Il se contentait des nombreuses proies de la forêt, ou de poches de sang que le manoir fournissait gratuitement. Ce n'était peut-être pas très gratifiant, mais c'était bien moins difficile que de chasser une proie par lui même.
Perché sur une chaise de la cuisine, occupé à ranger une pile d'assiette, il sursauta et manqua de tout lâcher quand la porte claqua violemment.
Quelqu'un, à cette heure ? Il était pourtant le seul domestique assigné au rangement de la vaisselle, aujourd'hui. Alors c'était forcément un résident qui venait réclamer à manger ? Il se retourna, prêt à faire des courbettes devant l'invité.
Mais ce n'était qu'un lycan, dont l'odeur caractéristique lui chatouilla les narines et le fit grimacer. Ce dernier jetait un regard morne vers les rideaux tirés, s'attendant sans doute à les voir ouvert à cette heure, et fixa un instant l'interrupteur avant de se résigner, et laisser les lumières allumées. Ce ne fut qu'après qu'il daigna observer le petit domestique, toujours planté au sommet de son perchoir.
Shinobu était un poil impressionné. Ce type était un colosse, sa tête frôlait presque l'encadrement de la porte. Il avait une carrure d'armoire à glace, et un visage.... un visage de lycan, occidental, carré et bestial.
Pourtant, son regard était morne et sa mine désintéressée. D'un pas assuré et puissant, il se dirigea d'emblé vers le frigidaire, qu'il entreprit de piller sans la moindre forme de procès.
- Eh ! Eut le réflexe de s'offusquer Shinobu, tout en descendant de sa chaise. Qu'est ce que vous faites ? Il n'y a que le personnel autorisé qui a le droit...
Il se tut, et resta planté droit comme un i devant la porte du réfrigérateur. Vu de près, le lycan avait l'air encore plus grand. Il devait frôler les deux mètres, et actuellement, le fixait de toute sa hauteur, son regard gris dardé sur le moustique qui l'importunait.
Shinobu cru sa dernière heure arrivée, et rentra la tête dans les épaules. Mais en guise de réaction, le loup-garou se mit simplement à sourire. Un sourire tranchant. Goguenard. Aussi stupide que moqueur.
- Et tu vas faire quoi pour m'en empêcher ? Remuer tes petits bras devant moi ?
Et sans un autre regard, il se plongea dans le frigo duquel il tira deux beaux steacks sous emballage plastique.
Sa voix était grave, sa syntaxe sans faute, mais son accent était à couper au couteau. Il fallait être aveugle pour ne pas voir qu’il était étranger, et l’entendre parler japonais était un peu surprenant, malgré ses quelques problèmes de prononciation. Sans doute avait-il appris sur le tas, à l’oral, les bases nécessaire à la conversation.
La bouche et les yeux grand ouvert, comme un poisson hors de l'eau, Shinobu le regarda faire sans savoir comment réagir. Le lycan avait parfaitement raison, il ne pouvait rien faire pour l’empêcher de piller les ressources de la cuisine, à part appeler à l’aide quelqu’un de plus grand que lui.
Le sourire triomphant, Declan s'en retourna avec ses deux steaks sous le regard estomaqué du jeune domestique.
Sur la grande table de la pièce, sagement alignés sur des plateaux sombres, sortant sans doute à peine du four, toute une armée de biscuits au gingembre n'attendaient qu'à être dévorés.
Sans un remord, il en empila une petite poignée sur ses victuailles, arrachant un cri offusqué au moustique dans son dos.
- Eh ! Ces gâteaux sont pour le thé de ce soir ! Et... Mais qu'est ce que vous faites ? Asseyez vous à table, au moins ! Trépigna-t-il en voyant le lycan s'installer à même le sol, dans un angle de la pièce.
Resté sourd à ses protestations durant toute la durée du court trajet, la dernière remarque fit pourtant redresser la tête au lycan, que le fixa avec un regard intrigué.
Le gamin n'avait pas remarqué ? Après une petite seconde de réflexion, d'un geste habitué, il souleva un instant son lourd collier d'argent pour le lui montrer.
- T'es aveugle ou quoi ? s'enquit-il en haussant un sourcil perplexe avant de laisser retomber le collier sur sa gorge, et déballer soigneusement son premier steak.
Plein de verve, d'énervement et de grands discours, le domestique ouvrit grand la bouche pour protester, réalisa, la referma.
-Oh.
Il se disait aussi que ce collier était étrange, pour un ornement. Et les pieds nus du lycan, sa tenue qui n'était pas de la première jeunesse....
Ahem. Oui.
Un esclave. Forcément.
Il fallait dire pour sa défense qu'ils étaient assez peu nombreux, au manoir Kuragari. Le propriétaire, Akeru Kuragari, était aussi riche que puissant et tolérait entre ses murs des mœurs assez libérées pour les gens de leur peuple, en acceptant au sein du manoir des lycans parfaitement libres.
Certains, un brin suicidaire, venaient pour défier ou casser du vampire, d'autres suivaient leurs amants suceurs de sang pour vivre leur amour interdit dans ce lieu plus tolérant et abrité. D'autres encore, croyant au pouvoir d'attraction du manoir, pensaient pouvoir retrouver ici d'autres loup-garou pour intégrer ou former une nouvelle meute, la plupart des leurs vivant d'ordinaire parfaitement cachés aux yeux des vampires, éparpillés aux quatre coins du monde, rendant impossible toute forme de contact.
Alors un esclave, un vrai, avec un collier, comme celui d'un vulgaire animal, et qui plus est sans son maitre à ses côtés... C'était assez rare pour excuser son erreur.
Il eut malgré lui un petit frisson d'effroi. Il n'avait pas d'appréhension particulière contre les lycans, faute d'en avoir jamais rencontré, et devait avouer que le sort de cet homme lui pinçait un tout petit peu le coeur.
Sa tâche totalement oubliée, il observa le loup avec autant de gêne que de curiosité. Il avait le droit de le laisser chiper la nourriture ? Mais peut-être que son maitre le lui autorisait ? (vu son gabarit, il excluait la possibilité que son maitre ne le nourrisse pas. Sans hésiter une seconde.) Il se sentait un peu déstabilisé, ignorait quelle attitude tenir.
- Euh... vous n'avez pas le droit de manger à table ?
En pleine mastication de son steak, avec fort peu d'élégance d'ailleurs, le loup releva la tête en formulant un "gruh ?" perplexe, avant d'hausser les épaules.
- ... Seulement quand je suis tout seul, lâcha-t-il après un petit temps de réflexion.
A vrai dire, il avait tellement l'habitude qu'on lui désigne de l'index le carré de sol où il devait s'installer, que l'idée de tirer une chaise pour s'y assoir ne lui était même pas venue à l'esprit.
La mine soudain devenue sombre, il reprit son repas avec moins d'appétit, la viande crue qu'il déchirait de ses crocs et mangeait avec les doigts pesant soudain plus lourd dans son estomac.
Cela l'effrayait toujours de voir à quel point Sieg avait réussi à le conditionner.
"Assieds toi toujours par terre, quand tu es en public. Et ne t'approche jamais des fenêtres, ça te donnerait envie de filer. Tu sais ce qui t'arriveras si tu essayes de le faire, hein... ?"
Le sourire blanc de Siegfried dansa un instant devant ses yeux et il secoua vivement la tête pour remettre ses pensées en place.
Le sol était devenu son seul siège, y dormant autant qu'il s'y asseyait, surtout lorsqu'il trouvait un grand tapis devant une belle cheminée. Quand aux fenêtres, quand elles étaient ouvertes, il les évitait soigneusement, accordant à peine quelques coups d'oeil au ciel pour observer le temps qu'il faisait.
Voir l'extérieur lui faisait bien trop mal.
- T'as pas du boulot à faire ? Gronda-t-il à l'attention du moustique, en lui adressant un regard peu commode.
Glapissant de surprise, le jeune vampire sursauta et se remit à la tâche sans protester, oubliant toute envie de réprimander le lycan pour son chapardage de nourriture.
Declan ricana légèrement, un sourire goguenard flottant un instant sur ses lèvres.
