Voilà donc le premier chapitre de ma fiction originale... J'espère que ça vous plaira !
Un grand merci à Calypso qui m'a dégotté un titre d'enfer, ainsi qu'à Méli, qui a eu la gentillesse d'écouter mes suggestions pour le nom de la capitale. Sur ce, je vous souhaite une bonne lecture !
Chapitre 1 - Premiers pas
Vingt-quatre février 2012, dix-huit heures. La jeune femme vérifia que la bibliothèque était vide, rangea les derniers bouquins qui traînaient encore sur le chariot et finit par éteindre toutes les lumières. Les lampes suspendues au plafond s'éteignirent les unes après les autres, plongeant la salle dans la pénombre. Les silhouettes des étagères donnaient à la bibliothèque Bacalan quelque chose d'inquiétant, de presque surréaliste, mais elle s'était habituée à cette atmosphère depuis qu'elle travaillait ici. Ca faisait maintenant trois ans qu'elle faisait la fermeture le mardi et le vendredi, une fois que tous ses collègues avaient quitté la place. Elle soupira, enfila son manteau et son écharpe, sortit du bâtiment et ferma les portes à double tour derrière elle. Enfin, Lys Dubré put tourner les talons pour se diriger vers la rue Barillet Deschamps. C'était dans cette rue que ses parents habitaient. Anselme et Émilie Dubré s'étaient installés dans une petite maison mitoyenne au fond de ce cul-de-sac, achetée en 1998. Elle y avait passé une dizaine d'années avec son frère et ses sœurs avant de finalement avoir son propre appartement. Si elle se rendait chez eux en ce vingt-quatre février, c'était simplement parce que c'était l'anniversaire de son petit frère Florent, qui fêtait ses dix-neuf ans. Elle pressa un peu plus le pas. Elle espérait que le cadeau qu'elle lui avait déniché lui plairait. Elle le savait particulièrement fan de tout ce qui touchait à la science-fiction et elle avait réussi à mettre la main sur un coffret complet de la saga Alien, avec un DVD supplémentaire concernant tout le making-of des quatre films. Elle avait payé assez cher, mais ça valait le coup. Il n'y avait plus qu'à espérer que ni ses parents, ni sa sœur de quinze ans, n'aient pensé à la même chose.
Les façades des blocs de maisons n'étaient pas des plus élégantes – du moins, Lys les avait toujours trouvées terriblement moches. Toutes en briques d'un beige orangé tirant sur l'ocre, le mur était couvert d'une sorte de lambris très sombre au niveau de l'étage. La demoiselle n'avait toutefois jamais vraiment su si c'était du bois ou de la pierre. Elle ne préférait pas le savoir. Elle soupira, esquiva la poubelle avant d'encore la faire tomber et poussa finalement la porte de la dernière maison de la rue, au numéro soixante-quinze. A peine eut-elle fermé la porte derrière elle qu'une minuscule furie aux cheveux châtain clair se jetait sur elle.
« T'es en retard ! T'avais promis que tu serais là à dix-huit heures quinze ! »
Le ton situé quelque part entre le plaintif et le suppliant, la lèvre tremblante et les yeux trop brillants, Sarah Dubré était la parfaite incarnation de la petite fille à qui on venait d'infliger un gros chagrin. Toutefois, mieux valait se méfier de son visage de petite poupée ; elle n'avait peut-être que huit ans mais elle savait parfaitement mener son monde à la baguette. Lys lui adressa un joli sourire parfaitement innocent.
« J'avais dit que je serais là vers dix-huit heures quinze. Et il est dix-huit heures vingt-deux très exactement. Ce qui signifie que je suis tout à fait dans les temps, tête de linotte ! »
Sarah se contenta de lui tirer la langue, la serra contre elle autant que sa petite taille le permettait, puis laissa la place à leurs parents.
