Note : Juste un petit caprice d'automne sans prétention, en attendant de terminer Génie du mal - que je n'ai pas abandonné mais que j'ai un peu de mal à conclure.
Cette petite histoire dort dans mes tiroirs depuis deux ans. Et cette année je me suis dit, pourquoi pas ? Je l'imaginais au début comme un One-Shot, mais... qui sait ?
Bonne lecture, et Happy Halloween !
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HAVE YOU SEEN ME ?
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- Je sais que c'est pénible Harry, mais c'est peut-être le seul moyen, notre seule chance…
- Je sais, Hermione, tu prêches un convaincu, alors arrête, s'il te plaît.
L'agitation de Brick Lane Market noyait leur paroles, ils étaient presque obligés de crier pour s'entendre.
C'était un samedi après-midi, dans l'un de ces quartiers de Londres dont la faune moldue était si savamment lookée que leurs vêtements de sorciers passaient presque pour banals.
La jeunesse déambulait autour des fripes du marché vintage. Des filles aux lèvres rouges, aux robes à motifs géométriques, aux lunettes de soleil sorties tout droit des sixties les détaillèrent en passant à côté d'eux, l'air de se demander si leurs tenues étaient ringardes ou avant-gardistes.
C'était un mois d'octobre doux. L'air de Brick Lane sentait la pluie, le vieux cuir et la cuisine indienne. Le soleil faisait luire les fresques sur les murs et les feuilles qui reposaient sur les pavés, chatoyantes sur le gris des vieilles briques ouvrières. Harry rêvassa pendant une demi seconde, essayant d'imaginer la vie que l'on pouvait avoir dans ce quartier quand on était un moldu.
- Tu iras en douceur, tu feras attention ? insista Hermione.
- Je ferais tout ce que j'ai à faire pour aider Ron à s'en sortir, répondit Harry sombrement. On a eu tellement de mal à le retrouver, je ne vais pas essayer de me le mettre à dos, je suis pas si con...
Hermione se mordait la lèvre avec anxiété. Elle semblait vouloir dire quelque chose, sans oser.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Harry d'un ton un peu plus doux.
- Et si c'était vrai ? Et si Malfoy avait réellement perdu tout souvenir de la personne qu'il était autrefois ?
Harry la regarda.
- Je suis certain qu'il n'en est rien.
Harry n'était certain de rien - il espérait confusément, voilà tout. Tout ce qu'ils avaient trouvé en chemin, alors qu'ils étaient sur les traces de Draco Malfoy, laissait effectivement supposer le contraire.
L'héritier Malfoy s'était tout bonnement évaporé, un soir, quelques semaines avant la chute du Lord Noir. Le même soir, le manoir quatre fois centenaire de sa famille brûlait entièrement dans un gigantesque incendie, que certains attribuaient à Draco lui-même.
On avait conclu à sa mort ; cette thèse était étayée par la découverte dans les décombres d'ossements carbonisés appartenant à un garçon d'âge et de corpulence similaires à celles de Draco. Une broche d'argent à l'effigie de Serpentard était nichée dans les cendres. Toute signature magique correspondant à Draco avait également disparue ce soir-là.
C'était il y a plus de cinq ans déjà. Le fils Malfoy était mort, officiellement, et sa mère Narcissa, à demi-folle depuis la perte de son fils et de son époux, laissait dormir dans les souterrains du manoir en ruine une fortune qu'un nombre incalculable d'ambitieux cherchaient à obtenir en tentant d'amadouer son esprit malade. Narcissa, comme une petite fille gâtée, dépendante de leur affection factice, laissait voltiger autour d'elle ses aimables vautours, qui l'entretenaient tout en cherchant à la dépouiller.
Le monde allait bon train, et la paix régnait sur terre, lorsque voici quelques mois, Ron avait contracté d'étranges symptômes en revenant de l'étranger. Par un hasard incroyable, peu de temps après, Neville était arrivé un soir chez Harry, médusé, tenant entre ses mains une vieille affiche qu'il avait trouvé accrochée sur un panneau dans le Londres moldu.
L'affiche en couleur, défraîchie par les années, représentait la photographie figée d'un jeune homme au teint pâle et aux cheveux blonds, qui ressemblait à s'y méprendre à Draco Malfoy à l'âge de sa mort. Le garçon de la photo regardait l'objectif, avec un air impénétrable.
La mention 'HAVE YOU SEEN ME ?' écrite en caractère noir soulignait la photographie. L'affiche émanait des services de police de Scotland Yard, qui dans le cadre d'une enquête recherchait toute personne capable d'identifier ce jeune homme.
Ironie du sort, le fantôme de la photo était le seul capable de produire un onguent qui pouvait sauver la vie de Ron. Slughorn, Snape : les grands maîtres des potions avaient été tués durant la guerre, et les apothicaires lambdas avaient perdu le savoir de cette mixture pour laquelle la demande était quasi inexistante. Le meilleur potioniste d'Angleterre avant Hermione Granger, c'était Malfoy. Draco Malfoy, le disparu, le mort, la photo, le fantôme, le 'HAVE YOU SEEN ME ?' sur un tableau paumé de Brondesbury Park que personne ne regardait.
Ils n'avaient rien à perdre à retrouver un spectre, alors ils l'avaient cherché. Draco Malfoy, mort à dix-sept ans, dans l'incendie de la demeure familiale. HAVE YOU SEEN ME ?
Et à leur grande surprise, ils l'avaient trouvé.
A Scotland Yard, un officier avec un horrible accent de Liverpool leur avait raconté que l'affaire était close depuis longtemps, mais qu'il s'en rappelait bien pour sûr, un cas vraiment bizarre. Un pauvre type, qu'on avait trouvé dans la rue, sans doute pas un SDF ou un junkie, ni un de ces jeunes punks à chien, il en avait pas l'allure, trop propre sur lui. Enfin bref, le type avait été percuté par un bus en plein milieu de Regent Street, et s'était retrouvé à l'hôpital, sans papier, sans casier judiciaire correspondant à ses empreintes, pas la moindre petite carte de bibliothèque ou ticket de métro dans sa poche, rien de rien qui permettait de l'identifier, sauf des vieilles bagouzes en argent type chevalières qui venaient sans doute d'un marché aux puces, et un morceau de bois cassé en deux. On avait pensé que c'était peut-être un marginal, un fugueur. Il était sapé tout en noir et il avait un tatouage de mauvais goût sur le bras, une tête de mort comme on en voyait dans les concerts de heavy métal.
Et le garçon était incapable de se souvenir de son nom, il hurlait quand on devait lui faire une piqûre et arrachait sans cesse son respirateur, croyant qu'on essayait de le torturer. Tellement allumé le pauvre gars que les infirmières devaient l'attacher et le sédater à haute dose pour qu'il les laisse le soigner. Et il était incapable de reconnaître le Premier Ministre britannique, ou de dire qui était John Lennon, ou de se servir d'une télécommande, comme s'il sortait de l'âge de pierre. Amnésique de chez amnésique. Et impossible à identifier.
Un John Doe. Et la procédure, pour les John Doe, c'est de placarder leur visage pendant un temps, en espérant que quelqu'un les cherche et les reconnaisse. Mais manifestement, personne ne cherchait ce pauvre petit gars qui ne savait même pas combien valait une livre ni qui étaient les Beatles. La première chose que les gens font pour retrouver un proche disparu, c'est appeler la police et les hôpitaux. Mais absolument personne n'avait appelé pour lui. Le gamin avait été pris en charge par une association. Il avait fini par se remettre de ses blessures, avait quitté l'hôpital, et l'officier ne savait pas ce qu'il était devenu. Par contre, il avait encore le numéro du responsable de foyer pour jeunes qui s'était occupé de lui.
Harry avait les dents qui grinçaient quand le type disait « pauvre petit gars ». Malfoy était un criminel de guerre impuni, pas un « pauvre petit gars ». Pas étonnant que personne ne se soit manifesté pour reconnaître le « pauvre petit gars » : Scotland Yard avait placardé sa foutue affiche dans le mauvais monde.
