PARTIE I.
Chapitre 1. Les ailes d’Isis. Juin 2008
Tom regarda autour de lui, et son cœur se serra à la vue du spectacle affligeant qui se déroulait sous ses yeux. Il avait pourtant vu tellement de choses horribles dans sa vie qu’il aurait pensé être immunisé de la pitié qui l’étouffait entre ses doigts de fer impitoyables. Mais son cœur était infiniment bon, on le lui avait répété des milliards de fois, et jamais il ne cesserait d’être peiné par la misère du monde. Il regrettait parfois cette faiblesse qui l’avait mené à commettre de nombreuses erreurs au cours de sa « vie », mais avait conscience du pouvoir qu’elle lui donnait. Tom n’était pas ici pour son plaisir, mais il n’aurait voulu être autre part pour rien au monde.
Il réfléchit un instant, et comprit rapidement qu’il se trouvait en Chine. Autour de lui, des immeubles s’étaient écroulés, et partout des hommes et des femmes se bousculaient vers les décombres, avec l’espoir, malheureusement souvent vain, de trouver un proche, un signe de vie. Tom plissa les yeux avec force, la piqûre familière était décidemment trop courante, trop habituelle. Il fallait absolument qu’il apprenne à mieux contrôler ses sentiments.
Trop occupé par ses pensées, il ne vit pas immédiatement l’homme habillé de jaune se précipiter sur lui. Le pompier dit quelque chose, puis, devant le manque de réaction du jeune homme, lui secoua le bras. Tom se tourna vers lui, et fut chamboulé par la détresse qu’il lut dans les yeux de cet homme. Lui-même avait dû perdre des gens auxquels il était attaché, sa famille peut-être. Mais pourtant, il était ici, et tentait de sauver par tous les moyens à sa disposition les hypothétiques survivants du séisme qui avait frappé le pays quelques heures plus tôt. 7,8 sur l’échelle de Richter. Autant dire : presque le maximum. Désastre pour le pays.
« - 你们在这做什 ? »
L’homme posa sa question d’une voix éteinte, harassée par la fatigue, le désespoir qu’il n’essayait même plus de cacher. Tom se concentra un instant, et retrouva au fond de sa mémoire les clés de la langue chinoise.
« - Que faites-vous ici ? répéta l’homme en haussant légèrement la voix. »
Et Tom donna la réponse qu’il donnait à chaque fois qu’on lui posait la question :
« - Si seulement je le savais moi-même … »
L’homme haussa les épaules, et retourna près de ses collègues. Tom regarda autour de lui une nouvelle fois, à la recherche du moindre indice, du plus petit signe. Il ne comprenait pas ce qu’il faisait ici. Pourquoi ces gens avaient-ils besoin d’un ange à l’apparence d’un garçon de 19 ans ? C’était de secours internationale, d’aide alimentaire, de médicaments, de l’ONU, dont ils avaient besoin pas d’un ange un peu perdu !
Il baissa les yeux sur ses vêtements. Son baggy informe, son immense tee-shirt de rappeur américain, et, il les toucha du bout des doigts, ses dreads, faisaient tâche, surtout qu’ils étaient d’une propreté irréprochable, or tout autour de lui était sal, plein de poussière, de débris. Il se sentit soudain comme une tache de vin au milieu d’un tee-shirt blanc. Il sut à cet instant que les chinois autour de lui ne manqueraient pas de le remarquer, et il ne voulait surtout pas se faire remarquer. Il n’avait certes pas encore compris quelle était sa vraie mission, il n’allait donc pas la gâcher déjà !
Il repéra un monceau de débris un peu à l’écart, et se cacha derrière. En un clin d’œil, ses vêtements impeccables furent déchirés, salis, et des dreads parsemées de poussière. Il baissa les yeux sur son corps, et constata la réussite de sa petite transformation. Certes, il n’avait aucune égratignure, et n’importe quel observateur un peu chevronné verrait immédiatement à quel point il n’appartenait pas à ce monde, mais la situation l’avantageait : personne n’avait le temps de vérifier son allure, et personne ne le dévisagerait. Tous étaient occupés à tenter de retrouver des miettes de vie et d’espoir au milieu du chaos, tache bien difficile quand l’éventualité de se retrouver seul au monde est si présente.
