Humanité
Je suis laid. Je le sais, je l’ai toujours su. Ça me ronge… Ma laideur suinte sur ma peau trop sombre, coule sur les irrégularités de ma carcasse. Souvent, mon œil globuleux regarde la féérie de cette forêt. Il admire passivement, tristement les petites choses qui la peuplent. Les fées minuscules sont si jolies, j’aimerais les prendre dans ma paume pour les réchauffer. Oh oui, j’aimerais… Mais elles ne veulent pas. Lorsqu’elles aperçoivent mon immensité nauséabonde, elles fuient. Si vite que ça m’en donne le tournis. Généralement, j’ai à peine le temps d’entendre leur voix fluette s’égosiller « Un troll ! ». La seconde suivante, seuls mes sanglots brisent la déchirante monotonie du silence. Ces pleurs… Je les hais autant que mon apparence immonde.
Un jour, j’ai désiré ne plus vivre caché. Oui, j’ai voulu vivre en harmonie avec les petites choses ! Je pensais qu’elles accepteraient ma laideur, je pensais qu’elles réussiraient à m’arracher un sourire. J’imaginais qu’elles me feraient don d’un peu de leur magie… Mais voilà, cela ne s’est pas passé comme je l’avais prévu. Lentement, je m’étais approché de leur repère, sa beauté me fascinait depuis longtemps sans que jamais je n’ose m’y rendre. Cette fois, j’étais fier d’avoir bravé ma peur, si fier d’avoir retenu mes larmes en voyant les petites choses s’échapper ! J’avais essayer de m’avancer doucement, la tête baissée afin de paraître moins grand, mais cela n’a pas empêché le sol terreux de trembler à mon approche. Je crois même avoir entendu quelques bibelots se fracasser à l’intérieur de leur demeure. J’ai regardé les petites choses disparaître à l’horizon en un éclair…
Toutefois, une des créatures ne s’était pas enfuie. Non, à mon grand étonnement, un jeune elfe courageux s’est placé sur la plus haute de leurs tours et a planté son regard clair dans le mien, aussi noir que la nuit. Ce petit elfe était si joli, avec ses oreilles pointues, son visage fin et ses cheveux tels cousus dans des rayons de soleil. Sa peau paraissait douce, mais je n’osais la toucher, de peur de la lacérer avec ma paume charnue. Tout en le regardant, je tentais d’ignorer les battements incessants de mon cœur. Ces battements qui me rappelaient que j’aurais pu être comme lui, si mère nature en avaient décidé autrement. Si seulement…
Un sourire espiègle ornait son visage mutin. Je lui ai présenté ma requête, lui ai presque offert mon cœur désobéissant sur un plateau d’argent. Mais la créature n’a pas réagi comme elle l’aurait du. Elle a rit. S’est jouée, moquée de moi ! Le son qui a jailli de la gorge de cet insolent résonnait à mes oreilles comme la mélodie d’un violon. Puis, les autres petites choses, sorties de leur cachette, l’ont accompagné. Ensemble, c’était un orchestre qui se riait de moi !
Aucune larme n’est venue rejoindre ma joue désespérément rêche. Le temps n’était désormais plus aux pleurs. La fureur s’est soudainement emparée de moi, détruisant sans vergogne la parcelle d’humanité qu’il me restait. J’ai senti la colère embraser chacun de mes membres, l’ai senti fourmiller au bout de mes doigts. Sans que personne ne s’y attende – surtout pas moi – j’ai laissé échapper un hurlement, symbole de mon humiliation. La puissance de mon souffle l’ayant déséquilibré, l’elfe a vacillé une seconde.
Ensuite, ce sourire espiègle toujours pendu à ses lèvres, il a porté la main à son nez, m’a effrontément montré l’odeur putride que j’avais dégagé lors de mon accès de colère. Ses doigts étaient fins, gracieux, tandis que les miens respiraient l’immondice. Je crois que c’est ce geste qui a finalement signé son arrêt de mort. Je me suis rapproché de lui, et ma main a soudainement attrapé ce jeune homme impudent. Je me suis ensuite délecté du sourire fané qu’il m’a offert, trop choqué pour comprendre ce qu’il lui arrivait. Lentement, je l’ai approché de mon visage. Il eut ainsi le loisir d’admirer mes dents noires et caillées, révélées par mes babines retroussées. Le loisir également d’humer cette haleine abominable, elle avait la couleur de son futur enfer.
