Une nouvelle journée.
La musique se fraye doucement un chemin dans les brumes que Morphée fait encore peser sur moi. Elle pénètre mes songes, s'y intègre, comme si elle avait toujours été là ; comme si mes rêves défilaient au rythme qu'elle leur imposait. Je ne cherche pas à comprendre ce que murmure la voix roque du chanteur. Je suis simplement bien, lovée sous le draps qui me sert de couverture. De toute façon, j'ai le temps, le vrai réveil ne sonnera pas avant une demi heure. Ce laps de temps est mon favori. Encore engourdie de sommeil, je ne pense à rien, me laissant bercer par le petit bruit de fond que crée la radio. Je n'ai pas encore envie de rejoindre la réalité. A dire vrai, je ne ressens jamais cette envie. Elle n'est qu'image fade, alors que mes rêves, certes angoissants à certains moments, sont si colorés. Je me recroqueville un peu plus, serrant mes genoux contre ma poitrine, et oublie que d'ici quelques minutes, cette cotonneuse rêverie s'envolera à coup d'une stridente sonnerie. Oui, d'ici quelques minutes.
Je ne dors plus vraiment, figée dans l'attente de ce signal qui annoncera le début d'une nouvelle journée. La même qu'hier. Je n'ai pas envie d'y penser et essaye de retrouver les sensations joyeuses qui m'enveloppaient il y a peu. Il est trop tard. La nuit s'est retirée, emportant avec elle, les dernières traces du simple bonheur qu'elle m'avait offerte. J'entends déjà mon portable vibrer et une voix horripilante raisonne dans la pièce. Je m'empare de cet instrument de torture et mets, dans un geste agacé, terme à ce boucan diabolique, puis le laisse tomber sur le lit avec négligence. C'est fini. Allongée sur le dos, je m'étire, l'échine cambrée et les poings serrés sur ma couverture. J'ai encore dix minutes avant d'avoir l'urgente obligation de poser mes pieds sur le carrelage froid – oui, je fais sonner mon réveil toujours en avance – et me saisis de mon paquet de clopes qui traine dans le tiroir de l'armoire, me redressant dans le lit. Je sais, c'est mal de fumer à jeun, mes amis ne le disent que trop souvent. C'est mal de fumer tout court, en fait. J'entends encore mon père me lancer un « Espèce de toxico » mi-amusé mi-réprobateur. Qu'importe. Je coince le bâton de nicotine entre mes lèvres et approche mon feu. J'adore la sensation que ça me procure. J'ai l'impression que mon corps se transforme en coton. Une douce léthargie s'empare de moi et je ne suis plus capable de bouger que mon bras, et mon cerveau engourdi cesse de fonctionner.
La radio est toujours allumée. Ça va être l'heure des informations. Je daigne enfin tendre l'oreille et lui prêter attention. J'écoute sagement, tout en sachant que, d'ici quelques heures, j'aurais tout oublié des horreurs qui se sont produites dans le monde. Enfin, ça me donne bonne conscience. Genre, je suis une fille sérieuse que s'intéresse à ce qu'il se passe. Avec un peu de chance, au détour d'une conversation, je pourrais caser mon « Ah oui, c'est vrai. J'ai entendu ça ce matin aux infos. ». Ça donne tout de suite une bonne image de toi, de la fille qui a de l'intérêt pour tout. La bonne blague. Comme c'est si bien dit, c'est juste une « image ».
Bref, maintenant que c'est fait, faut vraiment que je me bouge. Rejetant la couverture et quittant la chaleur des mes draps, je me dirige vers ma salle de bain, si l'on peut appeler ça comme ça, sachant que je vis dans un seize mètres carré. L'image que me renvoi le miroir n'est pas très jolie. Un visage fatigué, le teint pâle. Je passe mes doigts sous les yeux en un espoir fou de gommer les cernes, puis abandonne la partie – c'est peine perdue – et me glisse sous la douche.
L'eau me brûle la peau, c'en est presque douloureux, mais je ne baisse pas la température, m'oubliant quelques instants sous le jet puissant, le menton brandit en avant. J'ai toujours l'impression que ce liquide brûlant pourrait tout effacer : les blessures, les masques. Juste comme ça. Juste en ruisselant sur mon corps. Mais ce n'est que douloureuse illusion qui disparait tandis que je passe mécaniquement la serviette sur mes membres.