S’il n’avait pas été complètement brisé par le traitement de son maitre et les années d’esclavages, Declan le devait uniquement à son très fort caractère et ses dernières bribes de fierté. Il était toujours aussi impulsif, râleur, colérique et boudeur que lorsqu'il était libre, mais avait perdu tout son orgueil et son amour propre, se sentant même honteux souvent de la créature docile qu’il était devenu.
Alors il cachait son mal-être derrière un masque permanent d’ironie, constamment cynique, moqueur et désabusé. Il faisait comme si cela lui était égal d’avoir été réduit à l’état d’objet pendant des années, et personne ne l’avait jamais vu se laisser aller à son amertume, pas même son maitre.
C'était le seul moyen qu'il avait de ne pas sombrer.
Exactement comme l'avait énoncé Siegfried lors de leur première véritable confrontation, quand quelqu’un de plus fort que lui lui donnait un ordre, il rechignait souvent ou faisait mine de s’exécuter avec insolence, mais obéissait toujours sans discuter l’ordre en lui-même.
En revanche, quand quelqu’un de plus faible que lui lui demandait quelque chose… Il le laissait se dépatouiller tout seul et le regardait faire avec un sourire goguenard. Il prenait même un malin plaisir à faire tourner les domestiques en bourrique, surtout ceux qui le prenaient de haut, se croyant supérieurs seulement parce qu'eux, ils étaient libres. Pourtant, il n'avait pas vraiment le coeur a embêter ce petit vampire, qui s'occupait maintenant à empiler les assiettes à une vitesse prodigieuse. Il termina rapidement son repas, suçotant ses doigts pour les nettoyer, et quitta la pièce pour le salon, dans lequel il retrouva son tapis fétiche pour entamer une petite sieste digestive devant la cheminée.
--
Il y avait du bruit, de la fumée, beaucoup de voix et d’odeurs.
Declan gronda comme un animal, rechigna, recula en tirant sur la chaine qui pendait à son collier. D’une poigne ferme mais ennuyée, avec une force qu’on ne soupçonnait pas pour son petit gabarit, Siegfried tira sur cette laisse improvisée pour forcer le lycan à avancer.
Il était beau comme un prince dans ses habits de fêtes, irradiant de grâce et de charisme. En plus d’être d'une beauté et d’une intelligence redoutable, Siegfried était aussi doté d’un sens inné de l’élégance. Dommage qu’il soit si cruel et inhumain.
Ils allaient dans une grande salle, pleine de lumière, de tentures et de fleurs. Une salle de bal qu’il était impossible d’identifier, aussi vaste que richement décorée, presque une caricature des fêtes de vampires dans l’imaginaire collectif.
Partout, il y avait des gens, de beaux habits, de la musique ; et des rires coupant comme des poignards, des sourires aussi acérés que les crocs qu’ils révélaient, une hypocrisie et une sauvagerie permanente qui était à peine maquillée par les poudres et les étoffes.
Declan se sentait comme un animal blessé au milieu de toute cette foule. Il ne voulait pas y aller. Il voulait partir…
Il avait déjà vu ce qui allait se passer. D’abord, il y aurait les danses, les discussions, les coupes de spiritueux échangées avec politesse. Et puis la nuit avancerait… L’alcool délirait les langues, les envies, et ce ne serait plus de vin ou de champagne dont les vampires auraient besoin mais de sang, chaud, vif, étincelant comme un rubis. Et avec le sang venaient les envies de chairs.
Alors ils se jetteraient sur les humains hagards qu’on apercevait parfois, perdus au milieu de cette foule, ou bien sur les esclaves comme lui, qui se tenaient dans l’ombre de leur maitre, effrayé à l’idée que cette soirée soit peut-être leur dernière.
Il était déjà venu dans ce genre d’endroit. Il s’en rappelait très clairement, même si ça devait remonter à plusieurs mois de cela, quand il venait à peine d’être capturé. Mais il était alors dans une cage, protégé par des barreaux solides, recouverte d’une épaisse toile en attendant qu’on le dévoile aux yeux des convives. On l’avait énervé, excité, comme un vulgaire lion dans un colisée. Quand les rires, les mains acerbes qui se faufilaient entre les barreaux, les regards perçant qui le scrutaient avaient fini par le rendre fous, on l’avait fait sortir pour qu’il affronte un autre lycan, dans une arène constituée de convives qui réclamaient le sang. Son adversaire était fort, puissant, déterminé. Mais ce n’était pas un alpha. Se battre avait dégrisé Declan, et il l’avait presque affronté comme un homme, avec ses poings et sa force, pas comme une bête qui usait de ses dents et de ses ongles.
Puis on l’avait remis dans sa cage, et il y était resté prostré, jusqu’à ce qu’on finisse par l’oublier. Jamais il ne s’était senti autant en sécurité dans sa boite en argent.
La seconde fois, il se rappelait seulement du transport, de la toile à nouveau jetée sur sa cage et du ballotement de celle-ci alors qu’on l’emmenait ailleurs. Il s’y était réveillé le lendemain matin, nu, roulé en boule et recouvert d’un sang qui n’était pas le sien. Sans aucun souvenir de la nuit, comme chaque lendemain de nuit de pleine lune. Est-ce qu’il avait tué quelqu’un durant sa transformation ? Est-ce qu’il s’était battu ou lui avait-on livré en pâture un esclave ou un humain récalcitrant ? Il n’en avait jamais rien su.
Cette fois était donc la troisième.
Les dizaine de voix, de langues et de rires bourdonnaient dans sa tête, comme un melon prêt à éclater. Les senteurs lourdes de parfums d'ambiances, d'eaux de toilettes et les odeurs de toutes ces peaux agglutinées lui donnaient la nausée. Il se sentait épié par des centaines d’yeux qui l’encerclaient, lui faisaient courber l’échine par leur simple poids sur sa nuque. Il n’y avait pas de barreaux entre eux et lui, cette fois ci. Simplement son collier et la chaine qui y pendait, serrée d’une poigne de fer par la main de Siegfried, comme un maitre qui promenait son chien en laisse.
On lui avait donné un accoutrement ridicule, un pantalon de cuir noir qui brillait sous les trop nombreuses lumières et le serrait affreusement. C’était toujours mieux que d’être nu, mais il se sentait terriblement mal dans cette tenue, comme un vulgaire rôti exposé en vitrine, enroulé dans une ficelle censée le faire paraître plus juteux et appétissant.
Dans quelques heures, il allait les sentir fondre sur lui, l’immobiliser pendant qu’ils perçaient sa chair de leurs crocs, arracher cette ridicule tenue de cuir, le forcer à ouvrir les jambes et la bouche…. Sous le regard narquois de Siegfried, qui ne manquerait pas une miette du spectacle, de l’humiliation publique qu’on lui infligerait, comme un spectateur lors d’un spectacle de marionnette.
Il poussa un geignement de bête blessé et se recroquevilla sur lui-même, luttant contre la poigne de son maitre, fermant les yeux aussi fort qu’il le pouvait pour tenter de se réveiller de ce cauchemar.
Couché sur le flanc, le visage réchauffé par la chaude lueur des flammes, le bruit de la porte qu’on ouvrait le tira aussitôt de son sommeil mais il resta immobile comme une pierre, ronflant doucement devant la cheminée.
Il avait rapidement appris à faire le mort, pour assurer sa survie.
Il était de notoriété commune que Siegfried prêtait son esclave à qui le voulait bien, du moment qu'on le lui rendait en bon état. Ou du moins, dans un état que l'on pouvait soigner sans qu'il en garde de séquelle - sinon, gare à la vengeance du vampire, particulièrement soigneux et attaché à ses affaires, dont le lycan faisait partie.
Durant son temps libre, Declan s'attachait donc soigneusement à faire profil bas. S'il lui arrivait souvent de déambuler sans but dans les couloirs pour tromper son ennui, ce n'était qu'en pleine journée, quand il était certain de ne croiser personne. Le reste du temps, il se cachait soigneusement, faisait disparaitre son mètre quatre-vingt quinze dans le moindre trou de souris, et attendait que le jour revienne pour sortir en toute sécurité.