Le John Doe renversé par un bus rouge sur Regent Street en 1998 serait donc Draco Malfoy ? Et en même temps, ce ne serait plus tout à fait lui. Un Malfoy sans conscience d'être un Malfoy. Harry n'arrêtait pas de se demander si quelqu'un ayant commis des crimes mais les ayant oublié pouvait toujours être considéré comme un criminel. Il essayait d'imaginer l'effet que cela ferait de se retrouver face à une personne dont il savait tout, et dont elle même ne savait rien.
Il avait le pouvoir de rendre la mémoire à Malfoy. Toute la mémoire de la personne qu'il était, de ce qu'il avait fait. Il ne savait pas s'il avait envie d'endosser une telle responsabilité… Il ne savait pas s'il avait envie de regarder Malfoy et de lire dans ses yeux une attente candide, un esprit vide de violence, et d'avoir à la lui insuffler. Il le devait pourtant. Pour Ron. Pour récupérer ce savoir-faire caché dans les cellules grises de Malfoy, pour qu'il fabrique cette fichue mixture qui allait sauver son ami…
Oui, il devait lui rendre ses souvenirs. Et après il pourrait bien faire ce qui lui chantait avec sa mémoire, entière ou non, ce n'était plus son problème...
Hermione et lui étaient arrivés au bas d'un immeuble en briques grises, comme le reste du quartier.
- C'est au dernier, affirma Hermione en regardant les noms inscrits à côté des sonnettes. Appartement 8, « Monroe et Malloy. »
- « Malloy ? », répéta Harry.
- Oui...
Harry eut un sourire narquois.
- Malfoy semble se souvenir de son nom en tout cas, peut-être pas en entier mais l'essentiel est là…
- Harry…
- Je sais, je sais. Ne t'inquiète pas, je vais être sage.
- Tu es sûr que tu ne veux pas que je t'accompagne ?
- Il ne t'appréciait pas plus que moi, 'Mione.
Devant son air de reproche, il soupira.
- Je ne perds pas notre objectif de vue, assura-t-il.
- Bien, dit-elle d'un ton sec. Alors, fais ce que tu as à faire. Je prendrai un café en face. Au besoin, tu sais comment m'appeler.
Elle tourna les talons. Harry déverrouilla d'un sort discret le battant magnétique de l'immeuble. Il passa rapidement devant les boîtes aux lettres. Au fond d'un long couloir carrelé de blanc et de noir, un ascenseur moderne l'emmena jusqu'au dernier étage, où seulement deux portes se partageaient le palier. Harry lut les noms des propriétaires et sonna à l'appartement de Drake Malloy.
La porte s'ouvrit au bout de quelques secondes. Harry se retrouva face à un jeune homme aux cheveux châtains qui devait avoir à peu près le même âge que lui. Il resta un instant figé par une sorte de trac : il ne s'était pas préparé à parler à un intermédiaire. L'autre nom sur la sonnette. Quelqu'un qui connaissait le nouveau Malfoy.
Le moldu le considéra de ses yeux clairs d'un air intrigué.
- Oui ? interrogea-t-il.
Harry se reprit.
- Bonjour, dit-il en espérant avoir l'air calme et amical. J'aimerais parler à Drake Malloy, est-ce qu'il vit bien ici ?
Quelque chose s'anima dans le regard du jeune homme que Harry ne parvint pas à identifier.
- Oui, il vit ici, dit-il simplement. Vous voulez entrer ?
« Oui, je veux entrer », pensa Harry.
- Je ne voudrais pas vous déranger, dit-il à la place pour ne pas avoir l'air de s'incruster.
Un petit sourire ouvrit une parenthèse dans la joue de son interlocuteur.
- Les amis de Drake ne me dérangent pas. Entrez. Je vais le prévenir. Qui dois-je annoncer ?
Harry hésita, mais lui donna son véritable nom, songeant qu'il n'avait rien à perdre.
L'appartement était clair et très beau. De l'extérieur, Harry ne l'aurait pas cru aussi grand. La pierre était à nue, les fenêtres immenses, le mobilier composé pour la majorité de cuivre et de bois brut. Il y avait de profonds sofas en cuir, un écran plat, une chaîne stéréo et un mur couvert de livres et de vinyles. La cuisine ouverte sur le séjour était ultra moderne et comportait même une cave à vin électrique. Une musique lente résonnait en sourdine.
Harry avait du mal à réaliser qu'il se trouvait dans l'appartement de son vieil ennemi d'école, plus habitué au luxe pompeux et froid des vieilles familles de Sang-Pur (lustres de mille bougies, velours, tentures, argenterie…) qu'au design industriel. Pourtant, c'était son appartement, comme l'attestaient les photos de lui dans les cadres. Des photos figées, des photos de moldus. Et dans ces photos, le sorcier de bonne famille de Sang-Pur faisait des choses de moldu : il souriait au restaurant au milieu d'une table d'amis, il posait devant un paysage sauvage et enneigé, il tenait un bébé joufflu entre ses bras… Il tenait un autre jeune homme, entre ses bras, celui qui lui avait ouvert la porte.
- Drake est sous la douche, il sera là dans une minute.
Harry ne l'avait pas entendu revenir. Il tourna les yeux vers le moldu et l'examina. Il le trouva beau, avec ses yeux bleus un peu cernés, son sourire d'enfant amusé. Il se sentit soudain très mal à l'aise. Le moldu l'examinait aussi d'un air amical.
- Vous avez rencontré Drake à La Cave ? demanda-t-il.
- La cave ?
- Oui, chez Paul et Patricia ? Pendant les dégustations ?
Harry ne comprenait rien à ce qu'il disait.
- Pas du tout. On s'est connu à l'école, il y a longtemps.
Le moldu ouvrit de grands yeux à ces mots. Harry croyait ne pas trop se mouiller en disant cela, mais à l'évidence, il venait de faire une bourde.
- A l'école ? Ça alors ! Mais vous connaissiez Drake avant son accident ?
- Euh… Oui.
- C'est incroyable ! Après toutes ces années !
A cet instant, l'objet de leur discussion apparut dans le séjour. Harry eut l'impression que son souffle gela un instant dans ses entrailles. Ça devait être l'effet que ça fait de voir un fantôme.
- Drake ! s'exclama le jeune homme aux cheveux châtains en le voyant. Il a dit qu'il t'a connu à l'école avant l'accident ! Tu le reconnais ?
Draco Malfoy plongea ses yeux gris bien vivants – pas morts, pas carbonisés, pas ectoplasmiques, pas figés par une photo sur papier, ses yeux gris bien vivants – dans ceux de Harry, et Harry sut aussitôt qu'il l'avait parfaitement reconnu. Cette idée fit naître en lui un immense soulagement.
Il y avait un soupçon de terreur sur le visage de Malfoy. Terreur de se savoir démasqué. Terreur d'avoir face à lui un personnage de son passé. S'il avait été amnésique un jour, à cet instant Harry ne pouvait douter que les souvenirs qu'il avait de lui était bien vivaces.
Malfoy articula d'un air grave :
- Je ne sais pas, peut-être…
Le moldu semblait dérouté par son manque de réaction.
- Tout va bien ? demanda-t-il.
L'héritier Malfoy avait peu changé en cinq ans. C'était toujours les mêmes yeux, toujours le même air altier. Sa carrure semblait légèrement plus développée, ses épaules plus carrées. Il avait toujours un petit air de prince, en dépit du jean moldu, et du pull à mailles gris qu'il portait. Ses cheveux blonds n'étaient plus gominés vers l'arrière, il les portait un peu plus longs, lâchés autour de son visage.
Malfoy semblait avoir du mal à détacher les yeux de Harry, comme s'il doutait qu'il fut bien là, au milieu de son salon. Au bout d'un moment qui lui parut interminable, Malfoy arracha son regard de Harry et tourna un faible sourire vers le jeune homme aux cheveux châtains.
- Ça va, dit-il. J'ai eu une drôle d'impression, c'est tout. Sans doute un vieux souvenir qui essaye de refaire surface…
S'il n'y avait eu un fond sonore musicale, le silence dans la pièce aurait sans doute été très inconfortable. Le regard du moldu passait de l'un à l'autre, l'air un peu inquiet. Harry se força à sourire, un goût amer dans la bouche. Il ne savait pas quoi dire. Il était venu ici pour parler à Malfoy, mais il ne voulait pas parler de leur monde devant le moldu. Tant qu'il était là, ils étaient obligés de se réfugier dans une conversation de façade. Mais il n'était pas chez lui. Seul Malfoy pouvait le mettre dehors.
