Eternelle
Mon visage se trouve coiffé d’une bien étrange sensation lorsque je m’éveille ce matin. Mes lèvres sont gercées, désespérément sèches, et ma langue pâteuse repose inerte au fond de ma bouche. La vue trouble, je voudrais me frotter les yeux mais mes mains, mes bras tout entier refusent de m’obéir ! Ils reposent devant moi, comme cimentés sur mes genoux… Je tente alors à nouveau l’expérience mais plus je force, plus il me semble que mes membres sont faibles et flasques. Il me semble qu’ils se craquellent… J’essaye alors d’humidifier mes lèvres, mais en vain ! Mon visage est rigide, comme découpé dans la pierre, sculpté dans la cire. Désespérée, j’attends que ma vue s’éclaircisse sans même pouvoir battre des paupières. Je reste ensuite muette de stupeur devant le décor qui s’offre à moi. N’aurais-je pas dû être au fond de mon lit, comme tous les matins ? Devant mes pupilles écarquillées se trouve le salon de ma maison. Malgré la pénombre, je discerne ça et là une chaise, un bibelot éclairés par le rayon de soleil matinal.
La lumière est soudainement allumée et l’espoir emplit tout mon être. Qui que ce soit, il allait me voir et me délivrer ! Mon père, suivi quelques secondes plus tard de ma mère entrent dans la pièce, la mine encore ensommeillée. Si j’avais pu sourire, ç’aurait été jusqu’aux oreilles ! Je veux alors crier, leur signaler ma présence, mais ma voix reste coincée au fond de ma gorge, refusant de libérer le moindre son. Je veux alors pleurer, mais aucune larme ne vient fleurir au coin de ma paupière… Impuissante, je les regarde prendre leur petit déjeuner. Tout aussi amorphe et désemparée, je suis mon frère du regard, qui s’attable peu après à leurs côtés.
C’est alors que je la vois.
Elle a de longs cheveux noirs et raides, des petits yeux tout aussi sombres, et des lèvres aussi fines que claires. Elle est grande et marche le dos vouté, je distingue quelques tâches de rousseurs dispersées sur sa peau blême.
Cette fille, c’est moi ! Je suis elle ! Je faillis vomir devant cette abomination, cette innommable atrocité. Qui est-elle pour me voler mon apparence, mon corps ? Scandalisée, je la regarde prendre place en face de ma mère comme si de rien n’était. Je la vois ensuite discuter, tantôt avec mon père, tantôt avec mon frère. Du moins je le pense : je discerne très nettement leurs lèvres bouger, mais aucun son ne parvient à atteindre mes tympans. Je voudrais leur hurler que cette usurpatrice n’est pas moi, je voudrais hurler à m’en écorcher les cordes vocales. Ne voient-ils pas la supercherie ?!
Seule, immobile malgré moi, j’attends. Un à un, ils sortent de la maison pour aller travailler. Mes parents partent en premier, mon frère à leur suite. Mon double – ou clone, je ne sais pas trop, disons l’autre, en dernier. Mais avant cela, l’autre a légèrement tourné la tête vers ce qu’il reste de moi, et le sourire qui a alors fleuri au coin de sa lèvre m’a glacé le sang. Elle m’a regardé – oh oui, au plus profond de mes iris ! et ce regard me rassure presque : j’existe bel et bien, je ne suis pas un fantôme ! Du moins je l’espère au plus profond de moi-même. Après tout, si je suis un fantôme, n’est-il pas normal qu’elle puisse me voir, puisqu’elle est moi ? Perdue dans ces pensées incohérentes, je ne l’ai même pas vue quitter les lieux.