Il entendit des pas lourds marteler le plancher vétuste du grand salon, passer près de lui, s'arrêter un instant puis repartir plus loin, vers quelques fauteuils.
Cet endroit était très peu fréquenté par les vampires qui connaissaient son maitre. Il abritait en général les individus plus calme, les solitaires ou les nostalgiques, qui le laissaient bien souvent en paix. Ceux qui cherchaient les esclaves comme lui se trouvaient plutôt dans de petits salons privés où il était de bon ton de s'exhiber, et où les hôtes pullulaient, rivalisant de leurs charmes pour attirer des clients.
Toutefois, la présence de ce nouveau venu dans la pièce signifiait qu'il avait dormi plus longtemps que prévu, et qu'il était temps de bouger, par précaution. Tourné vers la cheminée, il offrait son dos au reste de la pièce. Il put donc humer discrètement l'air de la salle sans se faire remarquer, pour peut-être identifier l'individu, avant d'entrouvrir un oeil pour tenter un rapide regard, en vain.
Il choisit donc la solution la plus appropriée, la fuite discrète et camouflée.
Declan bâilla à s’en décrocher la mâchoire, et se redressa en s’étirant, la tête tournée vers les flammes. Faisant celui qui n’avait rien vu, rien entendu, et encore moins senti, l’incarnation parfaite de l’innocent esclave qui sortait d’une longue sieste sur le tapis du salon, il fit mine de se frotter le visage avant de se redresser d’un air pâteux, pensant que le vampire avait déjà dû se désintéresser de lui pour reprendre son activité quelconque.
Raté.
Nonchalamment installé dans un fauteuil directement orienté vers la cheminée, et donc sur lui, le blanc bec qu’il avait vu discuter l'autre jour avec Siegfried le toisait d’un regard amusé. Le lycan retint un juron en réalisant qu'à présent, fuir discrètement en faisant comme s'il ne l'avait pas vu était tout à fait exclu.
Le feu encore nourri de la cheminée était quasiment la seule source de lumière de la pièce. Le vampire n'avait pas allumé l'interrupteur en entrant, et sa peau anormalement pâle prenait des allures plus sombres sous cet éclairage chaud et orangé. Declan fit mine de fourrer les mains dans les poches de son jean, jetant un petit regard curieux au vampire en attendant la moindre réaction. Il comptait dans sa tête, sachant que si à cinq, l'autre n'avait toujours rien dit à son adresse, cela signifiait qu'il pouvait partir.
- Tu es l'esclave de Siegfried, toi, non... ?
Encore raté.
Declan retint un juron sonore et dû se tourner entièrement vers son interlocuteur pour pouvoir soutenir son regard. Il ne fit en revanche aucun effort pour paraitre plus aimable, les mains au fond de son jean et le visage morne. D'autres esclaves s'empressaient de baisser la tête quand on leur parlait, craignant une réprimande, un coup ou une insulte s'ils osaient regarder un vampire dans les yeux. Lui s'en fichait totalement, capable d'encaisser les coups depuis le temps, et surtout de les rendre à la plupart des freluquets qui voulaient tester leur courage en s'adressant à un lycan de son envergure. Son insolence faisait même le bonheur de Siegfried, qui s'amusait toujours beaucoup de voir la tête que faisaient les autres vampires. Mais gare tout de même à la personne à qui Declan manquait de respect ; pour quelques bourdes, il avait déjà reçu des branlées monumentales en guise de punition.
- Ouais, grogna-t-il simplement, la voix un peu enrouée par sa sieste. Pourquoi, tu le cherches ?
Le tutoiement n'existait pas dans sa langue d'origine, et s'il avait été forcé d'en apprendre d'autres pour s'acclimater aux nombreux voyages de Siegfried, il mettait un point d'honneur à ne jamais vouvoyer qui que ce soit, les inconnus compris. Ca aussi, ça pouvait lui jouer des tours. Mais il assumait.
Siegfried ne tolérait pas que l'on abime ses affaires sans son consentement. Si Declan faisait une sottise, il voulait le corriger lui même, et gare à celui qui abimait trop son esclave sans qu'il lui en ait donné l'autorisation.
C'était une bénédiction tout autant qu'un piège. Declan était bien plus protégé que certains esclaves, par la valeur qu'il avait aux yeux de son maitre, et était de fait assuré que quoi qu'il fasse, sa vie ne serait jamais vraiment en danger. Mais une telle liberté donnée à un lycan lui jouait bien souvent des tours. Il ne comptait plus le nombre de fois où des vampires courroucés lui étaient tombés dessus en nombre, pour se venger, en prenant bien soin de ne pas lui faire trop mal.
Siegfried le savait très bien. C'était pour cela qu'il était un si bon dresseur de lycan, pour sa faculté à toujours prévoir avec exactitude quelle consigne allait influencer leur comportement.
- Non, justement, sourit le vampire avec mystère. A vrai dire, c'est un heureux hasard... c'est toi que je cherchais.
Declan fut un peu déstabilisé, autant parce que le blanc-bec n'avait pas paru décontenancé par son insolence que par cette réponse incongrue. Puis il fit la moue, soudain contrarié.
Dire qu'il avait cru y échapper, cette nuit... Mais avec le regard que lui avait lancé le vampire lors de son entrevue avec Sieg, il s'était plus ou moins douté qu'il l'avait intéressé, pour il ne savait qu'elle raison.
- Pour quoi faire ? osa-t-il demander dans un léger grognement, sur la défensive.
Le vampire se mit à rire, sans doute amusé par sa réaction équivoque quant à ses envies, et se redressa souplement.
- Suis moi, et je t'expliquerais... ton maitre est d'accord pour que tu accompagnes ceux qui te le demandent, n'est ce pas... ?
Alors il était aussi au courant de ce petit détail...
Zut.
--
Les couloirs et les escaliers défilaient sans qu’il y fasse attention, désespérément semblables. Declan ne connaissait pas encore assez le manoir pour être certain de l’endroit où ils se trouvaient. Il faudrait qu’il parte en repérage un de ces jours, à une heure où il serait certain de ne croiser que des humains ou des domestiques. Connaître l’agencement des lieux, les pièces vides et les placards pouvait toujours s’avérer utile, surtout dans une situation comme la sienne.
- Comment t’appelles-tu, déjà ? S’enquit son guide en s’arrêtant devant une porte, tirant une clef de sa poche.
S’arrêtant quelques pas derrière lui, le loup-garou gronda plus qu’il lui répondit, ne faisant aucun effort pour cacher son peu d’enthousiasme.
- Declan…
L’autre sourit, et poussa la porte, l’invitant à le suivre.
- Je vois… je suppose que tu ne dois pas non plus te souvenir de mon nom, n’est ce pas ?
L’esclave ne prit même pas la peine de répondre, entrant dans la chambre en trainant des pieds. Elle ressemblait à n’importe quelle autre dans le manoir, comme si le jeune vampire venait à peine d’arriver. Une chambre de grand luxe mais somme toute assez banale, impersonnelle et peu originale.
- Tu peux m’appeler Roxan, déclara le vampire avec un sourire malicieux, chassant d’un geste théâtral de longues boucles noires de ses épaules.
Declan se retint très fort de faire une remarque sur l’incongruité de ce nom, et se planta en plein milieu de la pièce, les mains dans les poches. Il attendait une consigne, tout simplement. Il ne lisait pas dans leur tête, après tout. Il s’estimait déjà heureux que le vampire l’ait amené dans sa chambre, et non pas dans les sous-sols, qui abritaient tout un tas de salles… eh bien, assez attendues de la part d’un manoir infesté de vampires aux mœurs inavouables.
Roxan tira d’un coup sec les lourds rideaux de son lit à baldaquin, révélant les draps blancs et artistiquement défaits. Puis il partit se pencher sur un vieux coffre, tournant le dos au lycan.
- Souhaites-tu boire quelque chose ? demanda-t-il avec une politesse qui surpris Declan.
