Poussières d’étoile
Histoire : Gabriel est livreur pour le Thobby, un restaurant réputé du centre ville. Lors d’une course, il reconnait son client. Autrefois les meilleurs amis, ils ne sont plus vus depuis presque 15 ans. Les retrouvailles aussi soudaines qu’inattendues se révèlent tendues. Duncan, décidé à se venger de ce qu’il lui a fait alors qu’ils n’étaient qu’adolescents, le menace ouvertement.
Blessures du passé et blessures du présent se répondent, se confondent dans un face-face dont ni l’un ni l’autre n’en mesure toute la portée. I
« Manger une fois chez Thobby, c’est y revenir à vie. »
Gabriel Norris avait été attiré par ce slogan format XXL très rétro figurant sur un prospectus distribué à la sortie du campus. Le « Thobby » ne lui disait rien qui vaille. L’orthographe l’interpellait, sans compter que ça sonnait plus comme un nom d’animal domestique que comme un nom d’enseigne gastronomique. Il s’était rendu sur place pour satisfaire sa curiosité piquée.
Légèrement en retrait d’une rue marchande très animée du centre ville, la terrasse de ce restaurant offrait calme et intimité. A l’intérieur, la salle était toute aussi charmante. Les couleurs chaudes des peintures s’accordaient à merveille au mobilier bariolé. Celui-ci en fer forgé délimitait des zones cosy par ses couleurs pastel coordonnées.
L’endroit l’avait séduit. Il s’y sentit tout de suite à l’aise. C’était assez rare pour qu’il le souligne car d’ordinaire, il devait faire un effort pour s’acclimater. Là ce fut naturel, instinctif même. Installé dans le carré turquoise - sa couleur préférée -, il avait commandé le plat du jour suivant le conseil avisé d’une serveuse.
Dès la première bouchée, il fut conquis.
Les saveurs, le décor et l’ambiance formaient un ensemble harmonieux duquel émanait un goût acidulé d’enfance. Il ravivait la nostalgie des repas d’antan où la famille réunie se régalait de petits plats cuisinés avec amour. Simple, délicieux et quelque part émouvant, le slogan disait vrai. Gabriel en était la preuve vivante. Cette visite marqua, en effet, le début d’une longue série d’autre.
S’il mangeait bien, il aimait également écouter le patron. En bon commerçant, il ne rechignait jamais à narrer l’histoire des lieux. Bien qu’il ait dû expliquer des milliers de fois l’origine du Thobby, il recommençait avec une énergie intacte, captivant son auditoire d’anecdotes vécues en ces murs. Le nom si particulier de l’établissement découlait ainsi de la contraction des prénoms de ses fondateurs : Thomas et Robert, respectivement le père et l’oncle de Max.
Ce dernier l’avait engagé l’été suivant comme serveur. Un soir, il lui avait demandé de rester après la fermeture. Gabriel l’avait attendu dans son bureau avec une légère inquiétude.
« Hé ! Te mine pas comme ça mon gars, tu fais du bon travail, dit Max pour le rassurer, ayant remarqué le coup de stress de son employé. Si je t’ai fait venir, ce n’est pas pour te mettre à la porte. Au contraire, j’ai quelque chose à te demander. Tu as fini tes études de commerce, non ? — Oui, répondit-il, aussi soulagé qu’intrigué. — Que je t’explique. J’ai envie de quelque chose de nouveau pour le restaurant. Je dirais plutôt que je veux apporter ma pierre à ce que mon père a bâti, tu vois. Ca me trotte dans la tête depuis un sacré bout de temps. Et j’ai eu l’idée de créer un service de livraison. C’est là que tu interviens. Je voudrais que tu me dises si ça vaut le coup qu’on se lance là-dedans ou pas. »
Ils avaient ensuite longuement débattu sur ce projet. Touché par cette marque de confiance, Gabriel, alors jeune diplômé, s’était attelé à la tâche, s’appropriant totalement le concept.