Une fois seule, j’essaye de réfléchir correctement, d’aligner mes pensées dans un ordre rationnel. J’arrête tout d’abord de me débattre, cela m’étouffe et me donne le tournis. J’observe le décor autour de moi, ou plutôt j’essaye puisque je ne peux évidemment tourner la tête. J’estime alors me trouver à un peu plus d’un mètre cinquante du sol, car la grande table du salon se trouve sous moi. En face de moi, le buffet. Dans ce cas, qu’y a-t-il à son opposé ? A mes côtés, je devine une porte laissée entrouverte, j’en discerne la poignée. Mais j’ai beau réfléchir, me malmener les méninges, je ne me souviens pas qu’il y ait jamais eu un quelconque objet en face de ce buffet. A part un tableau. Un tableau…
Le mot tourne continuellement dans ma tête sans que je n’en comprenne la raison. Sans vraiment comprendre, j’essaye de me rappeler de ce qu’il représente. Une jeune fille somme toute assez banale, assise au bord d’un lac limpide. Le ciel est mouvementé, torturé, contrastant avec son visage doux. Après un silence, je comprends alors la vérité dans toute son horreur. Tout s’explique ! Je ne peux bouger, figée dans une position qui m’échappe, sans que personne ne fasse attention à moi. Je ne suis ni invisible, encore moins fantôme ! Je suis dans le tableau. Ou plutôt, je suis devenue la fille peinte sur cette toile. Comment est-ce possible ? Je voudrais pleurer, mais aucun sanglot ne s’échappe de ma gorge, ni larmes de mes paupières. Au contraire, elles me brûlent les yeux et la douleur engendrée est suffisamment atroce pour que je ne veuille retenter l’expérience.
Je me débats, tente de toute mes forces de regagner ce corps que l’on m’a volé, essaye en vain de fuir cette prison de peinture. Mais plus je force et plus cette prison se referme autour de moi, m’empêchant de respirer, m’étouffe tel un pendu dont le nœud coulant se resserre inexorablement autour de son cou. Fatiguée de ces efforts aussi inutiles que destructeurs, je cesse alors toute tentative.
Le temps passe, indolent, je regarde immobile mes proches continuer de vivre, insouciants de mon désespoir. Parfois, je discerne l’ombre du rictus moqueur de l’autre et me demande comment elle a réussi à faire ça. Malgré tout, jamais l’espoir ne me manque : si elle a pu fuir ce tableau, je le peux aussi ! Les jours, les nuits défilent et je parviens désormais à percevoir un fin bourdonnement, brisant cette infernale cage de silence. Heureuse mais toujours aussi immobile de peur de briser ce progrès inattendu, j’attends encore. Lentement, l’ouïe me revient totalement et je peux enfin écouter le son de leurs voix, elles m’avaient tant manqué. Je sais alors que mon père a obtenu sa promotion, que ma mère a encore changé de métier… Je remarque également avec déception qu’ils pensent toujours que l’autre est moi, et cela m’emplit de tristesse. Une unique larme fleurit sous ma paupière, brûlant vicieusement ma rétine.
J’attends alors de nouveau, persuadée que ma patience sera un jour récompensée. Je ne saurai dire depuis combien de temps je suis enfermée. Serait-ce des jours, des mois, ou encore des années ? J’ai depuis longtemps perdu le fil. L’autre a changé de coupe de cheveux, dont la frange est affreuse. Il me prend alors soudainement une envie de rire que je réprime aussitôt, de peur qu’elle ne réduise l’ensemble de mes efforts à néant.
Toutefois, au milieu d’une nuit, une idée me vient. Je décide de me fondre dans le paysage, d’être comme extérieure au personnage. Je ne sais comment m’exprimer, je perds également le fil de mes pensées. J’essaye… de retirer mon âme du corps peinturluré. Je tente de glisser vers l’arrière du tableau, en somme. Cela n’a pas l’effet escompté, mais une conséquence que je n’espérais même plus : j’ai ressenti un tressaillement. Des mois que je ne pouvais plus bouger, et un frisson vient galvaniser mon corps ! Avec peine, je retiens une nouvelle larme de bonheur qui menaçait de couler sur ma joue. Electrisée, je continue l’expérience et réussis enfin ce que je tentais de faire depuis… Je ne sais depuis combien de temps ! Bien des heures plus tard, alors que la nuit n’avait jamais été aussi profonde, ma main quitte mon genoux pour venir reposer sur l’herbe encore humide. Si cela avait été possible, j’aurais laissé échapper de mes lèvres un soupir d’extase. Epuisée, je me laisse aller, plongeant dans ce lieu où je ne suis que semi consciente, le temps y file si vite…
Le lendemain, personne ne fait attention à moi. Personne ne remarque le changement, pas même l’autre. Pas découragée pour autant, je retente l’expérience quelques nuits plus tard. Doucement, je me laisse glisser le long de ce corps étranger, comme si je voulais le quitter. Cette fois-ci, c’est l’autre main que je souhaite bouger. Millimètre par millimètre, je la sens s’élever et perçois même mes pigments se déplacer, preuve que je ne suis pas sujette au délire. Je sens mes faibles muscles revivre à la suite de cette longue période d’absence ! Après une éternité, je parviens enfin à déposer mes doigts sur mes cheveux. J’ai brisé l’image de petite fille modèle que dégageait le tableau. Quelle douce et délicate sensation ! A nouveau, je retombe dans les limbes jusqu’au petit matin.