Je m'assois à la table, une tasse de café fumant devant moi, enveloppée du tissus humide. C'est ma drogue à moi. Il m'arrive parfois en boire plus d'un litre en espace d'une après midi. C'est mal, me dit-on. Je m'en fou. Leurs mots sonnent creux. Les gens ne se préoccupent pas vraiment de moi, ne disant cela que par pur réflexe. Je bois tranquillement, une seconde clope coincé entre les doigts. Je ne mange toujours pas, mon estomac refusant l'intrusion d'un quelconque aliment. Puis il faut se préparer.
Je laisse tomber la serviette à mes pieds, face au miroir. Je déteste le nu qu'il me renvoi. Ce ventre, pas gros, mais légèrement rebondi ; ces hanches trop larges à mon goût ; cette poitrine pleine, que nombreuses jalouse, mais qui m'insupporte. Oui, je déteste et pourtant je regarde. Je ne sais pas vraiment pourquoi. J'y cherche peut être l'explication de mon mal. Je ne hais pas vraiment mon physique. Au fond, je suis quelconque. Pas moche ; pas resplendissante. Je suis juste Mademoiselle tout-le-monde. J'inspire un grand coup et me détourne. Non, vraiment, je n'aime pas me voir nue. Pudeur d'une vierge farouche ? Ha ha. Si seulement.
J'enfile un short pardessus un collant sombre et complète le tout du premier t-shirt trouvé dans l'armoire et me positionne une nouvelle fois devant la glace. C'est un peu mieux. D'un trait noir je souligne mon regard bleu et passe une main dans les cheveux encore humides. Les boucles brunes retombent en désordre sur mes épaules. Il y a bien longtemps qu'elles n'ont pas connu la caresse d'une brosse et c'est très bien ainsi. L'ensemble me semble convenable. Je fais quelques sourires, me préparant pour la journée qui va suivre. Toujours paraître heureuse, insouciante et un peu naïve. Mon visage peint doucement les traits de ce masque. Parfait. Je suis même presque jolie. J'attrape mon sac et passe la porte, la claquant derrière moi.
La fraicheur du matin finit de me réveiller totalement, tandis que j'avance d'un bon pas pour aller attraper mon bus. Quelques personnes se retournent sur moi. Si énergique dès le matin ? Non. Je vais vite pour ne pas avoir l'occasion de faire demi-tour et aller m'enfermer dans cette chambre triste et impersonnelle.
Hop, un joyeux « Bonjour ! » lancé au chauffeur et je m'assois sur un siège libre. C'est le moment que j'aime le moins. Mon masque de petite fille vive et mignonne a tendance à s'effriter, tandis que le paysage morne défile devant mes yeux. Je ne me reprends que lorsque je surprend le reflet de mon visage grave dans la vitre. Non. Non. Je suis joyeuse et naïve. Je souris.
Ma fac se présente devant moi. Je descends du bus, légère, et aperçois sur les marches un de mes bons potes. Enfin... lorsqu'on est en période scolaire. Pendant les vacances, c'est silence radio des deux côtés. Qu'importe. Je me pose à côté de lui.
« Hey, Sarah ! Ça va ? »
Je lui offre mon plus beau sourire avant de répondre.
« Super, même si j'ai grave la flemme d'aller en cours. Et toi ?
-La même. Mais bon, voyons le bon côté des choses. On a que quatre heures et après c'est le week end !
-On ira boire un coup, tout à l'heure ? »
Il hoche la tête en un « Carrément ! » joyeux, avant de me préciser qu'il a plein de trucs à me raconter. J'éclate de rire. J'adore ce garçon et l'envie en même temps. Il a une vie, lui. Moi, je n'ai jamais rien à dire. Rien de palpitant ne se passe dans ma morne existence. Chaque jour se ressemble. Par contre, je dois toujours rester sur mes gardes en la présence du garçon. Il a tendance à facilement percer la carapace dans laquelle je me terre. Il ne dit rien, bien sûr, mais je sais bien qu'il voit que la vrai moi n'est que rarement présente. Enfin, si. Il me l'a fait remarquer un jour, me faisant promettre de faire des efforts. C'est ce que j'ai fait. Je joue maintenant la comédie bien mieux qu'avant.
