La plupart des nouveaux arrivants avaient salué Blythe avec cérémonie, lèvres pincées et menton levé en l'air, avec un insupportable air snobinard et supérieur, comme si leurs pets sentaient moins que ceux du commun des mortels. Emily fronça les sourcils : mais est-ce que les vampires pétaient, d'ailleurs ? Question métaphysique. Elle se promit de la poser à Blythe ou au vieux après la fête. Parce que à tous les coups, si elle la posait maintenant, elle allait se faire engueuler.
Emily tripotait les dentelles de sa robe noire nerveusement en se mordant la lèvre. A moins qu'elle soit devenue folle, ou que les effets spéciaux aient fait d'énormes progrès depuis quelques heures, toutes les chauve-souris s'étaient bien transformées sous ses yeux ébahis. Ce qui voulait dire que Blythe et Franck lui avaient dit la vérité. Et qu'elle allait être bonne pour vingt ans de psychanalyse après ça. Merde alors.
Une grande femme plantureuse à la chevelure d'un roux flamboyant faisait à présent la bise à son aïeul vampire albinos. En robe de soirée noire tranchant sur sa peau blanche, on ne pouvait pas ne pas remarquer son décolleté plongeant. Visiblement Blythe non plus, vu les difficultés qu'il semblait avoir à retenir son regard de descendre.
Un grognement suivi de gargouillis s'échappa de son estomac, lui rappelant que depuis le misérable sandwich du début d'après-midi, elle n'avait rien avalé. Elle scanna la grande salle de ses yeux bleus inquiets, mais hormis les convives qui conversaient en petits groupes disséminés, il n'y avait rien. Rien de rien. Pas de buffet, pas de petits gâteaux ni même de jus d'orange. Elle trottina donc vers Blythe et la dame aux gros nichons, et vint s'agripper à sa cape.
« J'ai faimmmm... » râla-t-elle en levant des yeux larmoyants vers son... ancêtre (elle ne s'y ferait jamais !).
« Oh mais moi aussi ma chérie... » susurra la femme en se penchant vers Emily avec un sourire carnassier qui dévoilait deux canines un peu trop aiguisées au goût de la fillette qui se planqua derrière Blythe. Juste au cas où.
« Comme elle est mignonne cette petite.. A croquer ! Est-ce elle ? »
« Oui Catherine, c'est bien elle. Elle s'appelle Emily. »
Blythe la prit par le bras et la ramena bien en vue, bataillant juste un peu pour qu'elle lâche sa cape. Emily n'était plus rassurée du tout... Et si cette fête debienvenuen'était pas en fait une soirée sectaire de sacrifice ? Peut-être était-ce la tradition chez les vampires d'immoler et dévorer un de leurs descendants de temps en temps, tout comme nous, nous aimons pique-niquer quand il fait beau ?
« Tu es toujours un aussi lamentable hôte, Blythe ! »
Ce dernier se crispa, puis se tourna pour accueillir le nouveau venu.
« Karl. Quel plaisir de te revoir. »
Même Emily pouvait bien voir qu'il était loin d'être ravi à la vue de ce grand type tout maigre aux cheveux bruns ondulés attachés en queue de cheval. Et qui avait surtout un sacré gros pif.
« Ça fait bien longtemps qu'on ne t'a plus vu en ville, Blythe. Tu sais qu'une nouvelle boîte de nuit a ouvert il y a quelques mois ? Nous y allons régulièrement chasser, les proies n'y manquent pas ! »
La conversation semblait intéresser : plusieurs autres vampires s'approchèrent en acquiesçant d'un air appréciateur.
« On parle du Phœnix doré? On peut m'y trouver presque chaque soir ! Les adolescentes rebelles y grouillent, c'est un véritable festin ! »
C'était un vampire blond aux yeux d'un bleu dérangeant qui venait de parler. Il avait visiblement des origines slaves et avait dû se faire mordre quand il était encore bien jeune, puisqu'il avait tout l'air d'un adolescent encore.
« Oh, Jernej ! Tu es donc venu finalement ? Je croyais que tu ne voulais pas venir à cette soiréechiante comme la mort? » lança joyeusement la grande rousse aux gros nichons, tout en glissant un regard vicieux à Blythe. Ce dernier s'était raidi et avait pincé les lèvres, se retenant visiblement de s'énerver.
Jernej éclata d'un rire joyeux, dévoila ses dents blanches, Emily bloqua une fois de plus sur ces canines trop longues et frissonna. Pourquoi voyait-on leurs canines ? Blythe, pourtant, n'avait pas ça, lui ! Elle lui jeta un œil curieux, et sursauta en constatant que, eh bien, si, lui aussi avait les canines qui avaient poussé entre-temps !