Il le prenait pour un hôte, ou quoi ? Contrairement à ce que l’on pouvait croire, il n’aimait pas qu’on le traite avec gentillesse. C’était bien trop étrange pour être naturel. Si un vampire était pris de pitié et voulait se montrer doux avec lui, il n’avait qu’à l’ignorer, c’était la meilleure chose que l’on puisse faire pour lui.
- Non merci, rétorqua-t-il sans parvenir à retenir un sourire narquois.
Le blanc-bec était en train de sortir tout un tas d’ustensile que Declan ne tenta même pas d’apercevoir. Il préférait ne pas savoir à quelle sauce il allait être mangé, pour rester maitre de lui aussi longtemps que possible avant de céder à la panique, toute résistance sapée par la souffrance physique.
- Tu as peur que j’empoisonne ton verre… ? s’enquit le vampire tout en se redressant, arquant un sourcil soigneusement peigné.
Le sourire de Declan se fit dangereusement stupide, dévoilant ses dents légèrement trop pointues pour celles d’un humain normal.
- Tu serais pas le premier… La prochaine fois, ordonne au lieu de proposer, je suis qu’un esclave, ricana-t-il en sortant une main de ses poches pour se gratter la gorge, au dessus de son collier.
Tendre le bâton pour se faire battre ? Un peu, mais si le vampire avait vraiment dans l’idée de lui faire ingurgiter il ne savait quelle substance, il parviendrait à le lui faire faire, et tout ce que le lycan pouvait dire ou faire n’y changerait rien.
- C’est vrai…. Sourit le vampire, en plissant ses paupières –Declan était persuadé qu’il se maquillait, ce n’était pas possible d’avoir des cils pareil au naturel. Mais quand on voit ton comportement, c’est dur d’imaginer que tu es aussi docile que le prétend Siegfried… Tu vas vraiment faire tout ce que je te dis, si je t’en donne l’ordre ?
Sous la lumière des bougies que le vampire était en train d’allumer, apportant un peu plus d'intensité au doux éclairage de la petite chambre, Declan étira son plus beau sourire goguenard.
- Ouais… mais j’ai jamais dit que je le ferais tout de suite… Ni sans qu'on m'y force un peu, ricana-t-il sans la moindre gêne.
Le plaisir de contrarier un vampire valait bien quelques coups. De toute manière, il était trop bien dressé pour refuser purement et simplement d'exécuter un ordre. Il avait juste le réflexe inné de contester avant de le faire, juste pour la forme, pour rassurer son égo meurtri en se disant qu'il n'était tout de même pas si docile que ça.
- Alors faisons un essai....
Le vampire étira un large sourire, qui voulait peut-être feindre l'innocence, mais paraissait plus amusé qu'autre chose.
- Déshabille toi.
Declan renifla d'un air narquois, s'attendant à cette consigne. Il hésita un instant à rester immobile, mais le vampire n'avait pas l'air du genre à s'emporter facilement ou frapper un esclave pour le contraindre à obéir. Ne voyant aucun intérêt à se faire désirer, il commença donc à déboutonner sa chemise en silence, sous le regard admiratif de Roxan.
- Comment Siegfried a-t-il réussi ce prodige... ? Murmura ce dernier, le regard dans le vague. Tous les alphas que j'ai vu dans ta situation n'étaient plus que des loques sans vies, ou des monstres indomptables... Comment as-t-il fait ?
Declan sourit de nouveau, le cynisme affiché sur mon visage.
-Tu veux savoir ? C'est très simple...
Sans la moindre pudeur, à peine un petit frisson de dégout, comme chaque fois qu'il dévoilait son corps à un inconnu, il laissa sa chemise tomber le long de ses bras et offrir son torse aux regards.
Il y avait beaucoup à dire sur cette partie là de son anatomie, ses muscles puissants, ses abdominaux aux formes attirantes, l'impression de sauvagerie et de séduction qui émanait de son corps de lycan. Quelques petites cicatrices parcouraient sa peau, brûlures, coupures, griffures, hématomes, de toutes les couleurs de cicatrisation possibles, éparpillées partout sur sa peau blanche et qui disparaitraient sans doute à la prochaine pleine lune.
Mais la seule chose que l'on remarquait, en plein milieu de son torse, comme une crevasse mal refermée qui traversait son corps de son épaule gauche jusqu'à son flanc droit, c'était cette énorme cicatrice oblique qui restait gravée dans sa chair à jamais meurtrie.
- Il m'a fait un cours d'anatomie privé, ricana le lycan, comme si de rien n'était.
Le vampire ne put retenir une grimace de dégout, observant le loup-garou en commençant à comprendre la manière dont procédait Siegfried. C'était une question de dosage, d'équilibre entre la souffrance, la peur, et l'orgueil d'un lycan.
Mais combien de temps est-ce que cela pouvait durer ? On disait que cela faisait plus de trente ans que Declan était l'esclave de Siegfried, dont dix années seulement consacrées à son dressage Mais est-ce qu'il ne s'était pas déjà étiolé, malgré la perfection apparente de l'éducation de son maitre ?
- ... Impressionnant, finit-il par conclure en s'éloignant un peu. J'imagine que cela a dû couper tes intentions réfractaires...
Declan acquiesça par un ricanement narquois.
- Ce qu'il m'aurait fait subir, ça aurait été pire que la mort. Il a jamais laissé claquer entre ses doigts un seul de ses esclaves. C'est dingue, hein ?
Il se sentait tout de même un peu gêné de parler de ça avec un vampire. Il était rare qu'ils lui témoignent ce genre d'attentions d'ordinaire, préférant entrer directement dans le vif du sujet. Une telle... préoccupation à son égard était en fait assez louche. Il avait beaucoup de mal à cerner cet étrange personnage.
La surprise de la cicatrice passée, sentant peser sur lui le regard du vampire, il entreprit sans plus de cérémonie de se dévêtir, ne portant pas de sous-vêtements sous son vieux jean. Il le repoussa du pieds et sans la moindre pudeur, désigna le lit d'un signe de tête, n’ayant plus sur lui que son collier d’esclave dont le vampire ne sembla pas s’offusquer.
- Je m'installe tout seul, ou... ?
Il s'effrayait parfois de voir à quel point il s'était résigné à cette situation. Il se demandait s'il était le seul dans cette situation, s'il n'était pas normal, si c'était dû à Sieg ou bien si c'était naturel qu'au bout d'un moment, les viols deviennent de moins en moins traumatisant, jusqu'à ce que l'on finisse par s'y habituer, et se plier à la tâche avec plus ou moins de désintérêt. Quand exactement avait-il cessé de ressentir ce violent dégout quand on abusait de son corps, cette envie de vengeance, cette haine effroyable qui lui donnait envie de tout arracher, jusqu'à sa propre chair souillée ?
A présent, il se sentait plus comme une prostituée que comme une victime prise de force. Il offrait son corps contre sa survie, surmontait sa répugnance et se résignait à se laisser toucher pour s'épargner quelques souffrances inutiles.
Parfois, il pouvait même y prendre un certain plaisir. C'était peut-être ce qui le faisait le plus honte, lui minait le moral après chaque relation. Avec Siegfried, surtout, comme... pas plus tard que la veille, tiens. Les crocs des sangs-pur contenaient un venin destiné à rendre leurs proies plus dociles, et sur Declan, il se révélait terriblement efficace. D'autant plus que son maitre avait eu tout le temps de découvrir ses points faibles, en trente ans de captivité.
Tout à coup, Declan regretta d'avoir refusé le verre proposé par Roxan. Une bonne rasade d'alcool lui aurait remonté le moral.
- Oui, allonge-toi... sur le flanc, s'il te plait, lança vaguement le vampire en lui tournant un instant le dos.
La réaction de Declan fut mitigée. Est-ce que cela voulait dire qu'il allait se charger de sa préparation, lui ordonner un petit show privé pour effectuer cette dernière ou pire, le prendre sans préparation du tout ? Il n'aimait pas quand les consignes étaient si nébuleuses, préférait que les choses soient claires et si possible, s'occuper lui même de la protection de son derrière sensible, histoire d'être sûr que les choses soient bien faites, quitte à s'exécuter devant un pervers voyeur.
