Samedi 3 Janvier 20..

     Pendant les deux semaines de vacances, je n'ai pas cessé de me répéter "pourquoi ?" tel un mot qui résonnait dans ma tête. Et puis il y eut également cette phrase qui me revenait souvent dans mes rêves et mes pensées "Tue-le", une phrase dite par cette petite voix stridente et sinistre qui me semblait peu familière. Qui était-elle ? D'où venait-elle ? Et qui devais-je tuer ?
     Heureusement que cette voix sifflante et angoissante n'était pas revenue hanter mon esprit pendant toutes ces vacances Cependant j'y avais songé assez souvent. Je voulais l'oublier car cela devenait des plus menaçants notamment après les mots comminatoires envoyés par Conogan.

     Ce samedi-là je voulais omettre mes dernières pensées pour me sentir une adolescente comme une autre. Alors ce jour-là, je décidai de sortir de chez moi malgré le froid qui me donnait des frissons. Je longeais une rue, une que je connaissais bien et surtout où j'avais vu Conogan et où j'avais essayé de le tuer ; malheureusement, j'avais eu cette vision de souffrance. Je me demandais toujours ce qui avait bien pu se passer dans cette vision.
     Je portais un sweat noir, orné d'une large fleur pourvue d'épines et disposant d'une capuche que j'avais mise sur ma tête afin de cacher mon chagrin. Lorsque je repensais à Jaoven, mon cœur se mit à battre et je me surpris même à sangloter en ayant l'image de ce garçon en moi. Il ne faisait rien de mal après tout et je n'avais pas voulu sa mort même si je m'étais un peu fâchée contre lui. Alors pourquoi ? Je sortis un mouchoir bien enfouit dans une de mes poches pour m'essuyer ces fines larmes qui ne cessaient de couler.

     Quelques voitures étaient stationnées dans un parking près d'un bar. Quant à moi, j'allais rejoindre ce bâtiment, qui n'était pas très grand mais très confortable -j'y allais seulement de temps en temps- J'ouvris la porte et une petite sonnette retentit pour signaler mon entrée. Le Barman se retourna et me fit signe de la tête puis je me dirigeai vers le siège le plus proche. Il cessa de laver les verres pour s'approcher de moi puis articula clairement d'une voix douce :

-Veux-tu quelque chose Kaourantina ?

-Non ça ira merci, lui répondis-je d'une petite voix faible et noyée par le remord.

     L'homme tourna alors les talons pour rejoindre une autre table un peu plus loin.
Je posai les mains sur la table, enfouis ma tête dans mes bras et respirai profondément.
     Je ne comptais plus les minutes mais comment avais-je fait pour en arriver jusque là ? J'avais peut-être abusé de mon pouvoir mais maintenant, je ne pouvais plus retourner en arrière ; c'était trop tard. Je pouvais sans nul doute prendre la vie à des innocents -pas si innocents pour certains- mais je ne pouvais en aucun cas restaurer la vie de quelqu'un.
     J'étais éreintée, mes paupières devenaient peu à peu lourdes. Alors que j'allais m'endormir, la table vibra et un bruit violent me réveilla en sursaut. Mes yeux à demi-fermés observaient la pièce. Je repris enfin entièrement contenance puis ma vision devint plus visible.
     Une silhouette juste en face de moi attendait, l'air sévère, mais qu'attendait-il ? Ou qui ? Non, en réalité, cet étrange individu était positionné devant ma table. Son air sombre et inquiétant me crispait. Je reconnaissais cette personne, c'était lui. Ses yeux en forme d'amande d'une couleur noisette luisaient dans l'obscurité et laissaient percer une touche de mystère dans son caractère. Son œil gauche se faisait plus menaçant lorsqu'une cicatrice apparut plus nettement, c'était bien Conogan. Je fronçai les sourcils et croisai son regard qui persistait. Je ne remarquai qu'après qu'un livre était posé sur la table. Il était écrit exactement ces mots : "La mort est un inévitable chemin", tous d'une couleur dorée miroitante où mon propre reflet apparaissait lorsque je me penchais dessus.
     Mes lèvres tremblèrent et ma gorge se noua. Je n'osais pas relever la tête de peur de croiser encore son regard abstrus.

     Soudan, j'eus la très nette impression que Conogan s'empara d'une chaise pour s'asseoir mais ce n'était pas qu'une impression puisqu'il se trouvait juste en face de moi à présent. A ce moment là, je pu lever les yeux vers lui toutefois, je restais muette

-Pourquoi ?

     C'était lui qui avait pris la parole. "Pourquoi ?" Qu'est-ce qu'il voulait dire par là ? Je le fixais toujours dans le blanc de l'œil mais n'ouvris toujours pas la bouche pour émettre le moindre son. Je voulais le laisser parler, il allait peut-être m'en dire plus. Conogan ne bronchait pas et articula quelques paroles comme un chuchotement en s'approchant de moi, comme sil voulait que personne d'autre que moi n'entende :

-Pourquoi tu t'es enfuie ? As-tu quelques choses à te reprocher ?