Le restaurant, idéalement situé, affichait des prix très abordables. Il ciblait une clientèle active et celle de passage à la belle saison. Les clients susceptibles d’être intéressés par un tel service de livraison se trouvaient essentiellement être les employés de bureau du quartier d’affaire voisin et les personnels des boutiques alentour.
Le potentiel était donc énorme d’autant plus qu’il n’y avait pas de concurrents sérieux dans leur zone de chalandise. Il était impératif que le Thobby frappe fort dès le départ pour profiter de l’engouement de la nouveauté et s’imposer comme la référence qualité/prix. La rentabilité viendrait avec la fidélisation d’un noyau dur de consommateurs, le bouche à oreille et la publicité classique leur amenant de nouveaux débouchés.
Il avait rendu son étude dans cette optique répondant au mieux aux objections du restaurateur. Il préconisait aussi l’utilisation de scooters électriques, voire carrément de vélos pour les commandes de proximité. Le gouvernement octroyait des déductions d’impôts pour l’achat de véhicules propres.
A la simplicité d’une cuisine saine, il associait le souci de l’écologie, préoccupation ô combien actuelle, et fiscalement avantageuse.
Pour l’occasion, il avait repris ses crayons et griffonné des ébauches de logo, des conditionnements en carton recyclable, des cartes de fidélité.
Max, conforté dans son idée, s’était lancé, l’embauchant à plein temps.
Le « Thobby livre » connut un succès fulgurant. L’investissement de départ fut vite amorti. Après quelques semaines de rodage et d’ajustement logistique, le système prit son rythme de croisière. Gabriel faisait sa part de livraison et secondait Max dans la gestion du service et des équipes de renfort pour les rushs de la mi-journée et du soir.
Quatre ans après, l’affaire était pérenne et prospère. Gabriel s’épanouissait dans son travail émaillé de défis et de contre-la-montre. Même si son salaire n’était pas mirobolant sans parler des horaires décalés, il n’en changerait pour rien au monde. Ca lui suffisait pour payer le loyer, les factures et s’offrir, de temps en temps, un petit extra, sans avoir à éponger la moindre dette. La dernière folie en date trônait sur sa table : un pc portable flambant neuf, avec la nouvelle version de Windows. Il en était encore à dompter la bête.
S’il se félicitait de son choix, son père le lui reprochait. Il n’admettait pas cette absence - cruelle à ses yeux - d’ambition. Avec son bagage universitaire et son don pour le dessin, il le voyait chef de projet marketing ou brillant dans une agence de pub. Il lui avait d’ailleurs dégoté un poste dans l’entreprise d’un de ses bons amis. La discussion à se sujet s’était très mal passée.
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Gabriel fut tiré des bras de Morphée ce matin là par un tintamarre qu’il mit quelques instants à identifier : la sonnerie de son interphone. Il avait émergé vers 9 H 00 comme d’habitude et avait décidé de paresser encore un peu sous sa couette. Résultat des courses : il s’était rendormi.
Levé en quatrième vitesse, il nota l’heure affichée sur l’écran digital de sa stéréo tout en enfilant un jean. 10 H 30. Fais chier songea-t-il de mauvaise humeur marchant au radar jusqu’à l’appareil hurleur. Il décrocha, prêt à incendier l’importun pour l’avoir si brutalement sorti du lit, son jour de repos en plus.
« Je descends tout de suite. »
Il chaussa ses baskets entreposés à l’entrée et descendit au rez-de-chaussée de son immeuble.
« Signez-là, s’il vous plait. — Merci d’avoir attendu, dit Gabriel en émargeant sur le listing que lui avait tendu la factrice. — De rien. Vous êtes le seul ici à recevoir autant de paquets. Encore heureux que tous n’exigent pas votre signature, sinon je ferais le pied de grue sous votre fenêtre tous les jours, plaisanta la jeune femme. — Ca ne me déplairait pas, la taquina-t-il, toute colère envolée considérant qu’elle ne faisait que son boulot. »
Ils se quittèrent avec un sourire complice accompagné d’un « bonne journée » réciproque.
