Le sommeil et la mort sont des frères jumeaux.
Homère
21 Décembre 2012 – 4h30
Les ténèbres.
Puis la lumière. Faible. A peine perceptible.
Où est-ce que je suis ?
Tu le sais très bien, réveille-toi Léo.
Quelle est cette voix ?
Le temps presse.
Manon. Lily.
Tout lui revint alors en mémoire en une fraction de seconde.
L’amour.
La mort.
Esther.
Léo ouvrit les yeux dans un sursaut, tel un diable sorti de sa boîte, et expulsa toutes les émotions qui l’assaillaient dans un cri libérateur. Sa respiration peinait à trouver son chemin au travers des sanglots jaillissant du fond de son âme. Mais, face à son appel à l’aide, seules les ténèbres lui répondirent par une opacité pesante. A mi-chemin entre le rêve et la réalité, ses yeux en perdaient leur sens commun, balayant encore d’un mouvement rapide une scène qui n’existait plus. Puis le néant s’estompa petit à petit, dévoilant par bribes un autre monde. Le sien.
Même si la pièce dans laquelle il se trouvait était plongée dans l’obscurité, il pouvait discerner des murs nus, froids et blafards.
Aucune fenêtre.
La seule promesse d’un monde extérieur se situait derrière l’unique porte, éclairée à son pas par un rai de lumière d’une provenance lointaine. Sur sa gauche, un écran de contrôle diffusait une oscillation verte dont l’intensité variait au rythme de ses battements de cœur. Des odeurs aseptisées lui parvinrent en même temps qu’il ressentait les perfusions dans ses veines.
Ta destinée se joue ici et maintenant.
-Je ne peux pas, articula-t-il lentement en secouant la tête.
Sa main tenta d’atteindre machinalement la douleur lancinante à l’intérieur de son crâne, sans y parvenir. Quelque chose entravait ses mouvements. Léo baissa la nuque, posant son regard sur un épais bracelet métallique encerclant son poignet. Il était menotté à l’unique barreau courant le long de ce lit d’hôpital. Nerveusement, il sourit : l’humanité, en voulant le museler, venait au contraire de lui donner une seconde chance. Sauf qu’il n’en voulait pas.
Les minutes passaient, il devait réagir au plus vite s’il ne voulait pas que ses capacités naissantes soient enterrées en même temps que ce monde. Il concentra son pouvoir vers ses poignets. Les attaches s’ouvrirent instantanément et échouèrent sur le carrelage dans un bruit métallique beaucoup trop sonore à son goût. Il retint sa respiration et attendit.
Pas d’effervescence perceptible.
Dans un soupir, il retira les multiples branchements qui partaient de ses bras tout en planifiant la fin de la route. Autant conclure comme il avait toujours vécu sa vie, dans l’anonymat le plus total. Sa réflexion fut interrompue par des bips stridents. La pièce clignotait désormais de flashs rouges lui rappelant que son activité cardiaque était sous surveillance.
-Quel con…
Au diable la discrétion, des pas pressés résonnaient déjà dans le couloir, il allait devoir faire avec. Il se leva, s’étira, et se prépara.
La porte s’ouvrit sur un jeune interne transpirant dans sa blouse trop large pour lui. Lorsqu’il le vit appuyé de tout son poids sur la poignée de porte, reprenant son souffle, Léo saisit immédiatement l’occasion et se concentra.
Le médecin fut projeté par une force invisible contre le mur, son corps comme aimanté à la paroi. Ses yeux trahissaient non seulement la surprise mais également la peur, son souffle devenait un murmure. Léo s’approcha doucement de lui, laissant les muscles de ses jambes se réhabituer au contact du sol. Après de longues secondes, il se trouva face au jeune homme, à quelques centimètres d’un des derniers visages qu’il rencontrerait. Blafard, apeuré, impuissant, cet inconnu reflétait à lui seul l’image de l’humanité.
Ne les accable pas, sauve-les.
