"Show is over, motherfucker." - Kick-Ass
Avant le décès de ma mère, durant mes premières années d'existence, tout allait pour le mieux. J’attrapais gentiment avec ma petite main douce les longs cheveux châtain clair de celle qui m’avait donné la vie (c’est fou comme cette expression est ridicule. Bref.). Nous riions en jouant dans le sable de la côte française sud. C’était bien. Disons que nous vivions comme ça jusqu’à ce qu’elle ait l’idée d’un scénario catastrophe dont elle aurait le rôle principal quand il serait tourné. Tout allait pour le mieux. Mais se rendant compte qu’elle ne s’occupait plus de son petit chéri (moi, suivez, un peu !), elle s’est dit qu’elle allait peut-être abandonner son projet. Mais, poussée par le profit, son mari actuel, et diverses maisons de productions, elle décida de partager ses parts dans le film : elle finirait le scénario mais laisserait le rôle principal à une autre actrice.
C’était donc une irréfutable preuve de son amour inconditionné pour moi. Mais voilà : lorsqu’elle eut fini son scénario, plaqué son copain de la semaine et vu que l’actrice qui l’avait remplacé avait eu un Oscar, nous partîmes nous installer en Irlande, dépensant petit à petit notre fortune colossale. Mais évidemment, sans quoi je n’écrirais pas ça, il y eut une fâcheuse interruption dans la vie : la rencontre d’un Irlandais, Sean. Rien dans sa personnalité n’était originale : son prénom typique d’Irlandais, ses cheveux roux, son violon qu’il trimbalait partout, son accent d’« Irish » accompli, son thé, ses verres d’eau sans glaçons, non, rien. Mise à part la coke qu’il cachait dans le revers du velours de son étui de violon. Si si, ça c’était original. Et très mauvais pour maman.
Elle commença à être accro encore plus à la coke qu’à celui qui lui avait fait essayé, et je grandissais entre un hypocrite Irlandais et une mère assez irresponsable qui me laissait faire tout ce que je voulais étant donné qu’elle était shootée 23 heures sur 24 et l’heure où elle ne l’était pas, elle dormait. C’était moins bien. J’avais, en garçon génial que je suis, rapatrié Tatiana (et ses filles, incapables de se débrouiller seules) pour lui faire part de cette situation quelque peu dérangeante. En meilleure amie accomplie, elle tomba sous le charme du gentil Sean et finit son bouquin. Il se vendit à des millions d’exemplaires. Ça, c’était normal.
Malgré tout, le peu de dialogue que j’avais avec Sean était : - Hé, gamin, passe-moi mon violon. - Non. - Je tue ta mère. - D’accord. Et avec cette dernière : - Arty chéri, passe-moi son violon. - Non. - Je pars avec lui. - D’accord.
Mon existence était bien peu remplie. Alors j’ai décidé d’arranger les choses. J’ai volé le violon de Sean, ma mère a disparu jusqu’à ce que je lui rende. J’ai essayé de discuter avec Tatiana, ses filles me tombaient dessus. J’avais plein de plans divers et variés, mais aucun n’avait marché. Pitié, ne me dîtes pas que j’aurais pu appeler la police, je suis un génie, j’y avais pensé. Et après y avoir pensé, j’ai pensé à toutes les affaires troubles dans lesquelles ma mère était fourrée, et aussi au fait que la police ne disait jamais non à cinq mille euros, et préférait prendre l’argent et partir qu’écouter un gamin (aussi intelligent et génial soit-il) qui disait que le beau et gentil Sean qui faisait très bien le thé drogait ma mère à mort. Alors avant de vous perdre en réflexion ridicule, écouter moi un peu. Non mais.