Refermant sa porte, Gabriel déposa son courrier sur sa table. En passant, il flatta les feuilles vert sombre de son beaucarnéa qui trônait sur une étagère. Il trouvait cette plante rigolote avec son tronc bizarre. Elle habillait son salon d’une touche de fantaisie, mieux encore qu’un tableau accroché au mur. C’était un petit rituel que d’aucuns trouveraient idiot, mais c’était plus fort que lui.
Il revint de sa cuisine avec une tasse de café fumant et s’intéressa au pourquoi de son réveil en fanfare.
Il lut rapidement la carte postale que lui avait envoyée son cher papa depuis son lieu de villégiature, là-bas en Italie. Ils s’échangeaient quelques courtes lettres dégoulinantes de politesse passe-partout. - De quoi donner un signe de vie, sans plus. - La communication n’avait jamais été leur fort à tous les deux. Depuis leur dispute qui remontait à plusieurs mois déjà, ils avaient rompus tout contact direct. Chacun sa vie, chacun sa mouise, chacun de son côté : ce statu quo leur convenait. Gabriel ne ressentait pas le besoin de renouer le dialogue.
Il rangea la carte avec les autres et passa aux choses sérieuses. Il dépiauta le carton d’expédition pour en extraire un roman policier. Il devait rédiger un commentaire sur cet ouvrage dans le cadre de la semaine « Intrigue fatale » d’un site communautaire. Il survola les premières pages pour s’en faire une idée plus précise que le synopsis, seul, ne permettait pas. Il fut embarqué dans l’histoire sans qu’il s’en rende compte. C’était bon signe.
Il avait développé son sens critique et analytique à la fac. Internet lui donnait la possibilité d’exercer ces compétences en free-lance. S’étant fait connaitre et reconnaitre sur la toile en tant que Sir Nobag, il recevait quantité de livres, cd, dvd, invitations à des avant-premières. En échange, il donnait, en termes choisis, son opinion argumentée. Sa démarche consistait à mettre en exergue, en toute sincérité, les points forts et faibles de ces produits. Il en revendait ou donnait la majeure partie, une fois sa pige validée. Les nombreux retours des internautes lui permettaient de se situer et de s’améliorer à chaque article mis en ligne.
Il se cala plus confortablement dans son canapé et dévora les premiers chapitres de son polar. Tout en sirotant son petit noir.
A 28 ans, Gabriel se plaisait dans cette petite vie pépère de célibataire. Il partageait son temps entre la rédaction de ses piges, activité enrichissante à tous niveaux notamment intellectuel, et son travail qui sollicitait davantage sa force physique.
Cet équilibre lui réussissait.
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Mardi, 21 H 50
Le restaurant ne livrait plus après 22 h 00. Comme de bien entendu, il fallait toujours qu’il y ait une commande de dernière minute.
« Gab’, la dernière livraison est pour toi ce soir, l’avertit son patron, les yeux rivés sur la page qu’il avait entre les mains. — Pas de problème, Max, je m’en charge. A qui et où dois-je livrer ? — C’est marqué sur ta feuille de route, après tu pourras rentrer chez toi. Pense à ramener le scooter pour 11H00, lui rappela-t-il en lui tendant son itinéraire. — Ok, y’a plus qu’à, souffla-t-il en lisant à son tour sa prochaine destination, à dix minutes d’ici. A force d’arpenter la ville, il la connaissait presque par cœur. Bonsoir boss et à demain. — C’est ça. Allez file, ça va refroidir. Fais gaffe à toi, le prévint-il gentiment. — Comme toujours, répondit Gabriel sur le même ton. »
Max était soucieux de son personnel. Sans être paternaliste, il veillait au grain. Il appréciait ce gosse si particulier. Toutes les secrétaires, et même quelques salarymen * du coin bavaient sur son passage et lui ne remarquait rien ou feignait de ne rien voir. Sa réserve naturelle en avait découragé plus d’un(e). Il était si différent lorsqu’il était en confiance : plein d’humour et volontaire. Il restait aussi terriblement secret. Depuis qu’il le connaissait, il n’avait laissé filtrer que peu de chose sur sa vie privée. Il respectait cette discrétion, ça le changeait de Yanis, son second de cuisine, intarissable sur sa progéniture. Et dire que son troisième bébé était en route...