Heureusement, Malfoy poussa un long soupir et rompit le silence.
- Peter, dit-il au jeune homme d'une voix neutre. Tu ne devrais pas y aller ? Tu vas être en retard à ton rendez-vous…
- Si, je devrais, mais…
Le regard du jeune homme glissa sur Harry. Il n'avait visiblement pas envie de les laisser seuls. Le dénommé Peter se rapprocha de Malfoy et demanda d'un ton plus bas :
- Tu es sûr que tu ne veux pas que je reste ?
Harry regarda Malfoy sourire au jeune homme avec douceur.
- Non, dit-il, toi tu vas à ton rendez-vous. Et moi je vais discuter un peu avec Harry du bon vieux temps. On se retrouve ce soir chez Paul et Patricia, d'accord ?
Peter Monroe ne semblait pas totalement rassuré. Sans faire attention à Harry, Malfoy prit le visage du jeune homme entre ses mains et l'embrassa du bout des lèvres. Harry détourna les yeux, affreusement gêné, tandis que Malfoy murmurait des paroles apaisantes. Harry ne pouvait pas ne pas entendre : « je te raconterai tout après… allez, ne loupe pas ton rendez-vous, c'est important aussi... »
Le jeune homme se laissa convaincre. Il mit quelques minutes à rassembler ses affaires. Pendant ce temps, Malfoy proposa quelque chose à boire à Harry comme si de rien n'était. Peter enfila une veste en cuir, chercha ses clefs, se versa du thé chaud dans un mug à emporter, mis la bretelle d'une besace sur son épaule et se tourna vers Harry :
- Eh bien, peut-être à une prochaine fois ?
- Peut-être, fit Harry.
Peter lui sourit et jeta un dernier regard à Malfoy avant de partir. Harry songea qu'il avait l'air très amoureux. Traiter Malfoy comme un criminel lui semblait soudain curieusement difficile. Comme si on ne pouvait pas être un salaud et inspirer de tendres sentiments à la fois.
La bruit de la porte se refermant sur le petit ami de Malfoy résonna dans l'appartement. Draco avait posé deux tasses de thé sur la table basse du salon. Le témoin gênant était parti. Harry pouvait redevenir lui-même.
Il eut un sourire en coin, soudain plein d'assurance d'avoir débusqué Malfoy dans son repaire. Il fit mine de regarder autour de lui d'un air appréciateur et se laissa tomber crânement dans un fauteuil, s'installant comme chez lui. Avisant une énorme citrouille évidée et sculptée avec soin, il dit d'un ton badin :
- Bientôt Halloween, hein ?
Maintenant qu'il y faisait attention, d'autres petites courges en tout genre décoraient l'appartement.
- Pete aime beaucoup Halloween, dit Malfoy entre ses dents.
Il était resté debout, les mains dans les poches, à le fixer d'un air de colère froide.
- C'est très coquet chez toi, continua Harry sur le même ton désinvolte.
- Est-ce que t'es venu foutre ma vie en l'air, Potter ? attaqua Malfoy.
Harry se demandait combien de temps il allait tenir. Il leva les mains pour l'apaiser.
- Loin de moi l'idée d'interférer dans ton petit bonheur conjugal. Et je ne t'ai pas retrouvé pour le simple plaisir de parler du bon vieux temps. Si je suis là, c'est que j'ai besoin d'un service que toi seul peut me rendre. Une question de vie ou de mort.
- Sans blague ! Toi, tu as besoin de moi ?
- Ouais… Ça ne me réjouit pas plus que toi, tu sais. Si tu daignais t'asseoir, je pourrais t'expliquer en détail.
Malfoy le considéra d'un air méfiant avant de s'asseoir.
Harry lui résuma rapidement la situation. Lui racontant brièvement les circonstances dans lesquelles Ron avait contracté son infection, lui expliquant leur impossibilité de trouver une personne capable de confectionner l'onguent nécessaire à sa guérison, mais leur croyance dans le fait que lui, Malfoy, l'ancien premier de la classe indétrônable en potion, le digne élève de Snape, puisse y parvenir.
A un moment, gêné par la musique, Harry fit un petit geste inconscient de ses doigts pour arrêter le tourne-disque. Malfoy sursauta et l'interrompit d'un ton irrité : « ne fais pas ça chez moi s'il te plait ! ». « D'accord, désolé », répondit Harry, surpris par sa réaction épidermique.
- Je n'ai pas fait de magie depuis plus de cinq ans, dit Malfoy d'une voix atone lorsque Harry termina son récit. Je ne sais même pas si je suis encore capable de le faire.
- Il vaudrait mieux.
- Et si je refuse ?
- Comme tu l'as très justement fait remarquer, j'ai le pouvoir de foutre ta vie en l'air. Tout le monde te croit mort chez nous, mais il suffit d'un mot de ma part pour qu'on ouvre une enquête à ton sujet… Et vu les représailles judiciaires qui t'attendent, mieux vaut pour toi que tu continues à être mort.
Malfoy posa le visage dans ses paumes et se frotta les yeux, l'air abattu.
- Bravo alors… Je suis coincé.
- Ça ne me plaît pas plus qu'à toi d'en arriver là…
- Menteur, souffla Malfoy sans le regarder. Me coincer, ça a toujours été ton truc.
Harry ne trouva rien à répondre à ça. Leur sixième année lui donnait trop raison.
- Une dernière chose, ajouta Harry à voix basse. Je veux que tu me racontes ce qui s'est passé pour toi ces cinq dernières années.
Malfoy sortit le visage de ses doigts pour le contempler.
- Qu'est-ce que ça peut bien te foutre ?
- J'aime bien comprendre, c'est tout. Jusqu'à encore récemment, je te croyais mort. Je croyais aussi que tu préférerais te trancher les veines plutôt que de toucher un moldu... Et je te trouve ici, à vivre au milieu d'eux, à partager ton appartement avec l'un d'eux, à prétendre être l'un d'entre eux… T'as vraiment bien berné ton monde. Toutes mes certitudes s'effondrent. Je veux comprendre comment c'est arrivé.
Malfoy avait la bouche qui tremblait un peu. Harry n'aurait su dire si c'était de honte, de tristesse ou de rage.
- C'est ça ton deal ? Tu veux une bonne histoire, une potion pour guérir ton pote, et tu me laisseras tranquille ? Tu me le jures ?
- Oui, je te le jure.
- Tu me jures aussi que tu laisseras Peter en dehors de ça ?
- Mais oui ! s'énerva Harry. Il m'intéresse pas, ton Peter…
- Y'a plutôt intérêt !
Malfoy prit une profonde inspiration et se releva.
- Bon, si je dois me lancer dans ce genre de récit, il va me falloir un truc un peu plus costaud qu'une tasse d'Earl Grey...
Malfoy alla droit vers la cave à vin, y prit une bouteille de rouge, la déboucha avec des gestes expert, ajouta un dropstop au goulot et remplit deux grands verres ballons.
- Non merci, déclina Harry quand le blond posa l'un des verres devant lui sur la table basse.
- T'en auras sûrement envie après, contra Malfoy. De toute façon il est un peu frais pour le boire tout de suite, laisse-le se réchauffer.
Comme un rituel, Malfoy fit tourner le liquide couleur grenat dans son verre et respira l'arôme qui s'en échappait. Ce geste sembla lui faire oublier la présence de Harry pendant une seconde.
Puis il posa son verre, attrapa un paquet de cigarettes dans sa poche et en colla une à ses lèvres.
- Je ne devrais pas, dit-il comme pour lui-même. Ça tue les papilles gustatives… Mais bon, tant pis.
Il n'était pas seize heures, mais il commençait déjà à faire sombre dans l'appartement. En automne à Londres, la nuit tombait vite. Malfoy tendit la main et alluma une grosse lampe ronde. Un halo de lumière se forma autour d'eux.