     Un sourire en coin se traça sur son visage parfaitement dessiné. Ce sourire était celui d'un être malsain et les êtres de ce genre ne peuvent gagner la confiance de personne. Malgré tout, je ne lui répondais toujours pas puis le jeune homme recula pour s'enfoncer dans sa chaise là où l'obscurité enveloppait sa silhouette puis reprit :

-Pourquoi tu ne peux pas tuer ceux de ta famille ? Pourquoi cette voix ? Tant de questions qui se bousculent dans ta tête... Moi aussi je me pose des questions : Pourquoi tous ces meurtres ? Pourquoi l'avoir tué ? Tu sais de qui je veux parler bien sûr.

     Je m'en doutais qu'il s'agissait de Jaoven. A cette nouvelle pensée, mon cœur se mit à battre violemment, mes joues rougirent de haine et de peine. De larmes dégoulinèrent de plus bel alors qu'elles avaient cessé peu de temps avant.
     Un bref revers de manche essuya ces larmes. Quant à Conogan, il demeurait impassible presque insensible même si je voyais à peine les traits de son visage dans toute cette noirceur.
     Ce garçon m'était peut-être nuisible après tout mais il était là et cette fois je voulais rester, ne pas m'enfuir. Conogan posa ses deux coudes sur la table et approcha ses deux mains de mon visage. Je fermai les yeux, je le sentais, ma respiration s'accéléra. Une fois que ses mains malveillantes furent collées à mon visage, ce fut à son tour de fermer les yeux. Une sensation étrange me submergea. Quand j'ouvris mes yeux de nouveau, je ne pus me retirer de ses maudites mains. Puis une décharge électrique traversa mes joues. Je ne pouvais me défendre mais sa peau était si lisse et douce et ses mains s'étaient posées si délicatement sur moi que cela me rassura même un peu.

     Je ne pus empêcher mes yeux de se fermer, puis tout autour de moi, ma vision se rétrécissait pour ensuite voir tout en noir, lorsqu'une vision apparut. Une petite fille était là dans ce souvenir, de longs cheveux raides et noirs tombant jusqu'à sa taille et une fine mèche lui cachait ses yeux bleu gris. Derrière cette chevelure, se dissimulait un visage ombreux. Je voyais très clairement ce qui se passait comme si j'étais dans la peau d'une personne qui avait assisté à la scène.
     Mes yeux se rivèrent toujours sur la fille qui devait être âgée de 7 ans à l'époque. Sans que je le veuille, ma vision se déplaça puis je m'étais posée derrière un arbre contre mon plein gré. J'aperçus un petit garçon se diriger vers la fille en l'interpellant :

-Hey, Kaou !

     Je n'en revenais pas, c'était donc moi ? Je ne me souvenais pas de ce passage là de ma vie. Je contemplais attentivement les deux enfants. Le garçon sourit à la fille quant à celle-ci ne fit rien mais le fixa lourdement de ces petits yeux sombres. On aurait dit qu'elle plongeait dans son regard afin de transpercer ses pensées. Malheureusement, je connaissais ce regard, cet air que je prenais avant de tuer quelqu'un, c'était le même ! Le petit garçon commença à tousser puis cracha ses poumons. Il posa une main au sol et une autre sous son ventre. Derrière l'arbre, je plissai les yeux et considérai les deux enfants l'un après l'autre. Il était recroquevillé sur lui-même poussant des petits cris de douleur. Ses mains saignaient et lorsqu'il releva la tête, il pleurait du sang et supplia Kaourantina, la petite fille du souvenir d'arrêter, mais au contraire, elle continua.
      Le garçon sanglota puis des filets de sang coulèrent le long de son crâne, il s'était allongé par terre, les mains sur le ventre. Ses membres se déchiraient un par un puis la peau de son torse se craqua pour laisser sortir ses organes. Il allait mourir si ce n'était pas déjà fait.

     Je fermai les yeux fortement et me concentrai pour retourner dans le monde réel. En ouvrant les yeux, le regard de Conogan se posa sur le mien et je remarquai qu'une de ses mains avait lâché ma joue pour se mettre sur son ventre puis ce dernier baissa la tête en reprenant sa deuxième main toujours posée sur ma joue. Il fit une grimace de torture pour enfin m'annoncer :

-Tu vois tu étais déjà un monstre bien avant que tu ne le crois...

     "Un monstre", j'en étais un ! Il avait raison. Mais s'il croyait qu'il allait m'avoir aussi facilement... J'étais peut-être un monstre mais toi tu es pire comme garçon malicieux.
     Ce dernier se releva, sa main toujours posée sous sa chemise noire puis se pencha vers moi en me susurrant à l'oreille :

-Tu veux des explications ? Je vais t'en donner. Seulement... Je te demande de me suivre sans un mot...