Le contraste entre les époux Dubré était pour le moins saisissant. Anselme, malgré ses presque cinquante ans, restait une montagne de muscles d'un bon mètre quatre-vingt-treize, dont l'air sévère et le visage taillé à la serpe étaient fortement accentués par ses cheveux poivre et sel coupés ras. Une telle stature et une telle expression s'expliquaient par sa carrière dans la Marine Nationale mais ses yeux bruns et la bedaine qui commençait à se dessiner sous sa chemise, à force de trop de bières sûrement, l'adoucissaient quelque peu. Émilie, quant à elle, était le bel opposé de son mari. Plus petite que lui d'une trentaine de centimètres au moins, elle était toute en courbes potelées et portait sur le monde un regard vert très pâle et un sourire toujours éclatant derrière son rideau raide de cheveux auburn. Malgré tout, tout le monde s'accordait pour dire qu'ils formaient un couple parfaitement assorti, et Lys ne pouvait que donner raison à ce « tout le monde ».
« Ca faisait longtemps ! lança sa mère en la serrant contre elle le plus fort possible.
-Trop longtemps, si tu veux mon avis, grommela Anselme sur un ton bourru.
-Désolée, papa... souffla leur fille en se mordillant la lèvre inférieure. Tu sais bien que je travaille tous les jours à la bibliothèque. Et puis, il faut bien que j'entretienne une vie sociale ! »
L'homme se contenta d'un haussement d'épaules dubitatif pendant qu'une fille d'une quinzaine d'années plaquait un baiser sur la joue de sa sœur, sans un mot supplémentaire. Alice était une copie presque parfaite de leur mère. Aussi petite qu'elle, elle avait hérité de sa silhouette toute en courbes et de ses cheveux auburn très lisses. Les seuls choses qui les différenciaient étaient les yeux bruns de l'adolescente, qu'elle tenait de son père, et la multitude de grains de beauté qui tachaient sa peau. Une fois les salutations d'usage faites, Lys put enfin se débarrasser de son manteau et de ses chaussures avant de se concentrer sur le héros de la soirée. Florent était enfoncé dans le canapé de cuir du salon, le nez penché sur son portable, ses yeux verts cachés par ses mèches châtain clair trop longues. Il se laissa embrasser sans protester mais sans lever les yeux de son jeu non plus, les sourcils froncés et la langue tirée en signe d'extrême concentration. Elle ne chercha pas à entamer la conversation, préférant se concentrer sur Sarah qui avait grimpé sur ses genoux aussitôt que sa grande sœur s'était assise. Et, comme souvent quand ils se retrouvaient tous les six, elle laissa son regard errer sur sa petite famille.
Elle détonait, au milieu d'eux. Si Alice, Florent et Sarah avaient chacun énormément pris d'un de leurs deux parents, ce n'était pas son cas à elle. Certes, elle avait hérité des yeux pâles de sa mère, mais elle n'avait pas récupéré de ses formes généreuses, pas plus qu'on ne lui avait accordé la haute stature de son père. Elle ne mesurait pas plus d'un mètre cinquante-sept et sa silhouette était plutôt du genre filiforme. Et puis il y avait ses cheveux. Fut un temps, ils étaient châtain clair pour elle aussi, d'un châtain en réalité tellement clair qu'ils paraissaient plus blonds qu'autre chose. Puis ils avaient commencé à blanchir alors qu'elle n'avait que dix-sept ans, peut-être dix-huit, et aux alentours de son vingtième anniversaire, elle s'était retrouvée avec une tignasse couleur d'os. La couleur ne la dérangeait pas, c'était plus les chuchotements intrigués ou compatissants qu'elle entendait parfois qui la mettaient hors d'elle. Elle soupira.
« Lys, tu m'écoutes même pas, bougonna Sarah en tiraillant vicieusement sur une de ses mèches.
-Pardon, ma puce, mais tu sais je t'écouterais beaucoup mieux si tu – aïe ! – si tu arrêtais de tirer mes cheveux ! Tu aimerais, toi, que je te fasse la même chose ? »
La benjamine se contenta d'un joli sourire qui fit lever les yeux au ciel à son aînée. Celle-ci voulut se relever mais, Sarah s'accrochant à elle comme une bernique à son rocher, elle fut bien vite obligée de la soulever dans ses bras malgré sa trentaine de kilos. Elle devenait lourde, la petite Sarah, et elle allait bien vite devoir arrêter de la porter si elle ne voulait pas se retrouver avec le dos coincé pendant une semaine. Elle sourit, ébouriffa sauvagement les cheveux de la petite qui pesta et la relâcha en essayant de se recoiffer. Lys savait pertinemment à quel point elle pouvait être agacée de se sentir décoiffée comme ça. Une vraie petite princesse. Mais la jeune femme profita d'être ainsi libérée pour se glisser dans la cuisine, où sa mère était occupée à vérifier la température du four. Elle n'eut que le temps d'apercevoir un énorme plat de tartiflette.