Je crois qu’il était déjà presqu’inconscient lorsque j’ai resserré mon énorme main autour de son corps frêle. Un à un, ses os se sont brisés. Une à une, ses côtes ont perforé ses précieux poumons. Il a gracieusement hoqueté, ses iris pâles s’écarquillant de stupeur et de douleur. Avec passion, j’ai regardé le sang se déverser de sa bouche parfaite, maculant irrémédiablement sa peau d’albâtre. Ses yeux vitreux se sont levés une dernière fois vers mon horreur avant que je ne délie mes doigts. Son petit corps rougeoyant et à l’agonie fut en chute libre, puis s’est écrasé sur le sol. Ces secondes durant les quelles il a chu, j’ai eu l’impression que les autres petites choses étaient en apnée. Comme si… Comme si elles ne croyaient pas à ce qu’elles venaient d’assister.
J’avais également peine à le croire. L’avais-je vraiment fait ? Le sang recouvrant mes mains était-il réellement celui du petit elfe reposant un peu plus bas ? J’étais le monstre que j’avais toujours redouté de devenir. Je me dégoutais, m’exécrais à un point dépassant l’imagination. Mais la mort prochaine de celui qui à terre respirait à peine n’a pas suffi à apaiser ma colère. Au contraire, des tisonniers brûlants et invisibles se sont plus à attiser encore ma haine. Alors que chacun commençait enfin à réaliser et courir sans but apparent, ma fureur avait atteint des proportions inégalables.
Ce jour-là, j’ai égorgé, déchiqueté, brisé ! Avec pour seul leitmotiv : les détruire, tous les détruire. Jusqu’au dernier. Aucune de ces jolies petites choses ne devait survivre… A la fin de mon accès de folie, j’étais le seul être encore débout dans cette paisible clairière. De grosses larmes mouillant mon visage, j’ai contemplé d’un œil triste mon œuvre. Ce même œil ne savait où se poser : sur l’hémoglobine recouvrant le sol ou celle recouvrant mes mains décharnées ? Perdu, je ne savais vers qui me tourner.
Devant moi, il ne restait rien de leur repère. Je l’avais de mes pieds sauvagement piétiné, de mes doigts arraché. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Toute colère retombée, je regardais les vestiges de leur neuvième symphonie.
Un éclair doré a attiré mon iris, aussi j’ai reconnu la douce chevelure blonde désormais tâchée de sang du petit elfe en baissant la tête. Lentement je me suis accroupi, et ai discerné sa minuscule poitrine tressauter faiblement, au rythme de ses spasmes. Encore en vie et dos à son repère, il n’avait rien pu voir mais distinctement entendu les cris d’agonie et de supplication de ses frères. Semblables aux miennes, de fines gouttelettes luisaient sur ses joues. Tout cela était arrivé par sa faute… Par son arrogance, il a conduit son peuple au massacre. Ne pouvant regarder ce petit elfe larmoyant une seconde de plus, je me suis éloigné d’un pas vif, des larmes de sang séchant sur mes phalanges.
Renié de mon clan depuis si longtemps aujourd’hui, j’erre, solitaire, entre les arbres de la forêt telle une créature de l’ombre. Maudit, l’eau croupit autour de moi lorsque j’y plonge un orteil, comme les feuilles pourrissent lorsque je m’en approche. On m’évite, me fuit. En somme, rien n’est tellement différent d’avant le désastre. Je contemple toujours les petites choses d’un œil fatigué et amoureux. Derrière mes pas lents, tout n’est encore que désolation…
Je me hais. Mais je hais bien davantage Mère Nature pour m’avoir accordé cette once d’humanité. Cette once qui me fait éternellement sentir désespérément coupable… |