Malfoy alluma sa cigarette et commença son récit.
- Ça s'est passé presque à la fin de ma septième année, en mai ou en juin… Tu n'étais pas là, occupé à faire je ne sais quoi, à courir la campagne, paraît-il… Tu ne sais pas comment c'était… Poudlard était devenue une caserne militaire. Les Serpentards étaient devenus rois… On l'avait toujours voulu, et ça y'était. Nous étions enfin, officiellement, des tyrans. Et nous nous étonnions de trouver ça… Différend. Amer. Et pesant. Très loin de ce que nous avions imaginé.
Mes parents et moi, nous planifions notre fuite depuis de longs mois… C'est ce qui était prévu. On disait que tu préparais ton armée, prêt à marcher sur Poudlard. L'issue de la guerre se faisait imminente, avec uniquement deux options possibles : soit ton camps gagnait, soit le Seigneur des Ténèbres triomphait. Dans les deux cas, notre sort n'avait rien d'enviable. Nous restions des esclaves à la merci du Lord pour l'éternité, ou nous nous faisions étriper dans la purge d'après-guerre. Il fallait qu'on parte, avant qu'une de ces deux réalités nous rattrape…
Alors tout était prêt. On devait filer vers l'Amérique du Sud. On guettait l'occasion depuis des semaines. Un jour, à Poudlard, j'ai reçu un message de ma mère : « c'est pour ce soir ». Je suis rentré au manoir aussi vite que j'ai pu. Je pensais avoir été discret… Je pensais que personne ne savait…
A cette époque, j'avais une… une sorte de relation, avec un de mes camarades. Théodore Nott. Tu vois qui, pas vrai ? Nott, il était toujours resté en marge de notre petit groupe, comme s'il n'avait besoin de personne. Un solitaire. Il semblait toujours si loin… Nous nous étions côtoyé pendant sept ans sans jamais échanger plus de deux mots à la fois. Un mystère complet.
Je ne sais pas pourquoi, cette année là, lui et moi… On s'est mis à se voir, dans des coins reculés du château. Les premières fois ce fut par pur hasard. Je découvrais soudain que nous partagions la même solitude, le même amour des coins reculés et venteux, avec des vus sur le ciel.
Au début on ne faisait que discuter - enfin… ce qui se rapprochait le plus d'une discussion avec Théo. C'était un taiseux, avec lui tout semblait simple, laconique. Je découvrais soudain qu'avec lui les mots exprimaient exactement ce qu'ils devaient exprimer, pas de double sens, pas de calcul… Sans doute était-ce pour cela qu'il s'était abstenu de nous fréquenter toutes ces années. Théo était un vrai. Flambant d'ambition, intelligent jusqu'au génie… Mais honnête. Un pur.
Ces moments seuls avec lui étaient mes bouffées d'oxygène. Avec lui j'oubliais mon personnage de tyran. Je me sentais vraiment moi ; là, le dos contre la pierre, les pieds dans le vide, son épaule contre la mienne, le vent sifflant à mes oreilles…
Et puis... Une chose en entraînant une autre... On est devenus intimes… Et j'ai commencé à être sacrément con.
Je n'ai pas compris… qu'il tombait amoureux de moi… Je n'ai pas compris l'absolu de son caractère. Il n'y avait aucune demi-mesure avec Théo. Nous discutions ; nous étions amis. Nous faisions l'amour… Nous nous appartenions. Dans son esprit, c'était aussi binaire que ça. Il donnait tout, ou rien. Et avec moi, il avait choisi que ce serait tout.
Théodore avait trouvé le moyen de connaître mes moindres faits et gestes. Je n'ai jamais bien compris le procédé, je ne l'ai pas vu faire… Je n'ai pas vu sa fragilité, je n'ai pas vu qu'il était prêt à la pire des folies pour rester avec moi. Théo, par ma faute, nous avait sous sa coupe, mes parents et moi. Et nous l'ignorions.
Ce soir-là, en arrivant au manoir, j'ai trouvé ma mère, dans le salon. A ma grande surprise, Théo, que je pensais avoir laissé dans la salle commune des Serpentards quelques heures plus tôt, était avec elle, la tenant en joue de sa baguette. Il roulait des yeux comme s'il était fou, il pleurait convulsivement. Lui si réservé, si stoïque, je ne l'avais jamais vu dans cet état... Il disait qu'il ne pouvait pas me laisser faire ça, qu'il ne pouvait pas me laisser partir, parce qu'il allait crever sans moi ; alors il avait prévenu le Seigneur des Ténèbres de notre fuite, et lui allait nous forcer à rester. C'était mieux pour nous, c'était mieux pour tout le monde.
J'étais tétanisé. Je ne savais pas même quoi dire pour essayer de le dissuader. Je le regardais menacer ma mère et pleurer en disant qu'il m'aimait, et je tremblais sans rien dire. J'étais mortifié qu'il révèle notre liaison devant elle… Ça aurait dû être le cadet de mes soucis, et pourtant, la honte me paralysait.
Ma mère en revanche, ne semblait pas impressionnée pour deux sous. Froidement, alors que l'attention de Théo était concentrée sur moi, elle s'est écartée de nous, elle a saisit un tisonnier contre l'âtre et l'a abattu violemment contre le crâne de Théo. Il s'est effondré à mes pieds et en quelques secondes, le tapis a été gorgé de son sang.
Ça a été tellement rapide… Tellement surréaliste. Ma mère a arraché la broche sur ma veste et l'a accroché à celle de Théo qui gisait à nos pieds. Ses gestes étaient précis, calculés. Sa main ne tremblait pas.
Elle m'a dit d'un ton sévère que c'était trop tard pour s'enfuir, trop tard pour mon père et elle, mais que moi j'avais une chance de m'en tirer, qu'il fallait « saisir l'occasion ». Je ne comprenais rien à ce qu'elle disait. D'un mouvement de sa baguette, elle a fait pleuvoir le feu dans le salon. Les tentures, les fauteuils, le corps de Théo… Tout s'est embrasé d'un coup comme de la paille.
Elle m'a traîné dehors. Elle m'a dit de ne plus jamais utiliser la magie, plus jamais. Qu'ainsi je ne laisserai plus de trace et que je passerai pour vraiment mort à leurs yeux. Que c'était ma condition pour être libre. Elle m'a serré contre elle. Elle m'a demandé pardon. Le feu se répandait à grande vitesse à travers le manoir. Elle a changé ma chevalière en portoloin et je me suis senti emporté.
J'ai atterri dans le Londres moldu, en plein Picadilly Circus, choqué et à moitié mort de chagrin. J'ai vomi mes tripes sur le trottoir. Je pleurais convulsivement comme Théo à peine quelques minutes auparavant, comme s'il m'avait refilé une sorte de virus ultra-contagieux. J'avais encore dans les narines l'odeur du brûlé et de son sang…
On m'a dit que j'avais été fauché par un bus ce soir-là. Les témoins ont dit que je déambulais, que je marchais n'importe comment sur la route, comme si j'étais ivre… Je ne m'en souviens pas clairement. La dernière chose dont je me souvienne c'est d'une petite vieille penchée sur moi me demandant « tout va bien mon grand ? » Je ne sais pas si c'était avant ou après l'impact.
Je me suis réveillé à l'hôpital moldu, quelques jours plus tard, avec l'impression d'avoir sombré en enfer.
J'avais des tubes branchés partout, des aiguilles dans les bras, des tuyaux qui me sortaient du nez, la jambe emprisonnée dans un plâtre jusqu'à la cuisse ; ça clignotait, ça vrombissait de partout… Et la douleur, putain, la douleur… Les anti-douleurs moldus, c'est vraiment de la merde. Ils ne voulaient pas me donner de morphine au début, parce qu'ils avaient peur que je sois un drogué. Ma baguette avait été brisée nette dans la collision avec le bus. J'étais seul, sans magie, le corps greffé à des machines étrangères, totalement dépendant des infirmières…
On m'attachait jour et nuit pour que je n'arrache pas mes perfusions. La police est venu m'interroger pendant des heures, sidérée de constater que je ne savais pas qui était la foutue reine d'Angleterre ou à quoi servait un ordinateur. J'ai eu droit à des tests neurologiques, des prises d'empreinte, des tâches d'encre, le neurologue n'arrêtait pas de défiler dans ma chambre, avec ses élèves, j'étais un super cas d'école apparemment ; ça a été vraiment, vraiment très pénible…
J'ai passé des semaines à fixer le plafond, à espérer crever là, car sans doute rien de bon ne m'attendait dans un monde sans magie, sans personne. Je passais mes journées à chialer tout seul, vide de toute envie. Les infirmières laissaient la porte grande ouverte en permanence pour garder un œil sur moi, elles avaient peur que je « fasse une bêtise ».