« Maman... Tu te rends quand même compte qu'il ne fait pas moins trente, dehors, hein ?
-Que veux-tu ! répliqua Émilie avec un sourire mi contrit, mi amusé. Tu sais bien que ton frère donnerait corps et âme pour passer l'année à manger de la tartiflette à tous les repas. Je n'ai jamais compris cette obsession qu'il a toujours nourrie envers les pommes de terre... »
Mais Lys avait déjà arrêté de l'écouter. Elle s'était emparée d'un petit écrin bêtement posé sur le buffet à couverts. Elle l'ouvrit, et ne put s'empêcher d'écarquiller légèrement les yeux à la vue de son contenu.
« Tu l'as trouvée où ? questionna-t-elle sans pouvoir s'en empêcher.
-De quoi, ça ? C'est un vieux bijou familial. Il était à mon père mais personne ne l'a jamais porté, d'aussi loin que je me souvienne. »
L'écrin renfermait une magnifique chevalière en argent massif, gravée d'un paon faisant la roue. Les détails étaient impressionnants de réalisme et on aurait dit que l'animal était prêt à se détacher de son support pour se mettre à voleter. Une minuscule pierre précieuse blanche, sûrement un diamant, était incrustée dans le poitrail de l'oiseau. Elle ne se retint que difficilement de s'emparer du bijou pour le passer, se mordilla la lèvre.
« Si tu veux, tu peux la garder, lança soudain sa mère en sortant le plat du four. Ce n'est pas moi qui risque de la porter !
-C'est vrai ? »
La quadragénaire hocha la tête et sa fille ne put rien faire d'autre que lui coller un baiser sur la joue en guise de remerciement. Elle avait plutôt intérêt à y faire très attention. La chevalière était sans doute l'objet le plus précieux, tant dans la valeur familiale que dans le prix, qu'elle ait jamais eu entre les mains. Elle glissa donc l'écrin dans la poche de son gilet avec des gestes excessivement précautionneux qui firent rire sa mère.
« Tu sais, c'est pas en la laissant tomber une ou deux fois que tu réussiras à la casser ! se moqua-t-elle gentiment.
-Sûrement... Mais je préfère l'abîmer le moins possible. »
Émilie se contenta de hausser les épaules en guise de réplique. C'était à Lys de voir, elle était assez grande pour s'occuper du bijou toute seule. Et puis, son grand-père aurait sûrement voulu qu'elle le récupère. Au moins, tout le monde était content. La jeune femme suivit un instant du regard sa mère qui apportait le plat dans la salle à manger, puis se décida à la suivre après s'être assurée qu'elle n'avait pas besoin d'aide.
La soirée fut des plus agréables. Pour une fois, Florent ne joua pas à l'adolescent désagréable et renfermé sur lui-même et alla même jusqu'à serrer Lys dans ses bras à la découverte de son cadeau d'anniversaire, malgré sa répugnance pour les contacts physiques trop rapprochés. Le repas fut une réussite, comme d'habitude quand sa mère se mettait derrière les fourneaux – elle laissait d'habitude ce soin à son époux – et la Sachertorte, d'une taille pourtant conséquente, fut avalée en l'espace d'un quart d'heure. Lys s'étira comme un chat tout en poussant un bâillement sonore. Un coup d'oeil sur la grosse horloge qui trônait, accrochée au mur, l'informa qu'il était plus de deux heures du matin. Il était temps qu'elle rentre chez elle, seulement...
« Papa ? appela-t-elle sur un ton parfaitement innocent.
-Toi, t'as quelque chose à me demander... »
Le ton d'Anselme s'était fait méfiant. Une jolie moue de supplication ourla la lèvre inférieure de la tête blanche.
« Y'a plus de tram à cette heure-ci... »
Il y eut un drôle de silence, suivi d'un soupir résigné.
