Un texte inspiré par la chanson Krilja du groupe Nautilus Pompilius. La phrase en italique est la traduction de la première phrase, je me suis permis d'utiliser aussi des bouts de paroles.
Si vous voulez l'écouter : Крылья - Наутилус Помпилиус
Elle m'avait happée cette chanson. Des mots jetés dessus traînaient depuis février 2011 en attendant qu'on fasse quelque chose d'eux.
Mai 2013.
Merci à Eni pour sa lecture, et l'image jetée sur ce texte.
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Tu retires ta robe du soir debout face au mur et je vois les cicatrices fraiches sur ton dos lisse comme le marbre.
Je me suis laissé tomber sur la couchette miteuse, je te regarde, tu ne dis rien et je t’en suis reconnaissant. Je ne vais pas bien. J’ai l’impression de ressentir jusque dans mon corps le désespoir qui me ronge depuis trop longtemps, le désespoir et puis toute cette crainte, cette angoisse permanente dans laquelle cette guerre nous a plongés. Ces sentiments trop violents, la nausée me prend parfois comme si j’avais envie de m’en débarrasser, mais rien, rien qu’un goût amer dans la bouche.
Je te regarde, tu es belle, et quelque part dans ma tête je me souviens que je t’aime, mais ça n’arrive pas à percer la brume qui engourdit mon esprit, c’est plus une note à moi-même qu’un réel sentiment. Peut-être que c’est juste que la fatigue et l’oppression sont trop fortes pour que j’arrive à le ressentir. Peut-être que je ne sais plus aimer. A une époque ça m’aidait, de te savoir là. Je n’en pense plus rien. Je ne sais plus pleurer non plus, je suis submergé par l’envie que des larmes coulent de mes yeux, mais rien, ils restent secs, peut-être que je ne sais plus non plus ressentir mes propres émotions.
Tu t’allonges à mes côtés toujours sans un son. J’ai l’impression que ça fait des jours que je n’ai pas dormi, je ne suis pas sûr que ce soit faux, et pourtant le sommeil ne m’atteint pas. Je me sens mal, soudain, mal d’être ici, mal de ta proximité. Et triste, aussi, peut-être. Depuis quand ta présence ne me permet-elle pas de me sentir mieux ? On a fait l’amour ce matin, sur cette couche misérable et bien trop près des corps sans doute déjà plus endormis de nos compagnons d’armes. Je crois qu’au début les couples s’isolaient, ménageaient leur intimité. On a tous laissé tomber ça. Ce n’est pas qu’on ait gagné une soudaine complicité. Partager une cachette insalubre et la remise en jeu chaque jour de sa vie à la grande loterie des combats n’y suffit pas. Mais on a tous perdu quelque chose dans cette guerre, et sans doute cette petite part d’humanité qui va de paire avec la pudeur. On a fait l’amour ce matin, et moi j’ai perdu bien plus : j’ai laissé quelque part ma foi en la beauté, le jour où tu as perdu les ailes que j’aimais tant voir dans ton dos. Je pourrais te toucher en tendant le bras, mais mon ange n’est plus là.
Je suis désolé de te faire ça. Toi tu ressens encore les choses comme avant, des larmes coulent sur tes joues, parfois, et je les contemple parce que ce sont les rares choses qui font naître un vague quelque chose loin en moi qui m’éloigne du sang, des cris et de la peur. Un fond amer de tristesse. Tu sais que je t’aime, mais tu sais aussi que ça a perdu de son sens pour moi. Et si tu me touches encore c’est par tes sanglots profonds, quand tu crois que je dors… Je ne dors plus. Il faut que tu me pardonnes. Ce n’est pas de ta faute et de la mienne non plus, je crois. Je n’arrive plus à te voir. On oublie comment regarder les anges, à côtoyer l’horreur. Et je ne sais plus exactement qui tu es, maintenant que tu n’as plus tes ailes.
Tu me rappelles peut-être vaguement pourquoi je me bats. Confusément, tu me donnes la force d’y aller à chaque fois, de ne pas me laisser mourir, de penser qu’il y aura une fin à ça, et qu’elle sera peut-être heureuse. Qu’on retrouvera peut-être un comme avant et que je reverrai ta blanche pureté. Je crois que je n’ai plus que cet espoir, voir de nouveau les ailes s’ouvrir dans ton dos, et je sais que si je te perds je suis perdu. Mais je me sens déjà noyé. Je ne sais plus si je tiens vraiment à toi, parce que je ne sais plus si tu peux encore me sauver. Il me reste la vie, et ces sursauts qui me poussent à rester vivant, mais en y pensant je me demande si je n’ai pas découvert qu’on pouvait vivre sans espoir.
Tu t’es enfin endormie. Tu devrais partir loin de tout ça. M’abandonner et trouver quelqu’un qui soit capable de voir les anges. Tu devrais me laisser tomber, parce que je suis déjà par terre. Je me demande si tu y penses, parfois. Si tu en as envie. Je voudrais que ce ne soit pas le cas. Je crois que tu pourrais espérer pour moi. Ca serait une raison suffisante de vivre, savoir que quelqu’un espère qu’un jour je puisse de nouveau admirer les ailes de son dos. Tu es la dernière chose qui me raccroche à la vie, sans doute parce que te voir me crie chaque jour tout ce que j’ai perdu.
Tu dors et je t’aime, mais dans ton dos ce sont des cicatrices que je vois. |