Tom marcha un peu dans les rues, regardant autour de lui, et sentant sa gorge se serrer un peu plus à chaque pas. Il ne s’arrêta cependant pas, sachant que lorsque sa mission se présenterait, il le ressentirait comme on ressent une évidence. Son cœur loupa un battement quand, de loin, il aperçu une minuscule silhouette assise sur un morceau de muret encore debout. La scène était pathétique, et une fois n’est pas coutume, Tom fut bouleversé. Jusque là, il n’avait croisé que des personnes adultes, des hommes, des femmes, de tout âge et de tous milieux sociaux. Jamais d’enfant.
Un éclair de lucidité le traversa. A l’heure où le séisme avait frappé la Chine, les enfants étaient à l’école. Il chercha du regard quelque chose, et sembla le trouver, puisque son regard s’éclaira. Pour s’embuer de nouveau. Derrière la silhouette innocente devait se trouver l’école. Il apercevait de lui les vestiges des balançoires, et devina un bac à sable.
Il arriva aux pieds de l’enfant, et constata que c’était une fillette. Elle regardait, fixement, en face d’elle, quelque chose que Tom ne réussit pas à distinguer. Il se contenta de s’agenouiller doucement face à elle, mais décida qu’il ne la toucherait pas, pour le moment. Elle était certainement suffisamment traumatisée comme cela, il ne voulait pas qu’elle prenne peur en le voyant.
La petite fille sembla le remarquer, puisque rapidement elle posa des yeux ternes et vides sur lui. Des yeux magnifiques, mais morts. Dans un éclair de lucidité, il comprit. La petite fille était aveugle.
« - Tu sens bon, dit-elle d’une petite voix, une voix minuscule, adorable.
- Je suis certain que tu sens encore meilleur que moi.
- Non, je ne crois pas. Ici, plus rien ne sent bon, depuis que la terre s’est mise en colère. Tu es le seul à sentir comme ça.
- Ah oui ? J’en suis fier alors. Ils sentent quoi, les autres ?
- Ils sentent mauvais. Ils puent la mort. »
Tom se sentit stupide. Cette petite fille adorable, qui avait vécu à n’en pas douté des moments atroces depuis le séisme, parlait avec un accent de vérité effrayant.
« - Comment tu t’appelles petit cœur ? Demanda Tom en posant une main sur le genou nu de la fillette.
- Mes parents m’ont appelée Ayla. Et toi, monsieur étrange, c’est quoi ton nom ?
- Je suis Tom.
- Comme dans Tom et Jerry ? »
Tom eut un sourire, se retint de rire. Il enviait l’innocence de ce petit bout de fille, sa pureté, que lui il avait perdu depuis bien longtemps. Il la détailla rapidement, et fut ébloui par la pureté de ses traits, par leur simplicité. Elle serait vraiment une femme magnifique, plus tard.
« - Monsieur Tom ?
- Oui, petit cœur ?
- Tu ne réponds pas. Et on dirait que tu as arrêté de respirer.
- Oh, désolé. Je te regardais. Tu es vraiment très jolie.
- Ne ment pas, monsieur Tom. Je ne peux pas être jolie, parce que je ne pourrais jamais aider ma famille en rapportant de l’argent à la maison.
- Qui t’as dit ça, princesse ?
- C’est Maman. Elle était en colère que je ne vois pas, et elle a dit que j’suis inutile.
- Je pense qu’elle se trompe. Mais dis-moi, qu’est-ce que tu fais ici ? Où sont tes copines ?
- Je n’ai pas de copines, monsieur Tom. Elles ne veulent pas de moi, parce qu’elles disent que les futures femmes doivent y voir pour s’occuper de leur maison.
- Où sont ces canailles alors ?
- Elles sont à l’école, monsieur Tom. Moi je n’y vais pas, parce que je ne peux pas lire, ni écrire. Je passe mes journées à me promener, et je connais plein de cachettes en ville. Tu voudras les voir ?