C'est là que… j'ai fait sa connaissance.
Il venait à l'hôpital plusieurs fois par semaine, il accompagnait sa tante pendant ses dialyses.
Je faisais une crise d'angoisse, seul dans ma chambre grande ouverte. C'était la première fois que ça m'arrivait. J'étais là, les paupières serrées, à hyperventiler bruyamment avec la sensation d'une mort imminente, quand j'ai senti une main se poser délicatement sur mon torse et une voix a fait au-dessus de moi :
- C'est juste une crise de panique, c'est pas grave.
- Quoi ? ai-je balbutié en ouvrant les yeux.
Il me regardait avec compassion.
- Une crise de panique. Tu ne vas pas mourir. Ça va passer, respire. Respire comme si ma main était un oiseau et que tu essayais de le chasser en respirant profondément.
J'ai fait ce qu'il a dit. Il avait raison, au bout d'un moment, je me suis calmé. Il a retiré sa main et m'a souri. J'ai voulu savoir son nom.
- Peter.
C'est con, sur le coup, j'ai cru qu'il avait dit « Potter ». Je l'ai fait répéter.
- Et toi ? m'a-t-il demandé. Oh pardon, c'est vrai… J'ai entendu les médecins discuter à ton sujet, ils disent que tu es amnésique.
- Ouais… Ouais c'est vrai… Mais mon prénom, je m'en rappelle, je crois… Je crois que c'était quelque chose comme… Drake… Ou alors j'ai juste envie de penser ça parce que j'aime le son que ça fait.
Il a rit.
- J'aime aussi le son que ça fait. « Drake ».
A partir de là, j'ai commencé à aller mieux. Peter revenait très souvent. Presque tous les jours à un moment, ça avait commencé à me paraître naturel. Il m'apportait son i-pod, il m'apprenait à m'en servir, il mettait ses musiques préférés dessus et me le laissait le soir. Je ne supportais pas la télévision, à laquelle je ne comprenais encore rien à ce moment-là. Il m'apportait des livres, Keats, Shakespeare, Apollinaire… J'étais étonné de voir que les moldus parlaient sans arrêt de la magie, même s'ils n'en faisaient pas.
Les infirmières ne m'attachaient plus. J'avais cessé de me battre contre elles. Oh, attends, une seconde.
Harry ouvrit de grands yeux quand Malfoy se leva et alla ouvrir la fenêtre à un chat tout gris qui venait d'y apparaître.
- Lady ! Allez viens, mais viens minou, allez… Lady… Mais t'es bête… Allez ! Voilà…
Le félin rentra dans l'appartement d'une démarche chaloupée et posa sur Harry un regard intrigué.
- Finis ton verre, intima Malfoy à Harry. Je vais déboucher une autre bouteille.
Cette fois Harry ne protesta pas et termina obligeamment son verre. Le vin laissait un petit goût poivré sur le bout de sa langue en fin de bouche – il n'y connaissait rien, pourtant, il appréciait grandement cette sensation. Il faisait complètement noir à l'extérieur à présent.
- Où en étais-je ? demanda Malfoy quand ils furent tout deux resservis.
- Tu me racontais les détails touchants de ta rencontre avec le gentil Peter...
Malfoy fronça les sourcils.
- Tu te moques de moi ?
- Non, non. Je t'assure.
- Parce que je me fous de ce que tu penses tu sais, affirma Malfoy d'un ton aigre.
Harry songea que le vin les avait rendu tous les deux un peu ivres. Chaque mot de Malfoy l'imprégnait comme une goutte d'eau tiède, et Malfoy s'épanchait comme quelqu'un qui n'avait pas pu parler depuis très, très longtemps.
- Et puis c'est toi qui a voulu savoir ce que j'étais devenu ces cinq dernières années…
- C'est vrai.
- Alors il va falloir que tu entendes parler de ma touchante histoire avec Peter, parce qu'il est au centre de ces cinq dernières années.
- J'ai saisi, c'est bon ! Continue donc...
Malfoy soupira, l'air incertain. Il regarda le fond de son verre comme pour y chercher le fil de son récit.
- J'ai fini par me remettre de mes blessures. On m'a orienté vers un foyer pour jeunes en rupture familiale. J'ai dormi quelques temps dans un dortoir, en compagnie de jeunes paumés, des fugueurs, pour la plupart. Chaque semaine, je devais encore me rendre à l'hôpital pour ma rééducation et mes séances avec un psychologue… C'est tellement étrange de se remettre de blessures sans magie… Avant, je savais que l'on pouvait me ressouder les os en une seconde, une grippe sévère était l'affaire d'une potion. Je n'avais jamais peur de me blesser ou de prendre froid. Mais maintenant c'est fini. Je dois suivre un chemin naturel et attendre que mon corps se régénère de lui-même, en endurant pleinement la fièvre et les douleurs. Je ne peux plus me permettre de faire n'importe quoi.
Je réalisais soudain combien nous sommes fragiles, j'avais l'impression de redécouvrir mon corps. Je redécouvrais énormément de choses, en vérité… C'était comme si toutes les lois physiques que je connaissais avaient été bouleversées. C'était épuisant, d'apprendre à vivre dans un nouveau monde. Épuisant, mais curieusement exaltant aussi.
Oh, tu dois te demander comment faisait un type sans un sou en poche pour avoir accès aux meilleurs soins ? Tout cela n'était pas gratuit, bien évidemment… Mais je ne le savais pas au début. Quelqu'un a payé, sans que j'en sache rien. Et bien plus tard, lorsque j'ai ouvert mon premier compte, je me suis aperçu un jour qu'une formidable somme d'argent moldu était apparu dessus comme par miracle.
Quoi, tu ne te doutes pas ? Ma mère… Je parie qu'elle vous fait croire qu'elle est aussi démunie qu'une enfant sans son doudou… Elle a toujours bien su cacher son jeu, ma mère. Je parie que tout le monde s'est fait avoir. Je n'ai pas eu le moindre contact avec elle depuis cinq ans. Mais cet argent qui apparaît de temps en temps sur mon compte, c'est elle, j'en suis persuadé…
Le foyer m'a aidé pour les démarches administratives. J'ai retrouvé une identité temporaire, j'ai eu le droit de choisir un nouveau nom… On m'a montré comment me servir d'une carte bleue, d'un téléphone, on m'a montré où faire mes courses, comment utiliser les transports en commun…
J'étais souvent fourré chez Peter. A l'époque, il vivait dans la grande maison de sa tante Julia, à Hampstead. C'était une femme tellement belle et drôle, Julia. Et très malade aussi. Peter l'adorait. Il était venu vivre chez elle à Londres, moins pour faire ses études que pour veiller sur elle, alors qu'elle attendait une greffe de rein. Peter et elle n'arrêtaient pas de me proposer de m'installer là en attendant que je « retrouve mes marques », que je trouve un job et un appartement. Ils craignaient qu'il m'arrive quelque chose dans ce foyer. Et Julia avait beaucoup de place chez elle. J'ai fini par le faire, au bout de deux mois. Pas que j'avais peur des jeunes punks qui vivaient avec moi, mais plus les semaines passaient plus il m'était dur de quitter Peter le soir, pour rentrer dans mon dortoir…
Peter m'a tout appris… Tout ce que j'aime aujourd'hui et qui me tient lieu de monde me vient de lui… Il m'a présenté à tous ses amis, qui sont devenus les miens, et toute sa famille aussi m'a adopté comme l'un des leurs… Il m'a présenté Paul et son épouse, Patricia, qui sont devenus mes employeurs.