-Pour quelle raison est-ce que je les sauverais ? s’emporta Léo contre cette voix intérieure.
Un râle sortit de la gorge du jeune médecin, comme s’il tentait d’apporter une réponse à cette question qui n’en attendait pas.
-Ce n’est pas contre vous, restez calme et tout ira bien, tenta de le rassurer Léo.
Baissant légèrement son regard, il se saisit de la carte magnétique dépassant de la poche supérieure de la blouse. En l’extrayant, ses doigts effleurèrent la poitrine frissonnante de son prisonnier.
Léo arrêta son mouvement.
La maladie.
La mort.
Esther.
Cette pâleur, cette respiration sifflante, cette fragilité évidente.
Le destin avait envoyé son messager grignoter progressivement toutes les parcelles de vie de cet homme autrefois énergique. Et, maintenant que tout lui était révélé, il connaissait l’issue réservée au médecin.
Ainsi que la sienne.
S’il devait faire un choix, c’était maintenant.
L’heure est venue Léo.
-Je n’en suis pas capable, murmura-t-il
Réveille-toi, il y a un créateur qui sommeille en toi.
-Non, il n’y a que douleur et peine. Je ne veux plus de tout cela.
Le temps semblait figé, suspendu à sa décision.
Alors, acceptant sa défaite, Léo s’adressa à l’inconnu apeuré.
-N’ayez pas peur. Je ne vous ferai aucun mal, au contraire je vous plains. Un homme ayant choisi de se dévouer corps et âme à guérir ce qui peut l’être, rongé par une maladie que personne ne pourra soigner. Sans vous en rendre compte, vous êtes le reflet de ce fléau qui gangrène notre monde.
Il emporta la carte et, sans se retourner, franchit la porte.
Un immense couloir pavé de carrelage blanc s’ouvrait à lui. De chaque côté, les murs passés étaient parcourus en leur milieu par une rambarde longiligne, régulièrement entrecoupée par des renfoncements sombres. A l’intérieur, des multiples portes jaunâtres ponctuaient le corridor, éclairé à son extrémité par un bloc rectangulaire annonçant la sortie d’une faible lumière verte.
Léo s’avança d’un pas décidé, ses pieds nus abîmés par le froid marquant le sol de taches évanescentes. A cette heure avancée de la nuit, à la limite de l’aube, le personnel hospitalier était réduit. Restant tout de même sur ses gardes, il passa devant l’officine réservée aux infirmières. Personne à l’intérieur mais des voix approchaient du fond du couloir. Sans réfléchir, Léo entra dans cet espace réservé et se glissa furtivement derrière la porte. Les bruits de pas devenaient de plus en plus distincts et il pouvait maintenant clairement entendre la conversation.
-Imagine que la prédiction soit vraie, ça serait dommage de ne pas profiter une dernière fois ! Plus que dix minutes à vivre, suffisamment pour partager un bon moment.
-Dix minutes ? Prétentieux…
-Je suis sûr que cela me suffira pour te faire connaître l’extase.
-Pas autant que le brownie ultra-calorique qui m’attend dans ma glacière. Et, contrairement à ce que tu crois, un seul de vous deux ne mettra que quelques secondes à me donner du plaisir.
L’infirmière et son prétendant brancardier entrèrent dans la salle sans remarquer Léo, collé derrière la porte. Son champ de vision se réduisait désormais à un tableau blanc apposé au dos de cette dernière.
Et à une inscription faite à la va-vite en lettres rouges : « 21 Décembre 2012 : FIN DU MONDE…A demain ».
L’ironie le fit sourire. Une ombre approcha soudain vers lui. Il devait agir et vite, le temps pressait. A la seconde où l’infirmière se tourna vers lui, Léo focalisa toute son énergie sur cette femme.
Elle vacilla.
-Qu’est ce qui t’arrive ? Ça ne va pas ? s’alarma son collègue.
-Si…enfin non…je ne sais pas…j’ai la tête qui tour…faut que…
L’infirmier eut tout juste le temps de se précipiter pour la rattraper au vol, lui évitant une chute contre le sol carrelé.