« Effectivement je ne comptais pas venir, mais comme je n'avais pas vu ce cher Blythe depuis bien dix ans et qu'il paraîtrait qu'il veut nous présenter sa future compagne, j'ai cédé à la curiosité... »
Emily fixa le vampire blond d'un regard perplexe. Sa compagne ? Quelle compagne ? Blythe avait parlé d'héritière, pas de compagne ! Elle ouvrit la bouche, prête à protester, mais grimaça et eut un couinement d'horreur. Franck venait de la pincer au bras, et baissait ses petits yeux noirs vers elle, l'observant sous ses petites lunettes dorées.
« Je t'expliquerai après. » lui souffla-t-il, puis l'ignora à nouveau, reprenant son air digne et neutre auprès de Blythe.
« Tu vois, Blythe ! Si tu savais mieux recevoir, on serait moins réticents à venir te voir ! Quand Catherine fait une fête, on sait qu'elle nous aura préparé un festin de choix ! Putes, adolescents fugueurs, couples en voyage, touristes japonais ! Mais toi, la dernière fois, tu t'es contenté de nous filer des pochettes de sang volées à l'hôpital ! Comment veux-tu qu'il y ait de l'ambiance dans ces conditions ? » critiquait le dénommé Karl avec un grand sourire provocateur, en prenant tous les convives à parti, les bras largement écartés, avec des mimiques... eh bien,gayaussi, il faut dire. Est-ce que tous les vampires étaient aussi maniérés ?
« Quoi, vous en êtes encore à parler de ça ? J'avais oublié, c'est tout ! J'ai fait ce que j'ai pu pour trouver de quoi régaler tout le monde au dernier moment avant que vous arriviez ! Je n'avais plus le temps d'aller chasser une vingtaine d'humains d'un coup ! »
Là, pour le coup, Blythe avait perdu de sa superbe et criait tout bonnement sur son collègue, retenu par la cape par un Franck impassible, sans quoi ils en seraient peut-être venus aux mains. Et voilà qu'ils se criaient tous dessus, toutes canines sorties, dans un brouhaha indescriptible. Sur la pointe des pieds et le plus discrètement possible, Emily s'éloigna. Il était peut-être encore temps de s'échapper de cette maison de fous où elle risquait d'une minute à l'autre d'être vidée de son sang, ou pire, d'être mariée à son arrière-arrière-arrière (etc) grand-père. Berk.
Raté, une main ferme la chopa par le col et la souleva sans effort, la ramenant vers la cohue. C'était Blythe qui la tenait ainsi par la peau du cou, et il n'avait pas l'air content.
« SILENCE ! »
Et paf, le silence se fit. La centaine de vampires se tourna d'un bloc vers Blythe, et Emily qui gigotait dans le but de s'enfuir.
« Bien. Soyez sans crainte, vous aurez de quoi manger ce soir. Des livreurs de pizza, un réparateur de serrure, un médecin de garde, une fille de joie et un charlatan de magie noire ne vont pas tarder à arriver, vous pourrez leur faire bon accueil. Mais si je vous ai réunis ici ce soir... »
Il reposa Emily au sol, bien en vue.
« C'est pour vous présenter ma descendante, Emily Cade, que j'ai fini par retrouver après bien des recherches. Elle grandira ici en me servant pour remplacer Franck lorsqu'il sera mort. Puis, lorsqu'elle sera adulte, j'en ferai l'une des nôtres et ma compagne attitrée. »
Les murmures de commentaires se mirent à bourdonner au sein de la foule, et Emily crut entendre une ou deux remarques salaces. Elle piqua un fard, écrasée par la honte et la colère. Et sans réfléchir plus, elle décocha un de ses puissants coups de pied dans le tibia de son affreux aïeul, et détala comme un lapin, tenant sa robe à deux mains.
« Franck, attrape-la, et mets-la au lit après une bonne correction ! » cria la voix courroucée de Blythe, sous les éclats de rire de ses invités.
S'ensuivit une course-poursuite épique dans les couloirs. Mais Emily connaissait mal les lieux, et finit par se retrouver coincée dans un cul de sac. Essoufflée et furibonde, elle se tourna vers le vieux croûton avec un regard de défi. Lui aussi était essoufflé et se tenait le bas du dos. Il était tout à coup moins impressionnant.