Pete m'a sauvé. Sans le savoir, il a défait toute mon éducation et m'a appris à aimer un monde qu'on m'avait poussé à mépriser toute ma vie. Il m'a appris à m'écouter, à me nourrir des autres avec bienveillance, sans chercher à les contrôler. Il m'a appris à accepter mes émotions, et à les exprimer sainement. Il m'a tout donné sans jamais rien attendre de moi en retour. Je pense qu'il n'est même pas conscient des changements qu'il a opéré chez moi, il doit croire que j'étais déjà comme ça, avant…
Lui et moi, on s'est longuement, très longuement tourné autour… Pendant des mois, on savait que l'on s'aimait, sans rien en faire… C'était délicieux… Ces longues ballades avec lui, sans avoir besoin de meubler le silence, juste plein de lui, de sa présence, de son sourire en coin, de mon amour pour lui… Tu connais ça Potter ? Cette impression, quand juste savoir que cette personne existe, là, prêt de toi, suffit à te remplir ? Lui enrouler le cou dans ton écharpe et penser que c'est une partie de toi qui maintient la chaleur sur sa peau ?
Qu'est-ce qu'il y a ? Tu fais une drôle de tête, Potter. Ça te dégoûte, c'est ça ? Ok, je vais pas te torturer davantage à te relater mes dégoûtantes aventures homosexuelles avec Pete… Changeons un peu de sujet. Parlons de la manière dont j'ai occupé mon temps, en me trouvant une carrière non-magique.
Mon père, comme tu le sais très bien, a toujours rejeté en bloc les moldus et leur culture. Mais il y a une chose pourtant qu'il tolérait venant d'eux : le vin.
Mon père en raffolait tellement qu'il parvenait à fermer les yeux sur son origine. Quand on l'interrogeait sur ce loisir peu sorcier, il ripostait que le vin venait de l'alchimie de la terre, et pas des hommes qui le mettaient en bouteille – ce à quoi je pense qu'il se trompait lourdement. Lorsqu'il était d'humeur à faire de l'humour noir, il ajoutait qu'il fallait bien des moldus pour faire du vin, et que c'était là à ses yeux leur meilleur excuse pour exister.
Il m'a appris pendant des années à déguster le vin, sans que je m'en aperçoive. Très jeune, quand je vivais au manoir, il me servait un verre et me le faisait respirer longuement, pour m'habituer aux arômes… Plus tard, il me faisait de longues envolées lyriques sur les accents taniques d'un merlot, ou le fruit rouge perlant d'un petit vin peu connu… Mon père était capable d'une tendresse extraordinaire lorsqu'il parlait de vin.
Paul et Patricia tiennent une cave et un restaurant très recherchés de produits français. Quand Pete m'a présenté à eux, Paul m'a servi un verre de vin, et m'a observé d'un air étonné pendant que je le faisais tourner instinctivement dans mon verre. Il m'a demandé de décrire ce que je sentais dedans. Je m'en rappelle tellement bien… C'était un blanc… Beurre fondu, arôme de foin, une pointe de romarin… Ma réponse l'a impressionné.
J'étais officiellement amnésique, encore en rééducation, et je n'avais aucune perspective devant moi, sans le moindre diplôme et loin d'avoir le niveau pour faire des études moldues... Mais j'avais visiblement et contre toute attente ce que Paul appelle « un nez ». Il m'a proposé de me former, dans son restaurant. Pendant deux ans j'ai suivi une formation de sommelier chez lui. A présent qu'ils envisagent d'étendre leur entreprise, je travaille avec eux comme associé, tout en continuant à me former en œnologie. J'organise les dégustations, je recherche les meilleurs accords mets/vins, je voyage pour découvrir de nouveaux trésors… On m'a même approché pour rédiger une rubrique dans un journal spécialisé.
Paul dit souvent que j'ai beau être amnésique, mes parents, ou qui que ce soit qui m'aient élevé, ont laissé dans ma mémoire la plus belle sensibilité qui soit pour le monde du vin, et que même si je ne me rappelle pas d'eux c'est un beau présent à chérir. Paul et Patricia sont devenus de mes plus proches amis. Ils m'ont montré une voie que je n'aurais jamais cru possible, ils m'ont accueilli comme leur fils de cœur. Je suis même parrain de leur dernier fils…
Voilà… Voilà Potter. Tu voulais savoir ce que je suis devenu ces dernières années ? Que pourrais-tu vouloir savoir de plus ? Ai-je satisfait ta curiosité ?
Ils s'étaient tous les deux progressivement avachis dans les sofas au fur et à mesure du récit et de la baisse de niveau dans la bouteille de vin. La chatte grise, Lady, s'était installée en travers des genoux de Harry et ronronnait alors qu'il lui grattait doucement le cou.
Harry resta silencieux un long moment sans savoir quoi dire.
- Et il fait quoi dans la vie Peter ? demanda-t-il dans le silence qui s'était installé.
- Il est artiste, répondit Malfoy.
Harry acquiesça, surpris par son laconisme alors que quelques instants auparavant Malfoy semblait ne plus vouloir s'arrêter de parler de son amant.
- Tu as su que la guerre était terminée ?
- Oui. Je l'ai senti…
Malfoy s'alluma une cigarette et ferma les yeux en fumant, l'air apaisé. Il souffla :
- Bizarrement ça m'a fait du bien de te raconter tout ça. C'est la première fois que je peux raconter vraiment ce qui m'est arrivé...
Harry avait chaud, et la tête qui bourdonnait.
- Tu pourrais revenir, murmura-t-il.
- Quoi ?
- Tu pourrais revenir. Toute à l'heure, je m'amusais à te faire peur avec ces histoires de poursuites judiciaires, mais la vérité c'est que si tu te livrais aux autorités magiques maintenant, tu serais certainement gracié, et…
- Tu plaisantes là, Potter ?
Malfoy le regardait avec effarement.
- T'as donc rien écouté de ce que je t'ai dit ?
- Allons, Malfoy… Tu as vraiment fait de remarquables efforts pour t'intégrer, je le reconnais, et c'est bien, mais... Mais enfin, ce…
Harry chercha ses mots, promenant son regard autour de lui et finit par s'écrier en faisant un geste d'ensemble :
- C'est pas ton monde, ça ! Tu ne me feras pas croire que tu es parfaitement heureux comme ça, que ça ne te manque pas ! Que tu ne donnerais pas n'importe quoi pour pouvoir faire de la magie à nouveau !
Malfoy le dévisageait comme s'il venait de le gifler.
- Tais-toi, gronda-t-il, tu n'as aucune idée de ce dont tu parles !
- Oh, au contraire, je le sais très bien ! J'ai vécu dix années de ma vie chez les moldus avant de découvrir que j'étais un sorcier ! Pour rien au monde je ne voudrais faire le chemin inverse !
Harry avait apparemment appuyé sur un nerf sensible. Malfoy explosa :
- Tu crois que je fais semblant ? Que je m'accommode bon gré mal gré de la vie que je me suis construite ici en rêvant secrètement de retrouver le bon vieux temps ? T'as pas l'air d'avoir compris, Potter : j'adore ce que je fais ici ! J'aime tout ce que je découvre : j'aime me balader dans les quartiers moldus avec Pete, j'aime aller au cinéma, aux concerts de rock, j'adore la musique qu'il m'a fait découvrir… Joy Divison, Pink Floyd, The Beatles... je n'avais jamais rien écouté d'aussi bon depuis ma naissance ! J'aime regarder des séries stupides avec Pete sur cet écran plat, j'aime lire du Shakespeare, j'aime flâner dans les expositions d'art moderne... J'adore mon métier, j'adore les personnes dont je me suis entouré ; avec elles il n'y a pas de politique, pas de question de pouvoir et de domination, j'ai des rapports sains et épanouissants avec les gens ! C'est un truc que je n'avais jamais connu avant ! Est-ce que je pense que la magie pourrait rendre ma vie meilleure qu'elle ne l'est actuellement ? Absolument pas ! Est-ce que je regrette parfois, de ne pas pouvoir parler avec Pete de mon enfance, lui faire partager mes souvenirs comme lui le fait avec moi ? Lui expliquer d'où vienne mes cauchemars, ma marque des Ténèbres ? Bien sûr… Parfois j'aimerais réparer son fichu tourne-disque d'un coup de baguette plutôt que de l'emmener tous les deux mois chez un spécialiste hors de prix… Ou lui faire avaler un peu de pimentine pour guérir son rhume au lieu de l'entendre souffrir à respirer comme en apnée pendant des jours… Mais tu sais quoi ? C'est pas grave, c'est pas important ! La magie, à côté de ça, ça vaut que dalle. Et tu le saurais peut-être si tu avais vécu avec les bonnes personnes !