Mais soit, il grimpa sur le lit aux draps blancs, et s'installa comme demandé, bien que perplexe. Il le fut encore plus quand le vampire installa près du lit un chevalet en bois, avant d'y jucher une toile vierge. Puis il tira un tabouret, et déposa sur un meuble près de lui tout un tas d'ustensiles, de pinceaux et de crayons.
- Euh... ? Fut la seule réponse intelligente que Declan trouva à dire.
Alors là, celle là, on ne lui avait encore jamais faite. Pourtant, il en avait croisé des vampires bizarres et des excentriques, avec toutes sortes de mœurs, des plus étonnantes aux plus flippantes. Mais ça.... ça...
- Un problème ? S'amusa Roxan avec un sourire innocent.
Oh le salaud. Il avait fait exprès de lui faire croire que...
Declan grogna, prêt à se redresser, se rhabiller et décamper, quitte à se prendre une raclée en punition. Il avait horreur qu'on se moque de lui de la sorte, en utilisant cette faiblesse. Pourtant, le vampire ne semblait rien remarquer, occupé à étaler devant lui une boite de crayon de couleur.
- Oui, je devine ta surprise. A vrai dire, je cherchais absolument un mâle alpha pour une nouvelle oeuvre. Quand je t'ai vu dans ce petit salon, j'ai tout de suite su que tu étais le modèle qu'il me fallait... Ta puissance, ton allure...
- Mon collier ? Renifla le lycan, qui n'appréciait décidemment pas la manœuvre.
Utiliser son statut d'esclave pour le faire venir ici, en entretenant le doute sur la raison pour laquelle il avait besoin de lui...
Se redressant pour venir disposer plus de bougies autour du lit et de son modèle forcé, le vampire rit légèrement.
-Disons que cela m'évite de demander ton autorisation... Mais tu devrais t'estimer heureux, je vais en avoir pour la nuit. Et je te promet qu'une fois terminé, je ne te demanderais rien de plus.
Declan grogna de nouveau, se fichant un peu de cette perspective, à vrai dire. En fait, se faire sauter -ou sauter le vampire, il y en avait beaucoup qui aimaient ça, les rapports de force faussement inversé- l'aurait beaucoup moins perturbé que devoir... se faire tirer le portrait.
- Je vais devoir passer toute la nuit à poil, allongé sans bouger? bougonna-t-il en se redressant un peu, pour s'assoir en tailleur.
Il ne faisait pas chaud dans la petite chambre, et sa peau nue était devenue plutôt sensible au froid.
- En effet.... Je vais donc réitérer ma proposition, souhaites-tu quelque chose à boire ?
Cette fois, bien qu'un brin mal à l'aise, Declan accepta un whisky. Il se résigna dans le même temps à se laisser peindre, dessiner ou gommetter par le jeune homme, qu’importe ce qu’il faisait de son image tant qu’il n’allait pas se plaindre à Siegfried de son refus de se prêter au jeu. Il n’avait rien d’autre à faire de la nuit, de toute manière…
Il renifla le verre par réflexe quand le vampire le lui tendit, avant de le porter à ses lèvres. La forte odeur d'alcool le fit saliver d'avance, et la première gorgée fut un véritable délice, réchauffant sa gorge et ses entrailles. Il ne pouvait en boire qu'en cachette, en volant une bouteille dans un salon vide ou la chambre d'un vampire endormi après avoir profité de ses services. Il aurait eu tendance à boire pour oublier, s'il n'était pas si dangereux dans sa situation de ne pas avoir en permanence toute sa conscience.
Declan avala cul-sec le reste de son verre, et ne rechigna pas quand le vampire le lui remplit à nouveau avant de partir prendre place derrière son chevalet. Tant pis si son cerveau était un peu embrumé. Ce regard posé sur lui était bien trop perturbant pour pouvoir refuser un remontant si généreusement offert.
Il était habitué aux regards envieux, concupiscents ou hautains, aux prunelles acérées qui ne le considéraient que comme de la viande fraiche ou un vulgaire défouloir, aux airs craintifs et curieux des domestiques, aux billes de glaces du visage de Siegfried, dangereusement impénétrable.
Mais le regard de ce vampire était différent. Il le sentait scruter la moindre parcelle de son corps, tout en lui donnant des consignes sur la façon dont il voulait qu'il se place. Il n'était plus qu'un corps, un matériau qu'on modelait, une marionnette en bois que l'on allait utiliser pour créer un petit bout d'art. Il n'y avait pas d'esclave, de lycan, d'être vivant qui tienne ; pour la première fois de sa vie, il ne se sentait véritablement que comme un outil, libéré des chaines qui pesaient habituellement sur lui, manipulé par un marionnettiste invisible qui se fichait bien de qui il était, dans quel bois on l'avait construit et par qui il avait été sculpté.
De plus en plus mal à l'aise, il répondait sans même réfléchir aux quelques questions que lui posait le vampire. Ce dernier lançait la conversation comme si de rien n'était, oubliant la barrière qui était censée exister entre eux, s'affairant à gestes adroits sur sa toile sans quitter le lycan des yeux.
Cette attitude en perturbait encore plus le loup-garou, qui en avait perdu son cynisme et sa mauvaise humeur, l'esprit légèrement engourdit par l'alcool. Le temps passait sans qu'il le réalise, remuant à peine pour soulager de temps en temps l'un de ses bras lorsque la position devenait trop inconfortable. Le vampire ne faisait aucune remarque, et continuait de converser comme si de rien n'était, jonglant avec ses crayons en se contenant parfaitement des vagues grognements que lui adressait souvent l'esclave en guise de réponses.
Enfin, le vampire décréta une pause et sans lui laisser le temps de protester, lui porta un troisième verre de whisky. Ignorant quelle heure il était, combien de temps avait passé et si Roxan avait bien avancé dans son projet, un peu déphasé, Declan se sentait emporté dans une ambiance étrange et surréaliste, comme dans une bulle hors du monde, où le temps n'avait pas cours.
Puis le vampire repris sa place, et tout en se saisissant d'un crayon, posa la question innocente qui déclencha tout le reste.
-Et si tu me racontais comment tu es devenu esclave ?
Comme pris dans un nuage de coton, se demandant si son verre n'avait pas vraiment été empoisonné, finalement, le lycan fut à peine surpris par la question et sans qu'il le réalise, sa langue se délia toute seule, pour la première fois depuis des années.
Les souvenirs lui revinrent en tête avec une facilité déconcertante, soigneusement ordonnés, et il n’eut qu’à faire le tri parmi ce film qui tournait dans sa tête. Il se sentait aussi réactif qu’une carotte bicéphale ou qu’un escargot paraplégique, totalement engourdi. Il ne dit bien sûr pas tout au vampire, gardant plusieurs commentaires pour lui, triant vaguement les souvenirs et les pensées qu’il préférait intime. Mais dans sa tête, une rivière fluide et rapide entrainait ses pensées…
Sa vie avait pourtant bien commencé.