« Emily... Je comprends ta colère... »
Il reprit sa respiration, et redressa ses lunettes qui dévalaient la pente de son grand nez couvert de sueur, et reprit d'un air aussi digne que possible :
« Viens, on va manger, et je vais t'expliquer tout ça. »
Emily l'aurait bien envoyé sur les roses et reprit la course-poursuite, mais elle commençait à fatiguer. Il devait être une heure du matin, et elle n'avait pas l'habitude de veiller aussi tard. Et puis elle avait faim...
« Moui... »
Elle baissa la tête d'un air grognon, accepta à contre-cœur de prendre la main moite du vioque, et le suivit en traînant des pieds.
Ils débouchèrent enfin dans une grande cuisine de réfectoire, avec plein de grands frigos partout, de grandes plaques de cuisson, plusieurs fours, un micro-ondes et des placards gigantesques. Emily, émerveillée, se disait qu'il y avait sûrement là de quoi tenir un siège d'un an ! Mais Franck la mena vers un petit frigo dans un coin, et l'ouvrit. Il y avait là quelques yaourts, un peu de jambon, une bouteille de lait, deux ou trois fromages qui puaient, et du jus de carotte. Plein de jus de carotte, même. Dépitée, Emily leva de grands yeux bleus vers le vieil homme.
« Quoi ? C'est tout ? Mais.. et les autres frigos ? »
Et sans attendre de réponse, elle ouvrit un des grands frigos et bloqua devant le contenu.
« ... »
« Ce n'est pas pour nous, tu ne trouveras là-dedans rien pour des humains. »
Et Franck referma le frigo. Emily pensa à refermer sa mâchoire, l'appétit un tant soit peu coupé.
« Mais tout de même... toutes ces pochettes de don de sang... »
« Détournées avec des pots de vin. »
« Mais un vampire, c'est pas censé chasser et boire du sang sur des victimes vivantes ? Ou je me trompe ? »
Franck ne daigna pas répondre à cette question, et lui montra le petit frigo d'un air agacé.
« Prends ce que tu veux manger et cesse de poser des questions. Si tu aimes manger quelque chose en particulier, dis-le moi, je descendrai à la ville demain et te rapporterai ce que tu désires. »
Emily comprit le message. Elle but un peu de lait et mangea un yaourt, puis fit une liste détaillée à Franck de ce qu'elle mangeait au petit-déjeuner, et des aliments qu'elle aimait.
Le vieillard l'amena ensuite dans une chambre d'amis, vaste mais neutre. Épuisée par cette journée folle, à peine se glissa-t-elle entre les draps qu'elle sombra dans un profond sommeil.
oOoOoOo
Elle se réveilla le lendemain matin, caressée par les rayons du soleil levant qui dansaient sur son visage fatigué. Se redressant sur son lit, elle resta un moment le regard dans le vide, un peu désorientée, et se remémora les événements de la veille.
Ah oui. Son ancêtre vampire complètement allumé, aux tendances pédophiles et incestueuses. Son regard tomba sur le sol, où Franck avait déposé ses affaires de la veille, et une idée sadique comme elle en avait souvent lui vint à l'esprit. Elle avait un crayon à papier, dans son sac... C'était du bois, ça, non ? Un petit pieu en bois...
Son sourire s'agrandit. Il n'était pas dit qu'Emily Cade, la légendaire petite peste orpheline, se laisse faire, vampire ou pas vampire ! On pourrait dire que c'est de la légitime défense, non ?
Revigorée par son plan, elle sauta à terre, fouilla dans son sac et en sortit son crayon bien taillé. Bon, il était un peu petit, mais en le plantant plusieurs fois de suite ça devrait être efficace...
Elle entrouvrit lentement la porte de sa chambre, et grimaça lorsqu'elle grinça.
Bien. Personne dans le couloir. Vêtue de son pyjama à nounours bleus, la fillette aux cheveux ébouriffés et aux yeux encore gonflés de sommeil parcourut les couloirs du château sur la pointe des pieds, jetant un œil dans chaque pièce en espérant ne pas tomber sur Franck.
Elle finit par trouver. Une pièce complètement sombre : les fenêtres avaient été murées. Et au milieu de la pièce vide et obscure trônait un cercueil en bois avec des dorures sur les poignées.
Bingo.
Il faudrait bien viser, on n'y voyait goutte dans cette pièce...
Elle s'approcha aussi silencieusement qu'un ninja, et son crayon bien en main, prête à frapper, elle ouvrit le cercueil d'un coup.
Et hurla de terreur en sentant une créature hostile surgir du cercueil et se jeter sur son visage. |