Malfoy avait la voix éraillée et les yeux plein de larmes en disant cela. Harry ne voulait pas le croire… Il fallait qu'il trouve un argument, parce que cela lui semblait intolérable, cette idée le brûlait, que Draco Malfoy (pas Drake Malloy, putain !) son ennemi d'enfance, sa petite ordure à lui, doté jadis d'ambitions dévorantes et d'une imagination inépuisable pour le faire chier, se contente d'une petite vie de moldu bien établi, avec un gentil petit-ami et un chat câlin.
- Et ta mère ? Tu n'aimerais pas la revoir ? Elle qui a tout sacrifié pour te sauver la mise ? Tes amis… ?
- Potter, franchement… ! A qui je manque là-bas ? A ma mère oui, sans doute. Ma mère, qui a fracassé le crâne de mon seul véritable ami et amour de jeunesse sous mes yeux. C'est sûr, elle a mis beaucoup de bonne volonté pour me protéger mais… tu crois vraiment qu'on peut faire table rase de ce genre de chose ? Tu crois que j'ai envie de retrouver Pansy, avec qui j'entretenais un simulacre d'affection à la demande de mes parents, et que je quittais le soir pour me glisser dans les bras d'un garçon ? Tu crois vraiment, que j'ai envie de retrouver toute cette clique de sorciers bien pensants qui me mépriseront jusqu'à la fin de mes jours pour mes erreurs passées ? Je préfère carrément ne pas avoir de passé, plutôt que d'avoir à m'en excuser éternellement !
- Tu pourrais leur prouver qu'ils ont tort ! Les envoyer chier ! Redorer le blason de ta famille, te battre ! Tu avais tellement de capacités, tu aurais pu devenir un grand maître des potions, quelqu'un de respecté, avec du pouvoir, de l'ampleur… Et tu te contentes de picoler du vin, et ça te rend heureux ? Putain, t'es devenu une chiffe molle ou quoi ?! Je t'ai pas connu comme ça ! Tu me déçois, et tu me dégoûtes avec ton bonheur facile…
- Et toi, Potter ? grinça Malfoy. T'es devenu quoi ces cinq dernières années ? Je vois un écusson d'Auror sur ta veste… Félicitations, je vois que t'as pas fini de sauver le monde… D'ailleurs, t'es encore ici pour sauver les miches de quelqu'un, pas vrai ? C'est encore une question de vie ou de mort ? Pourquoi tu t'autorises jamais à être en paix ? Sérieusement, la grande guerre de ta vie est supposée être finie depuis cinq ans, et pourtant t'as encore des cernes de six pieds de long, une gueule à faire peur !
Harry se décomposa. Malfoy continua impitoyablement :
- Ça te chiffonne tant que ça que j'ai pu devenir heureux sans tout ça ? Il faudrait que je sois impliqué jusqu'à épuisement de mes forces pour le bien être de la communauté sorcière pour que tu estimes que j'ai bien exploité mes capacités ? Ça t'emmerde tant de voir que j'ai changé alors que toi t'as pas bougé d'un pouce ?
- Ferme-la.
Harry avait les dents serrées, les yeux brûlants. Le chat s'était sauvé en les entendant crier.
- Sinon quoi ? Tu vas me jeter un sort ?
- Non, je devrais te mettre vulgairement mon poing dans la gueule. C'est comme ça que tu te bats maintenant, non ?
- Aaaaah, Potter et son obstination à laisser des marques… Tu pourrais éviter, t'as déjà fait du beau boulot en sixième année… Je suis marqué à vie, et t'as toujours pas eu ton compte ? Tu sais, Pete peut disserter pendant des heures sur ma cicatrice, à essayer de deviner ce qui a pu me déchirer en deux comme ça… Parfois j'ai l'impression que ça brûle encore, je le lui dis et alors il la caresse et il l'embrasse…
- Mais de quoi tu parles, pourquoi tu me racontes ça ?! TAIS-TOI, TAIS-TOI ! rugit Harry.
Se taire, ils le firent soudain, alors que le son de clefs tournant dans la porte résonna dans l'appartement.
Harry, rouge de colère, s'efforça de reprendre son calme. Il ne voulait pas que le petit-ami de Malfoy pense qu'ils se disputaient violemment un instant auparavant. Malfoy en face de lui semblait partager la même envie, mais avait beaucoup de mal à retrouver une expression impassible.
Ils entendirent Peter poser ses clefs et son sac dans le couloir, se défaire de sa veste. Un instant plus tard, il pénétrait dans le séjour et posait sur eux un regard circonspect.
- Bonsoir, dit-il.
Il ne semblait pas surpris outre mesure de trouver Harry encore là.
- Tu n'es pas venu chez Paul et Patricia, dit-il en s'adressant à Malfoy.
Malfoy faisait la tête de quelqu'un qui vient brutalement de se rappeler de quelque chose.
- Désolé, dit-il d'une voix éraillée. On discutait… Je n'ai pas fait attention.
- Tout va bien ? s'inquiéta le moldu en haussant les sourcils et en avançant vers le canapé où était assis Malfoy.
Celui-ci faisait visiblement de gros efforts pour cacher son agitation, mais le tremblement de ses mains et son souffle erratique le trahissaient.
- Oui, oui… C'était juste… Compliqué, de se souvenir de certaines choses…
Malfoy se leva, rejoignit son ami et l'entoura de ses bras. Peter l'étreignit étroitement en retour, une main dans les cheveux, l'autre lui caressant le dos. Les épaules de Malfoy étaient secouées de sanglots, et Pete jeta un regard surpris et soudain méfiant vers Harry.
Harry n'arrivait pas à détourner les yeux du couple enlacé, figé dans son fauteuil, submergé par un sentiment de honte inexplicable.
- Je crois que tu devrais t'en aller, dit Peter à Harry d'un ton glacial, tenant toujours Malfoy dans ses bras.
Harry le considéra, scié. Ce ton, il le connaissait. Draco Malfoy s'était peut-être imprégné de Peter Monroe, mais il lui avait bien rendu la pareille... Malfoy se trompait en disant que Peter lui avait tout donné sans rien prendre.
- Oui, je vais m'en aller.
Harry se leva, pantelant. Il avait du mal à réaliser que ça faisait des heures qu'il était là.
Il chercha quelque chose à ramasser pour se donner une contenance, mais il n'avait rien à récupérer. Ayant du mal à croire que l'échange était fini, il se dirigea vers la porte de l'appartement et jeta un dernier regard vers Malfoy, cherchant quoi dire pour prendre congé.
Malfoy avait le visage plongé contre l'épaule de Peter, il ne voyait que son front dépasser ; une veine bleuâtre ressortait et y battait à toute vitesse. Il ne leva pas les yeux quand Harry sortit finalement sans un mot.
5 jours plus tard
Un autre soir où la nuit était tombée dès le milieu de l'après-midi.
- Des bonbons ou un sort ?
Harry se retourna vers Malfoy qui souriait, emmitouflé dans un grand manteau noir. Harry était soulagé de le voir d'humeur légère, il avait peur que Malfoy ne soit distant ou désagréable après la dernière fois. Harry sourit en retour et pianota sur la table devant laquelle il était assis d'un air empoté, lui semblait-il, depuis que le blond lui avait dit de s'installer pendant qu'il allait chercher les boissons.
C'était le soir d'Halloween, et des gamins déguisés ne cessaient de passer devant la vitre du Starbucks d'Oxford Street où Harry et Malfoy s'étaient donné rendez-vous. Pas que des gamins d'ailleurs, les jeunes adultes semblaient affectionner tout autant l'art de se grimer, et ils y déployaient manifestement des trésors de créativité.