Quand Declan vint au monde, il avait à priori tout pour réussir royalement et ne jamais connaître le moindre souci. Fils du mâle et de la femelle alpha d’une meute établie dans un village des Highlands, il était le plus fort des enfants de sa génération, voire même de celle au dessus, et était tout prédisposé à devenir l’alpha qui succèderait à son père. Il défia d’ailleurs celui-ci dès qu’il fut entré dans l’âge adulte, sûr de sa victoire. Par fierté paternelle et aussi parce qu’il ne voulait pas finir avec la tronche d’un steak, celui-ci s’inclina bien vite et Declan devint le nouveau mâle alpha, leader incontesté de leur petite meute. Il vécut alors une vraie vie de pacha. Si sur le début, il ne brilla pas par ses capacités de réflexions ou ses stratégies de chasses, il finit par s’aguerrir et devenir un chef un peu plus fiable et expérimenté ; sans parler du fait que chaque pleine lune semblait le rendre un peu plus fort, ses coups de poings démesurés ayant brisé plus d’une mâchoire, faisant taire tous ses éventuels rivaux. Les femmes tournaient autour de lui comme des fourmis autour d’une belle tranche de bœuf, miroitant toutes le statut de femelle alpha. Declan n’avait qu’à cligner de l’œil pour en avoir une, voire plusieurs en même temps, voire même un autre mâle pour peu qu’il ait un visage un peu fin et une belle chute de rein. La nourriture était foisonnante dans leur contrée, leur vie était paisible, loin de tout et des dangers. Bien évidemment, cela ne dura pas et comme bien souvent, leur groupement de lycans finit par attirer des vampires. Ils découvrirent leur village sans doute par hasard, et l’attaquèrent presque aussitôt en nombre. Les loups, bien inférieurs numériquement, n’avaient clairement aucune chance de lutter. Pour que la meute survive, par-dessus tout, ils préférèrent tenter la fuite que le massacre ; ce fut leur erreur, car ils s’étaient mépris depuis le début sur les intentions des vampires. Leur but n’était pas de les exterminer, mais bel et bien de les capturer. Mais Declan, resté en arrière pour couvrir les autres, ne comprit cela que quand il se retrouva avec un joli filet sur la tête. La semaine qui suivit, il l’avait lui-même plus ou moins supprimée de son propre esprit. Il ne reprit vraiment conscience que sous le jet d'eau glacée dont l'aspergea Siegfried pour le nettoyer, avant de commencer son dressage, dans cette pièce de métal froide qui le hanterait toute sa vie. Il s’était donc retrouvé l'esclave du seigneur vampire qui avait mené l’attaque, et qui s’était réservé pour lui la plus belle pièce, l’alpha. Le grand, puissant et respecté Siegfried Eisenwald. Si ses admirateurs savaient la vérité à son sujet, l’avaient côtoyé comme lui l’avait fait, tous les jours depuis tant d’années…
Les débuts furent difficiles, Declan n’ayant pas trop apprécié sa brutale chute sociale de chef de meute à jouet vivant, et pendant longtemps, le seul échange qui régna entre le maitre et l’esclave fut la violence pure. Il gardait d’ailleurs de cette époque de très nombreuses cicatrices, qui ne disparurent jamais vraiment. Celles sur sa nuque, par exemple, par-dessus le tatouage des armoiries de son maitre. Ou bien celle son abdomen. Les humiliations et les brimades se succédèrent pour mater le lycan, orgueilleux, fier, et surtout pas soumis. Mais personne ne pouvait tenir indéfiniment et au bout d’une décennie, ses défenses s’étaient craquelées de partout, comme une peinture trop vieille. Il restait impulsif et indomptable, menaçant de décapiter le vampire chaque fois qu’il en avait l’occasion. Mais il tenait trop à sa vie et à son intégrité physique, et avait peu à peu préféré abdiquer plutôt que de voir son corps partir en morceau et finir en homme tronc qui ne pouvait plus rien faire d’autre que de crier quand on le prenait à sec par derrière.
Le colosse avait courbé l’échine. Declan était donc devenu obéissant. Certes, il rechignait toujours avant de s’exécuter, mais tous les êtres vivants ont un seuil de tolérance à la douleur et le sien avait été pulvérisé depuis longtemps, si bien qu’il finissait toujours par céder quand il sentait qu’il ne pourrait pas supporter plus longtemps les coups divers qui pleuvaient sur lui. Ses utilités étaient diverses, à vrai dire ; la plupart du temps, il servait de simple jouet sexuel, de garde manger ou de défouloir au vampire, qui le prêtait régulièrement à ceux qui le voulaient pour entrer dans leurs bonnes grâces. Mais il lui arrivait aussi de servir de simple compagnie ou de serviteur à son maitre solitaire, ou bien d’instrument vivant de torture et de punition, les nuits de pleine lune. Il ne comptait plus les esclaves terrorisés qu'il avait dévoré comme de vulgaires lapins, une fois transformé. Son maitre l’emmenait toujours avec lui en voyage mais le lycan se trouvait alors enfermé dans une solide boite, histoire de ne pas lui donner des envies de liberté en le laissant apercevoir un arbre ou un caillou. Pour la même raison, on te tenta jamais de l’intégrer dans une meute de lycan domestiqué, et ses rapports avec les siens devinrent rares, exceptés avec d’autres esclaves comme lui. Enfermé dans une cage quand il se montrait trop violent, simplement enchainé par le cou quand son humeur s’apaisait, il n’avait jamais le droit de se rendre à l’extérieur, tout au plus de déambuler dans les couloirs pour travailler avec les serviteurs, ou de suivre sans rechigner dans leurs appartements les vampires qui avaient envie de profiter de ses faveurs. Il en nourrit une profonde rancune envers leur espèce et en tout particulier envers son maitre, mais étrangement, développa aussi une certaine forme de respect pour celui-ci. Au fil du temps, leur relation s’adoucit, sans toutefois devenir cordiale ; mais Declan devait avouer qu’il éprouvait une sorte de considération pour cet homme qui avait presque réussi à le briser, et lui avait enfoncé sa fierté bien profond, dans une zone que la décence interdit de nommer. Ou bien était-ce un simple syndrome de Stockholm ?
Et voilà où il en était, à présent, à raconter sa vie à un vulgaire vampire qui n'en avait sans doute rien à faire, traçant de petits traits neveux sur sa toile à mesure qu'il dessinait.
Se sentant tout à coup un peu stupide, Declan se racla la gorge et retint une furieuse envie de se faire la malle. Il se trouvait ridicule dans cette situation, cul nul devant une sangsue qui se prenait pour un peintre, allongé sur les draps blancs artificiellement défaits.
- Tu n’as jamais tenté de t’échapper… ? demanda alors Roxan, les yeux rivés sur sa toile, ne semblant pas avoir remarqué son trouble.
Surpris et décontenancé, Declan secoua vaguement la tête.
- Des dizaines de fois… Mais il trouvait toujours quelque chose pour m’empêcher de fuir ou me rattraper…
Colliers avec détecteurs, clôtures insurmontables, meutes entrainées et en surnombres autour du domaine… Toutes ses tentatives de fuites s’étaient soldées par un échec.
- Quand il en a eu assez, pour me faire comprendre…
Declan se gratta vaguement la gorge au dessus de son collier, un vieux tic qu’il ne parvenait pas à quitter.
- Eh bien, il m’a fait cette cicatrice, sur le ventre… conclut-il avec un petit sourire goguenard, reprenant de son assurance malgré le souvenir désagréable, la plaie ancienne le picotant étrangement à son évocation.
Les chandelles avaient beaucoup fondu, et Roxan avait déjà dû se lever plusieurs fois pour en changer quelques unes, afin que la lumière sur la peau blanche du lycan ne varie pas trop. Il se redressa pour réitérer la manœuvre, le visage fermé par la concentration.
- Et tu n’as jamais tenter de le tuer… ? Ou d’aider l’un de ses rivaux à le faire… ?
Declan se renfrogna un peu, faisant mine d’hausser les épaules avant de soupirer.
- J’ai essayé, au début. Mais il est bien trop fort… Et maintenant…. Sa mort serait encore pire. Ses ennemis ne se gêneraient pas pour s’approprier tout ce qu’il possède, moi compris, ricana-t-il légèrement. Et pour trouver un maitre qui tient autant que lui à ses affaires…
Tout à coup, le regard de Roxan s’illumina d’une étincelle amusée, presque méprisante. Declan en fut surpris, d’autant plus déstabilisé qu’elle fut très brève, comme une apparition furtive avant que le masque ne se remette en place.
- Est-ce que ça ne serait pas plutôt la liberté qui te ferait peur, après tant d’années d’enfermement… ? Tu es son esclave depuis trente ans, c’est ça ? Après tant de temps…
Il rit d'un ton léger.
- Tu dois être totalement incapable de prendre une décision par toi-même…
Touché en plein cœur, Declan ne trouva rien à répondre.
--
Il ne frappa même pas à la porte de Siegfried, l’ouvrant en poussant un soupir las.
L’aube n’était plus très loin, et il n’y avait qu’une petite veilleuse allumée dans la chambre, sur la table de chevet. Allongé sous les draps, le dos callé dans un large et confortable oreiller, son maitre lisait un vieux livre dans le silence le plus parfait, attendant sans doute son retour avant de s'endormir.