J’approchais de mes onze ans, je n’allais plus en cours parce que ça ne me servait pas, je jouais dans des films et accumulais des fans aussi voire plus folles que Lyra et Hyra, ma mère essayait de me féliciter mais tout ce qui sortait de sa bouche était : -Artyyyy, braaavo… viooolooon… Et Sean était tout content de s’afficher en public avec son « fils » adoré. J’écrivais des scénarios, je faisais la musique des films et j’avais déjà eu cinq Oscars. Et multiples récompenses, dont plus jeune acteur récompensé. Enfin bref. Vous avez saisi à quel point j’étais génial. Pourtant, je ne trouvais rien à faire pour ma mère, alors j’ai fini par abandonner. Que vouliez-vous que je fasse ? Je suivais des cours de guitare, de batterie et de saxophone à domicile, je recevais des gens connus, je donnais des fonds à diverses associations… Je faisais ce que ma mère aurait dû faire. Elle était toujours venue au festival de Cannes. Elle était derrière moi, me tenait par les épaules en souriant, fière de moi. C’étaient les seuls jours où ça ne me dérangeait pas de porter un beau smoking Armani. Elle collectionnait les robes de soirées, et la montée des marches reste le plus beau souvenir que j’ai de nous. Mais le jour de mes treize ans était pendant le Festival de Cannes, le premier que je faisais seul. Seul, c’était différent : on aurait dit un gamin un peu perdu qui se trouvait sur les marches parce qu’il s’était trompé de chemin.
Heureusement, c’était l’époque des enfants-stars, alors je trouvais toujours une hypocrite à qui tendre mon bras pour que nous fassions bonne figure. Le monde entier me souhaitait joyeux anniversaire. Et puis ma mère a disparu. Le lendemain, c’était l’univers lui-même qui me souhaitait d’une voix absente ses sincères condoléances. Les fans pleuraient, les acteurs se recueillaient et moi, je savais plus où me mettre. Sean a disparu, je n’ai jamais pu prouver sa culpabilité dans cette affaire. J’ai demandé au policier chargé de l’enquête quand elle avait disparu. La seule phrase de cette journée que je retiens est : « Elle est partie au cinéma, et elle n’est apparemment pas revenue, mais on a trouvé plusieurs morceaux de son châle dans la rivière et ses empreintes digitales sur le pont qui était au dessus, on ne sait pas encore si c’est un suicide. » Après, tout n’est que flou, serrement de main, et je ne sais plus vraiment comment, dans mon sombre esprit rempli de vodka du bureau, je me suis retrouvé à discuter avec Tatiana.
C’était elle qui s’était inquiétée de la disparition, quand vingt-quatre heures après le début de sa séance elle n’était pas revenue. J’étais dans le bureau de ma chère maman lorsque ses filles entrèrent. Tour à tour, elles me firent la bise avec des larmes aux yeux. J’ai toujours admiré leur hypocrisie. Lyra avait posé sa main sur mon épaule et Hyra sur mes cheveux. Elle me regardait d’un air condescendant en décalant la bouteille pour que je n’en prenne plus. Lorsque Tatiana est entrée, elle était habillée tout en blanc : une vieille blague entre elle, qui spécifiait que l’autre devait venir habillée tout en blanc et en couleur à son enterrement. Elle avait une fine robe qui tombait sur ses hanches et lui arrivait aux genoux. Une fleur tenait ses cheveux en arrière, une belle fleur verte et rouge. Elle avait laissée glisser quelques mèches sur ses épaules, donnant une impression de coiffure faite « à la va-vite », alors que je savais très bien que c’était notre domestique qui avait bien passé du temps à la confectionner. Elle me sourit d’un regard triste, et me dit doucement : -Joyeux Anniversaire, Artemis.
Je la regardai fixement. Son maquillage léger avait coulé, colorant une larme qui coulait de son œil. Elle ne pleurait quasiment jamais, mais Minerva avait tout de même été plus qu’une sœur pour elle. Alors elle avait droit à une larme. C’était déjà énorme. Elle avait viré ses filles de la pièce pour récupérer la bouteille d’alcool. Elle en but une grande goulée, et alluma la radio. Un flash info racontant la vie de ma mère passait. Alors elle insulta France Inter et éteignit. À la place, elle mit en marche le dispositif qu’avait fait installer ma mère : une base iPod qui était reliée à des hauts parleurs dans toute la maison. Elle fit Play. Le dernier morceau écouté était « Hallelujah » de Rufus Wainwright. Sa chanson préférée. Tatiana s’assit en souriant. -Je suis sûre qu’elle a fait exprès d’écouter ça en dernier. -Moi aussi.