-Là, tout va bien…finalement tu as quand même fini dans mes br…
Avant que son trait d’humour ne soit terminé, il s’écroula à son tour. Léo relâcha sa concentration, respira un grand coup et sortit de la pièce. Inutile de s’attarder plus longtemps.
D’autres internes approchaient, il percevait de plus en plus distinctement le battement régulier de leurs chaussures sur le sol. Du pas le plus léger dont il était capable, il parcouru la vingtaine de mètres le séparant de l’issue de secours puis s’engouffra au travers de la porte à double battant.
Plaqué contre le mur, il attendit le temps que le cortège de médecins soit hors de portée. Soulagé, il put enfin regarder devant lui. Sur sa droite, un large escalier couvert d’un revêtement gris conduisait vers les étages inférieurs alors que sur sa gauche quelques marches défraîchies arrivaient à une issue verrouillée d’où filtrait un mince filet d’air. Le toit. Sans hésiter, il s’engouffra à gauche, frôla le loquet qui lui obéit comme par magie et tira la porte grinçante. Une bourrasque froide s’engouffra dans l’ouverture, claquant le battant récalcitrant contre le mur.
Il n’est pas trop tard, tu peux faire machine arrière.
-Hélas non.
Léo brava l’appel d’air et avança sur le toit. Ses pas frappaient d’un bruit sourd le béton vieilli par la mousse d’où seuls quelques climatiseurs fumants surgissaient. Il pouvait sentir leurs vapeurs qui tentaient de réchauffer l’atmosphère humide. A quelques centimètres du rebord, il s’arrêta et contempla la vue.
La nuit était claire, parsemée de nuages noirs qui laissaient transparaître de temps à autre un quartier de lune brillant. A ses pieds, Paris gisait. Endormie, ignorant dans son sommeil les trombes d’eau qui s’abattaient sur les toits de ses habitants. Au loin, la tour de métal laissait apparaître ses illuminations, reprises en chœur par la nef des artères de la vieille ville.
Alors c’était ici qu’allait débuter la fin.
Les humains s’obstinaient à croire que tout obéissait à la même logique qu’eux et que l’apocalypse se déroulerait de façon brutale et spectaculaire : une météorite sur New York, un tremblement de terre à Los Angeles, un tsunami à Tokyo, etc…Jamais aucun d’eux n’envisageraient une fin insidieuse, discrète et sournoise. A l’image de l’être à l’origine de tout. Déroulant le fil de la fatalité aux yeux et au nez de l’humanité, semant la mort comme on déplace ses pièces sur un échiquier.
Léo était cependant certain d’une chose : un beau jour, dans un éclair de lucidité, un homme ou une femme se rendra compte de cette supercherie. La vérité éclatera alors, implacable et tellement logique qu’elle sera d’une évidence incontestable.
Et ce jour-là, l’humanité saura.
Grâce à un seul être humain.
Mais ce jour-là, cet individu se rendra également compte qu’il fait partie des derniers survivants.
Car, ce jour-là il sera déjà trop tard.
Demain, le monde se réveillera en étant persuadé que l’Armageddon annoncé ne s’est pas produit.
Et pourtant, sur le toit d’un hôpital quelconque, dans la ville symbolisant l’amour, la fin du monde a eu lieu.
Ne fais pas ça Léo, tu ne peux pas abandonner.
-Je ne vous abandonne pas.
Il monta sur le parapet et ouvrit les bras. Son dernier regard fut attiré par le cadran de l’horloge trônant sur l’église du quartier de Petit-Montrouge.
4h44.
Finalement tout était écrit depuis longtemps, il leva les yeux au ciel.
-J’arrive.
Dans un élan, tel un ange, Léo Liberati s’envola vers les cieux avant de retomber, entraînant l’humanité avec lui.
Mais après tout, que ce soit pour lui ou pour ce monde, ce qui importe, ce n’est pas la chute. |