Il leva les yeux par-dessus son ouvrage, et lui adressa un petit sourire cynique. Presque le même que celui de Declan.
- J’ai cru que tu allais découcher. Qui est-ce qui t’as retenu si longtemps ?
Le loup-garou referma la porte à geste las, avant d’esquisser un sourire narquois. C’était étrange de voir comme ils avaient pris les mimiques de l’autres, après tant d’années à se fréquenter. Un marionnettiste insufflait son âme dans le jeu de son jouet, mais est-ce que la marionnette ne pouvait pas aussi finir par influencer celui qui la manipulait ?
- Ton nouveau fan me préfère à toi, fanfaronna-t-il avec son éternelle expression goguenarde. Il a voulu me dessiner, ou un truc du style, j'ai pas regardé… mais il t’a quand même offert un cadeau, tu vois qu’il est gentil ? Toi qui pensais qu’il allait me cuisiner pour trouver ton point faible…
Il lui lança l’objet qu’il tenait jusque là le long de son corps. Lâchant vivement son livre, Siegfried l’attrapa avec adresse et l’examina en arquant élégamment l’un de ses sourcils blonds.
- Du vin ?
Declan se tint debout devant la porte, les bras croisés sur son large torse. Sa cage lui faisait de l’œil, les barreaux d’argent brillant sous la lumière orange de la veilleuse, alors qu’il devinait dans la pénombre le tas de vêtements qui lui servait de matelas, délicieusement tentant après cette longue journée.
Dans un petit «plop », Siegfried fit sauter le bouchon de la bouteille, et l’avança vers son nez pour en humer le parfum. Puis un dangereux sourire se fendit sur son visage princier.
- Du vin aromatisé… au sang humain, conclut-il en refermant la bouteille. Comme c’est charmant.
Declan ricana, devinant quelles devaient être les pensées de son maitre. Sans se défaire de son sourire, ce dernier reposa la bouteille sur le chevet de son lit. Mais avant qu’il ne la lâche, dans un tintement polaire, une épaisse couche de givre recouvrit tout à coup le verre sombre, comme s’il avait profondément gelé.
- Il le connaît déjà, ton point faible, se moqua Declan en s’avançant enfin vers sa cage.
Si les lycans alphas possédaient certains dons assez pratique, il en était de même pour les vampires de sang-pur. Il était de notoriété commune que celui de Siegfried, collant parfaitement à sa personnalité, était de pouvoir transformer la moindre parcelle de son corps en glace et de fait, de pouvoir geler tout ce qu’il touchait.
Un don aussi pratique que redoutable. Cette armure de glace qu’il pouvait faire surgir à tout instant le protégeait en toute circonstance, le rendant désespérément invincible pour un simple lycan comme Declan. Quant aux moyens de tortures qu’ils représentait… L’esclave ne préférait même pas y penser, haïssant à présent ce froid qui ne l’avait jamais dérangé, durant sa vie d’homme libre.
Peu de gens en revanche connaissaient le secret de toutes les actions de Siegfried. Pourquoi était-il si passionné par les lycans, si doués à les martyriser, les briser, les soumettre ? Cela dépassait la haine héréditaire entre leurs peuples. Quand il était en présence d’un lycan sauvage, le si poli, hypocrite et civilisé Siegfried devenait une bête plus effrayante encore que le pauvre loup-garou qui avait eu le malheur de croiser sa route.
Siegfried sourit, quelques ombres étranges se dessinant sur son visage alors qu’il fixait la bouteille gelée, sans faire signe à son esclave de le rejoindre. Il n’avait pas vraiment envie de ses services, ce soir, préférant rester seul avec ses pensées amusées. Declan referma donc la porte de sa cage, et se laissa tomber en soupirant sur le tas de vêtement qui en jonchait le sol, fermant les yeux et se roulant en boule.
Si cet arriviste de Roxan pensait pouvoir tuer son maitre, il se mettait le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Il ne pourrait jamais rien faire, à peine effleurer l’un de ses cheveux, et cela, même s’il avait découvert que Siegfried était violemment allergique au sang humain.
--
Une vague de plaisir lui traversa les reins, le fit délicieusement gronder, et il se mordit la lèvre jusqu’au sang pour se retenir de gémir. Sous son corps, entre ses cuisses, il sentit Siegfried se contracter lui aussi et échapper un léger son de délivrance.
Son cerveau s’embruma délicieusement et pendant un petit instant, il oublia tout, jusqu’à ce que la pression retombe.
Haletant, Declan resta sonné quelques seconde avant de reprendre ses esprits, et se dégager sans demander son reste. Tanguant un peu sur ses deux jambes et grimaçant de la douleur musculaire qui le lançait, il ignora le rire de Siegfried qui tinta désagréablement à ses oreilles, sans doute amusé par la fuite éclair de son esclave.
Le loup garou s’enferma dans la cabine de douche, alluma l’eau chaude à la puissance maximum et resta là jusqu’à ce que sa peau devienne rouge comme celle d’un homard. La petite pièce s’emplit bien vide d’une vapeur chaude et collante, dessinant de la buée sur les miroir et les vitres. Siegfried détestait la chaleur et n’entrerait pas dans la salle de bain avant un petit moment, lui laissant tout le temps de décompresser, se vider la tête, chasser la honte et l’amertume qui le gagnaient après le vide enivrant du plaisir.
Il décida dès qu’il coupa l’eau chaude qu’il était grand temps qu’il se trouve une cachette digne de ce nom.
Le salon et la bibliothèque étaient bien trop fréquentés. Dans tous les endroit où ils allaient, Declan s’était toujours trouvé un endroit plus tranquille et isolé dans lequel se réfugier en cas d’urgence. Cela énervait souvent Siegfried, qui avait horreur de devoir le chercher quand il avait besoin de lui, mais cela permettait aussi parfois à l’esclave d'éviter de servir trop souvent de punching ball d’urgence.
Sieg se trouvait devant la porte lorsqu’il sortit de la salle de bain, et ne retint pas sa grimace en apercevant le nuage de vapeur qui surgit derrière son esclave. Ce dernier ne s’en formalisa pas et alla directement chercher des vêtements dans sa cage, alors que son maitre rentrait dans la salle d’eau en soupirant, recouvrant déjà son corps de glace pour faire baisser au plus vite la température étouffante.
Puisqu’il ne lui lança aucune consigne particulière avant de disparaître, Declan en conclut qu’il avait quartier libre.
--
La petite trappe grinça un peu, et Declan dut pousser pour qu’elle s’ouvre entièrement. Il se hissa à la force de ses bras et posa un genoux sur le plancher, soulevant un épais nuage de poussière. Le jour mourant perçait le toit en de nombreux endroits, laissant pénétrer un tout petit peu de lumière qui lui permit d’évaluer les lieux.
Il avait repéré cette trappe quelque jour plus tôt, alors qu’il suivait Roxan pour gagner ses appartements, flânant le nez en l’air pour marquer sa contrariété. Cette découpe dans le plafond l’avait intrigué, et après avoir remarqué que le jeune vampire logeait au tout dernier étage, il en avait déduit qu’il devait s’agir d’un accès à un grenier, ou quelque chose du genre.
Gagné. Il se trouvait sous une toute petite partie des combles, basse de plafond et presque au bord de la pente du toit. Il ne pourrait certainement pas y tenir debout, mais les lieux avaient l’air inoccupé depuis longtemps et relativement oubliés par les domestiques, peut-être au profit d’un grenier plus vaste et accessible.
Il décida que c'était l'endroit idéal.
Le sol était jonché de caisses poussiéreuses et vides de tout contenu. Refermant prudemment la trappe derrière lui, Declan fit rapidement le tour de l’inventaire, se retenant d’éternuer plusieurs fois à cause de la poussière.
Après quelques petits mètres, arrivé tout au bout de l’étroit réduit, il décida de rompre quelques tuiles moisies pour faire entrer plus de lumière et surtout, pouvoir mettre un grand coup de balai.
Satisfait de ce qu’il avait découvert, il redescendit prudemment en vérifiant que le couloir soit bien vide, et partit chercher les quelques affaires dont il avait besoin.