La journée a défilé bien plus vite que prévu et nous voilà assis à la terrasse d'un café à fumer des clopes et boire des coups. Je ris aux éclats tandis qu'il me raconte ses mésaventures. On parle du dernier film qu'on a vu. On « clash » sur la fille la plus haïs de notre promo. C'est assez agréable. J'ai l'impression de me sentir enfin un peu vivante, mais c'est de courte durée. Ses amis le rejoignent et la conversation prend un autre tournant. Je n'arrive pas à m'intégrer. Je ne sais pas de quoi ils parlent. Mon ventre se tord douloureusement, tandis que je m'efface. Ça a toujours été ainsi, dès que je me retrouve dans un groupe, je perds tous mes moyens. Je ne parle plus, me contentant de sourire bêtement, les yeux dans le vague et à chercher le moyen le plus rapide de fuir. Aujourd'hui, je ne trouve pas. Je lui avais dit – quelle conne – que j'étais libre. Je me sens seule, assise là, au milieu de ces gens. J'espère un miracle et, chose surprenant, il se manifeste sous forme d'un texto.
« Salut, poulette. J'espère que t'as pas oublié qu'on se retrouve d'ici deux heures chez moi. A tout à l'heure ! »
Si. J'avais oublié. Enfin, si ça me permets de m'échapper... Je me lève et fait un signe de main à tout le monde – ils n'en ont rien à foutre, je sais – et m'éloigne.
Je rentre chez moi et me pose, regardant les minutes filer en trainant sur l'ordinateur. Le but recherché est atteint : je suis en retard. De dix minutes. De vingts minutes. De trente minutes. Le portable serré entre les doigts, je ne cesse de regarder si j'ai des messages. Vont-ils s'inquiéter pour moi ? Me demander quand j'arrive ? Le sms tant attendu ne vient pas. J'ai pourtant tant besoin qu'on fasse attention à moi, qu'on remarque mon absence. Mais non. Encore et toujours cette désagréable sensation dans le creux de mon ventre. L'impression de n'être importante pour personne. J'ai envie de pleurer, mais au lieu de ça, je me lève pour aller rejoindre ces personnes que naïvement je vois comme mes meilleurs amis. A tort ? Je ne sais pas. J'ai juste besoin d'y croire, pour me sentir un peu moins mal. Pour me sentir un peu moins seule.
Quand j'arrive, la fête bat déjà son plein. Ils rient et dansent. Sans moi. J'entre en souriant et lance une réflexion amusée sur leur état plus que second. Ils me répondent par un simple « Hey, Sarah ! Tu veux une bière ? », comme si de rien n'était. J'en prends une et la vide aussi sec, cherchant à noyer dans cette boisson âcre toute ma rancœur. C'est la première d'une longue série. Comme si j'avais besoin de boire pour exister aux yeux des autres. A vrai dire, j'ai tendance à croire que c'est le cas. Tout doucement, je commence à ne sentir plus rien : ni ma langue, ni mes lèvres. Je me mets à rire pour un rien. Je danse. Je dis des conneries. Enfin on me voit.
Je suis juste pitoyable et cette sensation d'être là n'est que douce illusion.
Alors je réalise enfin. Je suis transparente. Je n'existe pas. Pour personne. Les larmes me brûlent les yeux, tandis que je fuis cette joyeuse cohue. De retour chez moi, je m'effondre, le cœur serré et la respiration courte. J'ai tellement mal. Je voudrais hurler que j'existe. Regardez moi ! REGARDEZ-MOI ! J'ai tant besoin d'avoir un peu d'importance pour quelqu'un. Mes larmes coulent le long de mes joues en de petits ruisseaux salés. Elles s'écrasent sur mes bras, sur mes cuisses, mouillant mon t-shirt au passage. L'air me manque ; je suffoque. Ouvrant grand la bouche, j'essaye de calmer cette respiration qui s'emballe.
Je m'étends sur le lit, mes épaules secouées de sanglots. La blessure qui me ronge et encore un peu plus grande. C'est ainsi que se termine la journée. Comme hier. Comme les précédentes.
J'attrape mon portable dès le réveil. Pas de message. A quoi je m'attendais ? Personne ne s'est rendu compte de mon absence. Ce n'est pas grave. Ça n'a pas d'importance. Je sais très bien que je leur sourirais heureuse, la prochaine fois que l'on se verra, comme si de rien n'était, parce que je n'existe plus. Seul le masque reste et le léger vide dans le fond de ma poitrine.
Je ne suis plus que pantin. Je suis morte. Regardez moi sourire : c'est le dernier cadeau que je vous offre. Vous n'avez pas besoin de plus et moi, je n'ai plus rien d'autre.
Une nouvelle journée qui commence. La même qu'hier. La même que les autres. |