Malfoy tenait entre ses mains deux grandes boissons chaudes. Les prénoms « Harry » et « Drake » étaient inscrits au feutre noir sur le carton des gobelets.
Malfoy posa les consommations sur la table.
- Tu ne voulais rien à grignoter ?
- Non merci.
- Je ne peux pas rester très longtemps. J'ai des projets pour la soirée.
- Pas de problème.
« Halloween », se rappela Harry. « Pete adore cette fête. » Malfoy et lui allaient sans doute se rendre à une soirée déguisée, à une murder party ou quelque chose dans ce goût-là… Malfoy allait même peut-être revêtir un costume de revenant, de vampire, ou de psychopathe - quelle ironie. Lui et Peter boiraient du potage au potiron, du vin, et en rentrant chez eux, ils feraient l'amour...
Harry ne savait pas pourquoi il n'arrêtait pas de songer à la vie sexuelle de Malfoy avec ce moldu. Il tourna le visage vers la vitre, tâchant de focaliser son esprit sur autre chose. Il eut de quoi, car une jeune fille déguisée en spectaculaire mariée zombie passa alors et le regarda d'un air inquiétant.
- Voilà, fit Malfoy d'une voix douce, le ramenant à la réalité.
Il avait posé un paquet soigneusement emballé sur la table.
- C'est… l'onguent ?
- Quoi d'autre ?
- Tu n'as pas eu trop de mal à le faire ?
Malfoy eut un petit sourire et porta la boisson à ses lèvres.
- Pas vraiment.
Harry baissa la voix.
- Tu as dû… utiliser de la magie pour le fabriquer ?
- Non, ce n'était que de la cuisine, pas d'incantation.
Malfoy employait un ton léger mais ses yeux baissés trahissait une certaine tension. Harry comprit qu'il craignait de revenir sur le sujet de la magie. Après tout, c'était la première fois en cinq ans qu'il fabriquait une potion… Peut-être cela avait-il ravivé quelque chose, une envie, une aspiration… ?
Harry empocha discrètement le paquet en essayant de faire taire l'espoir confus qui était né en lui à cette pensée.
- Tu as probablement sauvé la vie de Ron. Je ne sais pas comment te remercier...
- On avait un marché, non ? protesta doucement Malfoy. Tu ne me dois rien… Au passage, merci de m'avoir fourni tous les ingrédients. Je ne me voyais vraiment pas aller faire mes courses comme si de rien n'était sur le Chemin de Traverse.
- C'est normal.
- Tu sais… Je voulais m'excuser pour la dernière fois. Je n'avais pas à te dire ça, c'était nul.
Harry ne s'attendait pas à ce qu'il mette ainsi les choses sur la table, tout à trac. Ça le prenait de court, lui qui avait longuement anticipé cette conversation dans sa tête et qui pensait aborder le sujet le premier.
- Non, non, c'est moi, je l'ai bien cherché. Je t'ai jugé, j'ai été con... Excuse-moi.
Voilà, c'était fait. Il semblait à Harry qu'il avait plus à exprimer sur la chose lorsqu'il y avait pensé, mais il ne savait plus quoi dire à présent. Il vit que Malfoy l'observait.
Harry porta la boisson à ses lèvres pour se donner une contenance. Goût sucré de pain d'épice.
- C'est bon, dit-il.
- Ça te plaît ? C'est leur grand classique d'automne.
- Tu t'y connais vraiment bien, sourit Harry en essayant de masquer sa gêne.
- J'ai de nouvelles habitudes…
Un silence flotta entre eux. Harry remarqua que Malfoy tripotait machinalement le collier en carton de son gobelet. Harry prit une grande inspiration.
- Je… Tu sais, je me suis dit que… Je n'ai pas très envie d'avoir de tes nouvelles dans cinq ans, à la prochaine urgence mortelle. Alors, même si tu ne souhaites pas revenir dans le monde magique – ce que je respecte, quoique j'ai pu dire la dernière fois - je me demandais si tu avais envie qu'on aille prendre un café, de temps en temps ?
Malfoy le contemplait d'un air indéchiffrable.
- Tu as envie de traîner avec moi maintenant ? demanda-t-il avec un sourire penché.
- Tu parlais de rapports sains avec les gens, dit Harry. Et il me semble effectivement que tu es devenu plus décent à fréquenter après toutes ces années.
- Trop gentil, merci ! s'esclaffa Malfoy.
Harry se fustigea intérieurement. Pourquoi toutes les choses qu'il avait envie de lui dire finissaient-elles par sonner comme des insultes ?
- Enfin, je… Je veux dire que ça me plairait, de faire un peu plus connaissance avec Drake Malloy. Il aurait peut-être deux trois choses à m'apprendre, sur la façon d'aller de l'avant…
Malfoy resta silencieux un long moment, les yeux dans le vague.
- Je suis pas sûr que moi, ça m'aide à aller de l'avant, dit-il finalement.
Harry fixait son gobelet. L'odeur sucrée de sa boisson lui donnait soudain vaguement mal au coeur.
Ils se turent tout deux, les yeux fixés sur la rue. Harry ne vit pas que Malfoy le dévisageait dans le reflet de la vitre, avec une intensité qui figeait ses traits, leur redonnait un peu de leur dureté d'autrefois.
- Je ferais mieux de ne pas traîner.
Harry acquiesça sans le regarder. Ils se levèrent tous deux, emportèrent leurs boissons encore à moitié pleines et sortirent dans la rue.
Oxford Street grouillait de monde, Harry frissonna en ajustant le col de sa veste. Il se sentait vide et abattu, lugubre comme un 31 octobre.
- Je suppose que l'on se dit au-revoir ici, fit Malfoy d'un ton léger.
- En effet…
Se tournant vers lui, droit et impérieux dans son long manteau noir, le blond lui tendit la main. Harry la saisit lentement et la serra. Malfoy le contemplait, sa main dans la sienne, avec un air grave que Harry ne comprit pas.
- Prends soin de toi Malfoy.
Le nom lui avait échappé. Un nom de sorcier au sang pur, au milieu d'Oxford Street grouillant de bus rouges et de gamines déguisées en prêtresses des Ténèbres. Un nom qui puait la nostalgie, la gomina pour cheveux et le savon parfumé au lys blanc.
- Peux-tu me faire une faveur, Potter ? dit doucement son ex-condisciple en face de lui.
Harry avait la bouche sèche.
Comme pris d'une impulsion, Malfoy sortit un mince feutre noir de sa poche, fit tourner la main de Harry dans la sienne et l'ouvrit paume vers le ciel. Harry tressaillit en sentant la pointe fine du feutre tracer des lignes dans le creux de sa peau.
- Appelle-moi Draco, exigea le blond, si tu veux que je te réponde.
Il lâcha sa main. Ébahi, Harry regarda la suite de chiffre qui y était inscrit.
Malfoy s'éloignait déjà à reculons, un mince sourire retroussant les coins de sa bouche.
- Je suis censé faire quoi de ça ? s'exclama Harry.
- Tu vas trouver, j'en suis sûr, Harry. Parce qu'il est hors de question que tu me contactes par cheminette ou par hibou quand tu auras envie de prendre un café…
Harry frémit. Malfoy lui tourna le dos, presque déjà parti. Harry le regarda s'éloigner, et son long manteau noir flottant au rythme de ses pas aurait presque pu passer pour une cape de sorcier.
Draco Malfoy, pas Drake Malloy.
Sous son masque de normalité, en ce soir d'Halloween, son ancien ennemi lui avait laissé entrapercevoir quelque chose.
Non, le Serpentard n'était pas encore mort et enterré dans sa vie de moldu. Quelque part en lui, sa mémoire recelait d'odeurs, de souvenirs, de sensations ; une autre vie, des vibrations concentriques, des billes de lumière et le bois brûlant d'une baguette contre sa paume...
Sa paume…
Harry regardait les chiffres noirs qui se diluaient lentement entre ses lignes de vie. Immobile au milieu d'Oxford Street, il souriait, car il venait soudain de comprendre pourquoi Malfoy avait tenu à ce qu'il lui sert la main.
Have you seen me ?
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