- Plus tard, petit cœur, plus tard. »
Tom se laissa tomber sur le sol, et ferma les yeux. Oui, il en avait vues des choses horribles, effrayantes, bien plus sanguinolentes, mais cette petite fille, la détresse qu’elle dégageait, et la force qui émanait d’elle, le faisait se sentir minuscule. Elle était grande, intérieurement. Cette petite fille était sa mission. Il ne savait pas ce qu’il devait faire d’elle, mais il se sentait investit d’une grande mission. Une mission importante. Qui déjà lui tenait à cœur.
« - Monsieur Tom ?
- Tu peux m’appeler Tom, chérie.
- Est-ce que tu vas t’occuper de moi ?
- Oui, cœur. Je vais m’occuper de toi. Tu veux bien ?
- Oui !
- Alors c’est super.
- On va s’en aller ?
- Comment ça ?
- Est-ce qu’on va quitter le pays ?
- Pourquoi est-ce que tu veux quitter le pays, Ayla ?
- Je rêve d’aller en France, chuchota la petite fille sur le ton de la conspiration.
- Alors nous allons y aller.
- Tom …
- Oui ?
- Comment on va faire ?
- Je ne peux pas te le dire, puce, c’est un secret.
- Mais je ne vais pas le répéter, moi !
- Tu me le promets ?
- Oui !
- Hum … J’ai des doutes … Et si tu le répétais sans faire exprès ?
- Jamais de la vie ! Motus et bouche cousue ! »
Tom ne répondit pas, et plongea son regard dans celui de la petite fille, à la recherche d’un accent de vérité. Et il se gifla mentalement. Ayla était aveugle, son regard ne contenait rien, et ne contiendrait jamais rien. Il ne vit pas tout de suite le désarroi de la petite fille, et sursauta en entendant ses sanglots.
« - Tom ? Pourquoi tu ne réponds pas ? Tom ? J’ai peur ! Dis quelque chose !
- Hey, chérie, je suis là, je t’abandonne pas, d’accord ! Ne pleure pas, s’il te plait, ne pleure pas, ça va aller, d’accord ? Chut, ne pleure pas ! Je suis là, je suis là, petit cœur. »
Tom essaya de la rassurer, mais les larmes de la petite fille continuaient à couler, encore et encore. Il comprit rapidement que le calme qu’avait affiché Ayla jusque là était un masque, qu’elle était sous le choc, et que lui, comme un idiot, il avait fait comme si de rien était, comme si elle avait pu ne pas être choquée par la situation. Il s’était fié à l’apparente sérénité que dégageaient ses yeux morts.
Pense avec ton cœur, Tom, il n’y a que cela de vrai, qu’importent les erreurs que tu peux faire.
Tom eut un sourire triste en repensant aux paroles de Nillem, celui qui lui avait tout appris. Il ferma les yeux avec force, et se força à maitriser ses sentiments, pour mieux comprendre ce que lui disait son cœur. Puis, d’un geste timide, il prit entre ses mains les épaules minuscules de la fillette, et la serra contre lui. Elle se tendit un peu, puis se laissa aller complètement contre Tom. Alors que la fillette sanglotait contre lui, prononçant à voix basse la litanie de ses parents disparus, Tom se sentit incroyablement vide.
Il n’avait jamais pleuré qui que ce soit, n’avait jamais regretté la moindre personne. Sa vie n’était qu’un immense mystère, qu’étrangement il n’avait pas réellement envie de résoudre. Peur de la déception ? Oui, sans doute. De toute façon, l’heure n’était pas à la réflexion sur sa vie, mais à la nouvelle vie d’Ayla. Ils allaient quitter la Chine, c’était évident, et puis de toute façon, Tom se refusait à laisser la petite fille dans un pays détruit, et danger pour la paix dans le monde, qui plus est. Oui, il l’emmènerait avec lui, loin d’ici, loin des corps s’amoncelant sous les débris, loin de ces scènes macabres qu’elle ne comprenait que trop bien, malgré sa cécité.
Malgré la volonté qu’il avait de tirer sa protégée de cet enfer, il était évident pour Tom qu’un problème se posait : quel moyen de transport utiliserait-il ? S’il avait été seul, la question ne se serait pas posée, mais avec Ayla avec lui, ses choix étaient sérieusement amenuisés.