D’abord, il ramena un balai et un stock de chandelles dérobés dans un placard à la porte « accidentellement fracturée ». Il lui fallait agir vite, avant que la nuit tombe et que les vampires ne sortent, rendant alors difficile son appropriation des lieux. Il priait d’ailleurs pour que, comme il le lui semblait, ces combles ne dominent que des pièces vides et non pas des chambres occupés, sinon quoi les locataires risqueraient de s’inquiéter des bruits de pas suspects.
Il ôta le plus gros de la poussière en crachant ses poumons, la gorge écorchée par tant de fumée, mais fut plutôt satisfait une fois terminé que l’air soit redevenu respirable dans sa nouvelle cachette. Il répara le toit comme il put, et prévoyait déjà de dérober un stock de casseroles pour pouvoir pallier aux éventuelles fuites que laissaient présager les nombreux interstices qu’il voyait au plafond. Il déménagea aussi quelques caisses pour s’aménager un petit coin tranquille et quand il fut satisfait, repartit pour un troisième et dernier voyage.
Le plus dur fut de retourner discrètement dans la chambre de Siegfried, pour y récupérer l’objet qu’il cachait précieusement dans son tas de vêtements. Une fois ceci passé, il n’eut aucun mal à aller voler des outils, des couvertures et surtout, un vieux matelas oublié dans une chambre en plein travaux. Ce dernier fut d’ailleurs particulièrement ardu à faire passer par la trappe du plafond, mais il y parvient après de longs efforts, et s’affala sur lui sitôt la trappe refermée pour savourer sa nouvelle tranquillité.
Ici, Sieg ne le trouverait pas avant un long moment.
La nuit était tombée entre temps et il dut allumer une bougie pour se faire un peu de lumière. Là, sous la flamme chaude et vacillante, il empila les quelques couvertures et vêtements qu’il avait glané pour les fourrer dans une caisse vide, en guise de meuble de rangement. Et, précieusement, il sortit en tout dernier un joli coffret de bois ouvragé, qui paraissait minuscule et fragile entre ses grandes mains de lycan.
Assi sur le matelas, Declan l’ouvrit presque religieusement.
Le coffret en lui-même n’était pas tellement important. Une vampire un peu trop théâtrale le lui avait offert « en souvenir d’elle », et pour le remercier de ces services. Pas vraiment réjoui à l’idée d’être payé en nature pour quelque chose qu’il était forcé de faire, Declan avait d’abord décidé de le jeter, avant de préférer le garder comme boite à trésor.
Il y avait toutes sortes de babioles à l’intérieur, des bijoux de pacotilles ou des petits papiers roulés, cadeaux d’esclaves avec qui il avait pu tisser de légers liens d’amitié, quelques photos des Highlands découpés dans des livres de diverses bibliothèques, une carte de l’écosse volée dans un atlas. Et tout en dessous, soigneusement enroulés dans une chute de velours sombre, deux gros bracelets d’argent massif, gravés de motifs d’inspirations gaéliques.
Il les effleura du bout des doigts, portant l’autre main à son collier trop grand. C’était eux qu’il portait autrefois pour maitriser sa force, quand il était libre. Son don d’alpha était un peu handicapant dans la vie de tous les jours ; sa meute avait fini par râler le jour où il n’avait plus pu ouvrir une porte sans l’arracher de ses gonds, et ils s’étaient tous concertés pour lui offrir ces deux bijoux, et lui permettre ainsi de maitriser sa force.
Il ignorait si Siegfried avait fait exprès ou non de les laisser trainer à sa vue, quelques années après l’avoir capturé. Declan les croyait perdu à jamais, évaporé, comme tout le reste de sa vie passée. Peut-être était-ce un moyen pervers de redonner un peu de hargne à son esclave, qui se laissait bien trop aller à ce moment là ? C’était l’une de ses nombreuses astuces pour éviter que ses esclaves ne perdent trop vite l’envie de vivre, et se laissent simplement dépérir. Toujours leur laisser une petite fenêtre ouverte, aussi minuscule soit-elle, pour aspirer de microscopiques goulées d’oxygène et reprendre un peu de courage et d’espoir.
Le lycan n’avait jamais rien su de la vérité mais dès lors, avait toujours conservé près de lui ces deux derniers vestiges de sa vie passée.
Un instant, il fut tenter de retirer son collier pour les passer à ses poignets, malgré leur âge, et la légère oxydation qui les entachaient en dépit de tout le soin que mettait Declan à les garder intact.
Il lui suffisait de glisser l’index sous le collier, de chercher sur le côté intérieur le très délicat mécanisme, de le presser du bout de l’ongle…
Son envie s’évapora en quelques secondes à peine, remplacé par une angoisse surgie de nulle part. Oui, Siegfried avait soigneusement attendu avant de lui révéler comment ôter son collier. Il avait guetté le moment où il serait certain que Declan ne tenterait plus de s’évader, terrorisé par la simple idée de retrouver sa liberté.
Il referma vigoureusement le coffret et l’enfouit au plus profond de la caisse en bois, sous les vêtements et les couvertures.
La gorge nouée, les yeux le brûlant, il souffla la bougie et se roula en boule dans l’obscurité, laissant sa peine déborder. Il sentait le vent souffler sur le toit, les oiseaux de nuit commencer à s’éveiller, le battement frénétique de leurs ailes passant quelques fois tout près de sa cachette. Sans un bruit, il s’enveloppa dans la chaleur d’une couverture pour se protéger de la fraicheur nocturne.
Les mots de Roxan lui avaient fait très mal, l’autre jour, bien plus qu’il n’aurait voulu se l’avouer. L’accablement l’envahissait chaque fois qu’il y repensait, lui faisant jeter un regard horrifié sur sa vie passé, comme s’il ouvrait enfin les yeux après tant d’années à jouer au désintéressé.
Combien de temps encore est-ce qu’il allait tenir comme ça, se laisser porter par le courant sans plus tenter de se rattraper aux branches ? Il se sentait chaque jour un peu plus las et fatigué de cette vie méprisable. Son masque de cynisme s’effilochait, le désintérêt qu’il arborait comme bouclier était en train de tomber en morceaux. Le mâle alpha était bien loin, son orgueil et sa puissance d’autrefois n’étaient plus que de vieux souvenirs.
Sa meute ? Les rares nouvelles qu’il avait eu de ceux qui comme lui, s’étaient fait capturer, n’avaient rien d’engageantes. Quant aux autres, ceux qui s’étaient enfuis, cachés dans les montagnes, même s’il s’évadait, il lui faudrait chercher des années entière avant de retrouver leur trace.
Il n’était plus rien qu’un pauvre jouet en train de s’user.
Une simple marionnette qui pendait au bout de ses fils, qui n'arrivait plus à penser par elle même, tellement asservie qu'elle n'était même plus capable de nouer un autre type de relation avec quelqu’un qu’un rapport de soumission et d’esclavage.
Une simple poupée de chiffon qui était terrorisée à l'idée de redevenir libre, un jour.
Un très léger sanglot s’étouffa dans la nuit.
_________________________________________________________________________________
Voilà, je vous remercie d’avoir lu jusqu’ici, en espérant que vous avez apprécié ! ^^ (Champi, Nyny, Toug, désolée pour la longueur *3* ) Dans tous les cas, n’hésitez pas à me laisser un petit mot pour me dire ce que vous en avez pensé, en positif comme en négatif. : )
Cette fic fera sans doute l’objet d’une sorte de suite, basée sur le personnage de Shiro, un peu plus tard… Si l’univers vous a plu, n’hésitez pas à faire un petit tour sur le forum d’House of Desir, sur lequel je joue ces personnages :D
Ces personnages me tiennent assez à cœur, depuis le temps que je les joue, et j’avais envie depuis très longtemps de pouvoir aborder leur relation dans une fiction, plutôt qu’à travers un rp. Le thème de ce concours s’y prêtait particulièrement, alors je me suis lancée. :p J’espère avoir réussi à partager avec vous mon affection pour eux…
Sur ce, merci encore d’avoir lu et à bientôt, j’espère : D
|