« C'est bon, je te ramène en voiture... »
Se retenant difficilement de sauter de joie, la jeune femme s'empressa d'aller saluer sa mère et sa fratrie, puis fila se réfugier dans la voiture de son père. Le trajet se déroula dans un silence des plus apaisants après une soirée passée à écouter la voix un peu trop stridente de Sarah. Elle faillit même s'endormir sur son siège alors que le trajet entre la maison de ses parents et son appartement, impasse Cabrière, ne durait qu'une dizaine de minutes. Après un nouveau bâillement, elle embrassa son père et grimpa jusqu'à son appartement.
Ce ne fut qu'une fois les dents brossées et démaquillée, en train d'enfiler le t-shirt turquoise et le bas de jogging noir qui lui servaient de pyjama, qu'elle se remémora la chevalière dans la poche de son gilet. Elle se jeta presque dessus pour rouvrir l'écrin et observer le bijou. Il était encore plus beau à la seule lumière de la lune. Lys hésita un petit moment, finit par retirer le bijou de son écrin et le passa à son majeur droit après avoir essayé l'index, où elle était légèrement trop petite, et l'annulaire, où elle était trop grande. Elle tendit le bras pour observer l'effet que ça faisait. Apparemment, la bague avait été faite pour être unisexe. Elle pourrait la porter tous les jours, comme ça...
Un nouveau bâillement lui échappa. Avec un soupir, elle acheva d'enfiler son t-shirt et se lova confortablement sous la couette, grattant un instant son chat, Amiral, entre les oreilles. L'animal se mit à ronronner et vint se rouler en boule contre son ventre.
« Bonne nuit, sac à puces. »
Elle tourna quelques minutes sous les draps avant de s'installer sur le côté, le nez enfoui dans les oreillers. Il lui suffit de quelques secondes de plus pour s'endormir pour de bon malgré les rideaux ouverts et le rai de lumière d'un lampadaire qui se faufilait dans la chambre.
Elle dormait tellement bien qu'elle ne réagit pas quand la chevalière se mit à chauffer, pas plus que quand le diamant scellé dans l'argent commença à pulser d'une drôle de lumière.
***
« La Magie décline de plus en plus... Il va falloir trouver une solution. Personne n'est donc capable de réveiller les Esprits ?
-Souhina, vous semblez oublier que réveiller les esprits est uniquement du ressort des Veilleurs...
-Et il n'y en a plus en Santhieen depuis quelque cent dix-sept ans, oui, je sais. Plus depuis l'époque d'Arion Clairetour. Mais tout de même, quelqu'un aurait pu les cacher... »
Il y eut un raclement de gorge et un grand noir au crâne chauve et à la silhouette nerveuse se leva.
« Arion Clairetour a disparu de la surface de ce royaume. Il peut être en Arcande, au-delà de la mer Dasard, comme il peut être à mille mondes d'ici. Et vous savez tout aussi bien que moi que le don de Veille est un don exclusivement héréditaire, qui se transmet d'un parent à un descendant. Arion Clairetour a disparu...
-Et le don de Veille a disparu avec lui, acheva un autre homme, dont les cheveux et la barbe gris témoignaient de son âge relativement avancé.
-Là réside tout le problème. »
Le silence qui planait sur la Chambre du Conseil était terriblement lourd de sens. Près des hautes portes en bois d'ébène incrustées d'ivoire, une silhouette fine rebroussa chemin pour dévaler le Grand Escalier et sortir de la Haute Tour. Si son père apprenait qu'elle avait encore espionné une des réunions, elle risquait fort d'être brûlée vive.
Aleya Cavenoir poussa un long soupir dépité. Ce qu'elle soupçonnait depuis quelques mois maintenant se vérifiait par les propos des Conseillers. La Magie disparaissait doucement mais sûrement du royaume. Elle avait bien remarqué que les orbes lumineux qui constituaient l'éclairage des villes flottaient de moins en moins haut et que les hivers, habituellement radoucis par les pouvoirs des Élémentaires, se faisaient de plus en plus rigoureux. La Magie disparaissait parce que les Esprits n'avaient pas été réveillés depuis une centaine d'années, depuis qu'aucun Veilleur n'avait été mis au monde. Et si la Magie disparaissait...