Prendre le train était exclu, le pays avait été trop sévèrement touché, et puis les voyageurs n’étaient pas la priorité. De toute façon, où aurait-il trouvé l’argent pour payer le transport ? Non, il ne voyait vraiment pas. De même, les transports aériens et maritimes avaient été monopolisés pour aider à l’aide humanitaire des pays. Quand bien même ces moyens de transport transportaient du monde, Tom et Ayla ne pourrait jamais les prendre : il fallait être ressortissant étranger pour espérer être expatrié. Et si l’administration avait sans doute mis une pause à ses contrôles, ce n’était certainement pas le cas d’autres pays.
Il ne lui restait donc qu’une seule option. La translocution.
Tom se leva, soulevant le poids plume que représentait Ayla, et marcha lentement, essayant vainement de quitter ce lieu de chaos. Il réussit sans savoir comment à atteindre un champ, qui avait subit très peu de dommages.
La translocution était un moyen de transport qu’il utilisait très rarement, parce que bien que plus rapide que n’importe quel autre, il exigeait une grande puissance, et devait être effectué dans certaines conditions seulement. Aussi peu de source d’énergie que possible à proximité, et surtout, un grand espace autour du locutionneur.
Il ferma les yeux, serrant Ayla contre lui aussi fort qu’il le pouvait.
« - Ayla, chérie, surtout, n’ouvre pas les yeux, et ne me lâche pas. Tu gardes tes jolis yeux fermés, et tu restes tout contre moi. D’accord ?
- Tom ? Qu’est-ce que tu fais ?
- Je nous sauve chérie, je nous sauve. »
Tom se concentra un instant supplémentaire, et prononça une brève prière qu’il adressa à l’âme vagabonde de Nillem.
Où que tu sois, connard aimé, donne moi la force de faire une connerie de plus … Donne moi la force.
Quand Tom sentit de nouveau le sol sous ses pieds, il comprit qu’il était arrivé à destination. Peu à peu, ses sens se réactivèrent, et il perçut l’odeur des embruns, puis le bruit des vagues léchant le sable un peu tiédit par la chaleur solaire.
Doucement, tendrement, il murmura :
« - Ayla ? Tit ange ? On est arrivés, tu peux ouvrir les yeux. »
Il supposa qu’elle ouvrait les yeux, car elle se redressa dans ses bras, tentant de déchiffrer autour d’elle le paysage magnifique, majestueux de nature, sauvage, qui s’étendaient à perte de vue. Cette plage sauvage était réellement exceptionnelle, la plus belle que Tom avait jamais vu. L’eau, d’un joli bleu, ondulait sensuellement au rythme du courant et des vents marins, et l’air était chargé d’iode.
Tom le comprit, la petite fille n’avait jamais eu l’occasion se trouver au bord de la mer, et ne l’avait même jamais vue en photo. Il savait la chance qu’il avait d’avoir une bonne santé, et d’avoir des sens développés. Même si dans son cas, c’était un peu différent.
« - Tom ?
- Oui ?
- Décris-moi ce que tu vois.
- Hum … alors, face à moi, je vois la mer à perte de vue, et c’est magnifique. L’horizon et l’eau se confondent, et le coucher de soleil a l’air d’être posé sur l’eau. J’imagine que très loin de nous, il y a des bateaux, de grands bateaux avec des voiles blanches, pour les touristes. La plage est sauvage. Il n’y a pas que du sable blanc, non, il y a des rochers, par ci, par là, que la mer a découvert lors de la marée basse. C’est fabuleux. »
La fillette ne répondit rien, humant l’odeur si particulière de l’air marin. Tom, toujours sans la lâcher, s’assit sur les galets, et embrassa le front à la peau tellement douce.
« - Tom ?
- Oui puce ?
- Est-ce que tu es un ange ?
Et voilà pour le premier chapitre. Pour avoir déjà posté cette fic ailleurs, je pense pouvoir dire que vous serez surpris par le suivant. En tout cas, bonne lecture.