Je souriai aussi. C’était le premier morceau que j’avais appris au piano : ma mère l’avait tellement joué que j’aurais pu le refaire les yeux fermés. Tatiana, quant à elle, ne supportait plus cette chanson. Elle la trouvait répétitive, stupide et intensément dramatique. Pourtant, c’était le seul morceau qu’elle avait appris à jouer sur tous les instruments possibles. Lorsque ma mère a une idée en tête, je crois qu’on ne peut vraiment pas la contrarier. La chanson défilait, les vers passaient. Tatiana chantonnait, sans même chercher à avoir un accent convenable. -“Well, maybe there's a god above But all i've ever learned from love Was how to shoot somebody who outdrew you It's not a cry that you hear at night It's not somebody who's seen the light It's a cold and it's a broken hallelujah” Je la regardai chanter. Tous les proches de ma mère la connaissaient par cœur. Elle avait mis cette chanson dans tous ses films. C’était un de ces trucs stupides pour se démarquer. Stupide, mais dans chaque film où elle jouait, les fans, les acteurs, le réalisateur, le monde entier attendait LA chanson. C’était comme un contrat. Quelqu’un la prenait dans un film, il fallait que cette chanson passe à un moment. Tatiana me parlait. Je me retournai vers elle pour écouter ce qu’elle disait. -J’ai jamais retenu ce que ça voulait dire. Tu me traduis ? Ma mère lui avait traduit cent fois. Ou plus. Mais elle voulait l’entendre à chaque fois. C’était une sorte de rituel. Je m’approchai d’elle et lui dit les paroles.
-« Il y a peut-être un dieu là-haut Mais tout ce que j'ai appris de l'amour Etait comment tuer quelqu'un qui t'as surpassé Ce ne sont pas des pleurs que tu entends la nuit Ce n'est pas quelqu'un qui a vu la lumière C'est un hallelujah froid et brisé »
Elle souriait. Je suis sûr qu’elle ne pouvait s’empêcher d’aimer cette chanson. Mais elle avait contredit sa meilleure amie juste pour le fait. De vraies gamines. Nous ne nous sommes même pas rendu compte que la chanson passait en boucle. Nous écoutions sans nous lasser, c’était notre façon de faire notre deuil. Et puis d’un coup, la musique s’est arrêtée. Tatiana s’était levée. Moi, j’étais affalé dans un fauteuil. Elle regardait par la fenêtre, puis s’est retournée pour me parler. Ses yeux marron étaient brillants, et je sus tout de suite qu’elle avait une idée. J’étais pas vraiment réceptif, à cause du fait que c’était moi qui avait gardé la bouteille de vodka, et que je la serrais tellement contre moi que personne n’avait essayé de la prendre. Elle était vide, de toute façon. J’essayais de me concentrer sur ce que me disait T. -Elle est peut-être juste partie. Elle va revenir. Personne n’a retrouvé de corps.
Elle disait ça, mais elle savait très bien que les jeux étaient faits. Les policiers nous avaient dit qu’ils chercheraient jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun doute sur son sort, mais nous étions déjà fixés. Sean était parti avec ses affaires, il n’y avait plus de violon et elle n’aurait jamais abandonné son châle. C’était un peu comme une peluche. Mon père lui avait offert et elle ne le quittait jamais. Ce qui n’était pas sûr, c’était qu’elle soit morte. Elle avait disparu, ça oui. Mais tant que je n’avais pas vérifié de mes propres yeux, on ne pouvait pas en être sûr. J’avais relevé la tête, et nos yeux s’étaient croisés. Nous avions pensé exactement la même chose.
-Je vais essayer de trouver une piste, lui avais-je répondu. -Non non, moi j’irai. Je suis plus grande, ça passera mieux. -Non. Toi, tu as tes filles, un livre à écrire et des domestiques à gérer. Elle t’a tout légué, le décès va bientôt être proclamé pour que les policiers aient autre chose à faire et ils vont pouvoir repasser tous ses films au cinéma. -Mais je… Je lui répondis sèchement :
-Non, mais toutes ces excuses c’est pour pas avoir tes filles sur le dos. J’ai besoin de calme. Dehors. Elle me regarda. Elle devait être trop saoule pour répondre, parce qu’habituellement je ne serais pas sorti indemne d’une phrase pareille adressée sur un ton pareil. En tout cas, elle est sortie. Et c’est là que les ennuis ont commencé, je crois. Je ne dis pas que c’était sa faute, non. Mais quand même, ça fait chier qu’elle n’ait pas réagi.
***
à vous :) |