Des papillons dans l'estomac.

Des papillons dans l’estomac. C’était ce qu’il ressentait lorsqu’il le voyait comme ça, seul sur scène. Il l’avait rencontré quelques années auparavant dans un bar du centre-ville. Lui était assis au comptoir, une bière entre les mains, les pensées tourbillonnant dans les bulles qui lui montaient à la tête. Le gamin était arrivé, guitare sur le dos, et s’était tranquillement installé sur le tabouret de la scène. Le gosse chantait terriblement bien et jouait de la guitare comme un dieu. Il méritait tellement mieux que cette minuscule salle obscure. Il méritait des fans qui se pressaient contre les barrières en hurlant son nom et des groupies s’évanouissant pour un seul de ses regards.

Il avait demandé le nom du gosse au barman et celui-ci lui avait répondu qu’il venait jouer tous les jeudis soirs. Alors, tous les jeudis soirs, il était là, adossé au comptoir, les yeux fixés sur le gamin, ne l’approchant jamais, dissimulé dans le noir de la salle, partant dès qu’il avait fini de jouer. Il n’avait jamais essayé de le rencontrer. Qu’est-ce que ça lui aurait apporté, au gosse ? Un mec de trente-cinq ans qui s’extasiait sur lui, qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre ? Un pauvre mec de trente-cinq ans, largué par sa copine, parce qu’elle l’avait découvert avec un mec au milieu de leur salon. Ce n’était pas de sa faute, l’autre l’avait excité avec son air de salope en manque, et il n’avait jamais su résister à un beau garçon aux yeux humides. Mais le gamin qui jouait de la guitare, il s’en foutait, de ça, et de savoir que tous les jeudis soirs, il faisait chialer un pauvre type de trente-cinq ans, rendant sa bière qu’il avait salée de ses larmes totalement imbuvable.

Et puis un jour, il ne vint plus au bar. Deux semaines à suivre. Alors le barman l’avait prévenu qu’il avait signé un contrat. Il n’avait plus besoin de jouer dans un bar minable. Il allait connaître la gloire et le succès, les fans en transe qui se jetteraient à ses pieds. Il noya son chagrin dans la bière, et lui non plus ne vient plus au bar. Tout était fini, tout simplement. Il n’allait pas le chercher. Peut-être tomberait-il sur lui, par hasard, si le gamin réussissait vraiment.

C’était ce qu’il s’était passé. Le gamin s’en était sorti. Particulièrement bien. Il était devenu l’idole de toute une génération, garçons et filles confondus. Et son idole à lui aussi, même s’il était vieux. Il avait donné son premier vrai concert, un an après avoir disparu du bar. Une toute petite salle, mais pleine à craquer. Il était toujours aussi doué, aussi beau, malgré ses cheveux dont la couleur avait changée. Et ses chansons le touchaient toujours autant.

Les salles s’étaient enchainées, de plus en plus grandes, de plus en plus de public. Il avait assisté à chacune des dates. Même quand il partait en tournée. Il le regardait du fin fond de la salle, adossé aux murs, ne se mêlant pas à la foule. Il paraissait désintéressé, après tout, il avait l’âge d’accompagner des gamines qui auraient pu être ses filles. Il commandait une bière de fille, il avait toujours aimé la cerise, ça lui rappelait le goût des lèvres qu’il embrassait, avant. Puis il allait s’installer, admirant de loin. Certains le reconnaissaient, pour le voir à chaque concert, mais n’essayaient pas d’engager la conversation. Ils avaient compris, peut-être, qu’il était spécial, pas vraiment à sa place mais qu’il ne pouvait pas être ailleurs. Au départ, il restait jusqu’à la fin, écoutait les rappels. Puis il avait cessé. Il n’avait pas besoin de ça, il le connaissait par cœur, l’avait connu avant tous les autres. Alors il s’en allait, une fois le noir arrivé, partant avant que les lumières ne se rallument, ne cherchant jamais à le rencontrer, son cœur en lambeaux se reconstruisant peu à peu. Le gamin ne saurait pas qu’il l’avait tout simplement sauvé.