C’est ma mère que le tableau interpelle en premier. Plissant ses yeux clairs, elle s’approche de moi. « Quelque chose a changé, non ? » je l’entends questionner. Mon père hausse les épaules sans même lever les yeux de son livre. L’autre, quant à elle, s’est précipitée vers moi. Sa stupéfaction, clairement lisible sur son visage, me réjouit intérieurement. Petit à petit, son visage s’enlaidit d’un puissant sentiment de colère qui n’a d’égal que mon incommensurable béatitude. Ses lèvres s’étirent en un rictus de fureur bizarre. Elle répond d’un bref « non » avant de partir d’une démarche gauche et saccadée. Découvrant mes nouvelles facultés, je les utilise outre mesure, croisant parfois mes jambes, allant même jusqu’à m’allonger ! Je ne me lasse pas de l’expression d’épouvante qui se peint sur le visage de l’autre chaque fois qu’elle me voit…
L’impensable s’est ensuite alors produit. L’autre s’est approché de moi et pour une fois, aucune animosité ne nourrissait son regard. Cela m’avait intriguée, et déjà j’avais senti qu’il y avait anguille sous roche, voire mammouth sous caillou. Elle a levé les bras pour me décrocher du mur. Alors que je me sentais transportée, j’eus soudainement envie de vomir. Le tableau tanguait, et j’avais le mal de mer. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir durant la traversée. A vrai dire, je ne m’étais pas vraiment posé de questions. J’ai réellement commencé à m’inquiéter quand l’autre m’a articulé un « pardon » informulé, avant de me déposer sur une surface dure.
C’est d’ailleurs là où je me trouve en ce moment : ni couchée à plat, ni accrochée, mais un peu relevée, ce qui je dois dire est fortement désagréable. J’ai compris il y a quelques minutes par le flot incessant de personnes que je devais certainement me trouver dans une brocante. Etrangement, cette prise de conscience ne m’émeut pas. Je vais probablement quitter ma famille ainsi que l’autre et ce pour toujours, mais cela n’a aucune incidence sur moi. Je crois bien que mon humanité s’est dissipée au fil des mois… Non, je crois que ce sont des années, à présent !
Un petit garçon s’arrête alors devant moi. Sautant sur l’occasion, je glisse à nouveau vers l’arrière et – oh, miracle ! parviens à lui faire un clin d’œil. Je suis comblée de joie, réalisant que c’est la première fois que je le fais en plein jour, et aussi vite. Mon manège à l’effet escompté, puisque l’enfant s’écrit immédiatement :
- Maman, maman ! La fille elle m’a fait un clin d’œil !
Sa mère, pas dupe mais attendrie, me marchande alors. Le prix proposé par mes parents est ridiculeusement bas ! Voudraient-ils se débarrasser de moi ? Même dans mes pensées, ma voix suinte l’ironie. Quelques secondes plus tard, je suis emballée et à nouveau transbahutée à l’autre bout de la ville avec la douloureuse sensation d’être sur un bateau en dérive.
Ce que je m’emploie à faire ensuite, je le ferai à chacune des prochaines familles qui m’achèteront. Tout d’abord, une phase d’observation : avec soin, j’étudie leurs vies et leurs habitudes ; essaye d’en déceler les moindres détails, les possibles vices. Lorsqu’il me semble ne plus rien pouvoir en tirer de plus, je fais comme avec mes parents. Je glisse la nuit, change de position. Je me réjouis alors de l’étonnement, me délecte de la stupeur, frayeur ! Lorsqu’enfin mentalement épuisés ils me vendent, mon tour infernal reprend, tel un éternel recommencement.
Parfois, l’un parle de la date du jour, ou elle est affichée sur un journal posé près de moi. La dernière que j’ai vue m’a conforté dans l’idée que l’autre était certainement morte à l’heure qu’il est. Devenue poussière, même ! La seule chose qui me désole véritablement, c’est qu’elle ait quitté ce monde sans avoir pris conscience du cadeau qu’elle m’a fait : m’avoir offert la possibilité de voir le monde évoluer, éternellement. |