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Gabriel gara son véhicule dans l’allée de gravillons d’un hôtel particulier. Un cabinet d’avocat y avait élu domicile. Blasé et surtout crevé, il ne s’attarda pas pour admirer la bâtisse savamment éclairée. Lorsqu’il s’approcha de l’entrée, l’interphone se mit à grésiller. L’affamé devait manifestement le guetter. La voix exigea qu’il monte au deuxième étage, troisième porte à droite tout en déverrouillant le sas.
A cette heure tardive, les locaux étaient vides. Malgré sa fatigue, il préféra l’escalier à l’ascenseur. Ses pas résonnaient assez sinistrement à chaque marche. Il toqua puis pénétra dans la salle indiquée. Il se présenta par automatisme.
« Bonsoir, je suis Gabriel. Je vous apporte votre commande du Thobby. »
Son regard s’ancra alors dans celui de son client. A ce moment là, il eut le choc de sa vie. Son sang se glaça, se retirant de son visage et se figeant dans ses membres. Il était incapable de faire quoi que soit tant la surprise était grande.
Se tenait debout devant lui, Duncan Pritchett. Plus de dix ans qu’il ne l’avait pas vu et pourtant, il l’avait reconnu avec une terrifiante certitude. L’adolescent qui lui arrivait à l’épaule était devenu cet homme à la carrure impressionnante. Niveau taille, il l’avait rattrapé et le dépassait même de plusieurs centimètres. Ses traits s’étaient affirmés, mâchoire carrée, nez fin et droit, et ses yeux : deux perles de glace qui le dardaient, insondables.
Un frisson le parcourut de la tête aux pieds, son corps réagissait à la violence des souvenirs que cette rencontre exhumait des tréfonds de sa mémoire. Son trouble ne pouvait pas avoir échappé à son vis-à-vis.
Au prix d’un intense effort, il s’avança pour déposer les mets empaquetés sur le bureau qui les séparait.
« Seize euros, s’il vous plait. »
Sa voix n’avait pas tremblé mais elle trahissait la tension qui l’habitait. L’avocat se rassit et sortit un billet de vingt euros de son portefeuille. Il lui tendit sans manifester une quelconque réaction ni émettre le moindre son. J’ai tant changé qu’il ne se rappelle plus de moi ? s’interrogea-t-il. Il eut sa réponse quand Duncan lâcha l’argent qu’il s’apprêtait à encaisser pour lui saisir le poignet.
« Tu parles d’une surprise. Quelle joie de te retrouver Gabriel. Vu ta réaction, toi non plus, tu ne m’as pas oublié, énonça l’avocat, serrant sa prise autant qu’il le pouvait. Son calme apparent s’opposait à la force qu’il mettait pour le retenir prisonnier. — Mais qu’est-ce qui te prends ! Dun’, lâche-moi, tu me fais mal. — Je t’interdis de m’appeler comme ça ! lui ordonna-t-il. Dun’ est mort, tu l’as tué. »
Face à ces signaux contradictoires, Gabriel se raidit, ne sachant que répliquer. Il prenait conscience du danger de ces retrouvailles.
« Quoi, c’est tout !? T’as rien d’autre à dire après tout ce temps. Venant de toi, ça ne m’étonne pas, rajouta Duncan. De badin, son ton était devenu vindicatif. — Qu’est-ce que tu veux ? demanda alors Gabriel sur la défensive. — Te faire payer mon cher, déclara-t-il le fixant droit dans les yeux. »
Le livreur saisit l’allusion, sans qu’il n’ait besoin d’aucune autre précision. Par un coup du sort, son monde venait de basculer.
A suivre
D.L. |