Si la Magie disparaissait, ça voulait dire que Santhieen était en passe de perdre la guerre contre l'empire de Lorior.
La jeune femme s'arrêta net au milieu de la cour intérieure alors que son visage prenait une étrange teinte de cendre. Perdre la guerre signifierait la fin de la civilisation santhoise. L'armée de Lorior raserait sûrement toute trace du royaume, comme ils l'avaient fait avec la légendaire Dalcarine, simplement pour pouvoir s'étendre Un peu plus. Elle comprenait mieux pourquoi le visage de son père se faisait jour après jour plus inquiet. Elle déglutit et, sous les regards curieux des domestiques qui passaient, se laissa lourdement tomber sur le premier banc venu.
Perdre la guerre, hein... Le royaume de Santhieen avait fait l'erreur de se reposer sur la Magie, apparemment. L'armée santhoise était très réduite et le plus gros des troupes était composé d’Élémentaires expérimentés. La flotte, en dehors des navires marchands, était pour ainsi dire inexistante et les seules troupes véritablement armées, avec des épées et tout l'équipement impliqué, étaient des troupes d'élite dont l'effectif devait s'inscrire aux alentours de deux cent mille. Seulement deux cent mille hommes capables de se battre au corps à corps et pas avec de la Magie. C'était horriblement dérisoire.
« Tout va bien, damoiselle ? »
La voix rocailleuse du vieil Intendant la tira de ses réflexions et elle sursauta assez violemment. Son regard bleu se posa sur le visage sillonné de rides de l'aïeul et elle lui tendit un sourire un peu hésitant.
« Tout va bien, maître, je vous remercie. Excusez-moi si je vous ai inquiété. »
L'homme hocha la tête et se plia en une salutation des plus respectueuses. Aleya le suivit du regard alors qu'il s'éloignait. Il s'était beaucoup occupé d'elle quand elle était petite, surtout parce que son père, en sa qualité de Conseiller, était rarement là. Sa mère, quant à elle, devait souvent rester alitée à cause de sa santé des plus fragiles. Elle pinça les lèvres, tenta de reprendre le cours de ses réflexions mais fut de nouveau interrompue par un bruit de ferraille, suivi d'un chapelet de jurons proféré d'une voix des plus colériques.
« Bordel de merde mais qu'est-ce que c'est que ce foutoir ! »
Sa curiosité légendaire soudainement réveillée par ces éclats de voix, Aleya se remit sur ses pieds et s'approcha de la source du boucan. Deux ou trois domestiques s'échinaient à dégager une personne d'un tas de pièces d'armures qui avait lourdement chuté. Le poids du métal devait être assez désagréable et elle ne put s'empêcher de donner un coup de main. En fait, jusqu'à ce qu'elle aperçoive un visage légèrement éraflé après avoir retiré un plastron. Elle se figea net. La fille coincée sous ce tas de ferraille avait le menton pointu, le nez en trompette et les yeux vert pâle, pour le moment assombris par la fureur. Elle devait avoir autour de vingt-cinq ans, plus ou moins son âge donc, mais ce n'était pas ça qui l'avait stoppée dans son élan.
La mèche de cheveux qui barrait le visage de l'inconnue était blanche. Blanche comme la neige qui recouvrait presque tout le temps la région natale de sa mère.
Elle se remit à la tâche avec un drôle d'empressement et tendit une main secourable à l'inconnue pour l'aider à se remettre sur ses jambes. La fille accepta malgré l'air méfiant qui s'était peint sur son visage, et Aleya put constater qu'elle avait une drôle de tenue. Une sorte de tunique sans manches, mais un peu trop courte, et un pantalon fait dans une matière bizarre, qu'elle n'avait jamais vue. Ce n'était ni du coton, ni de la soie, et encore moins le lin qu'ils importaient depuis Liscredan.
« Pourquoi tu me regardes comme ça ? »
Aleya releva la tête un peu brusquement. La fille avait croisé les bras et la toisait d'un air encore moins amène qu'auparavant. Elle bredouilla quelque chose d'incompréhensible, finit par se racler la gorge un peu nerveusement.
« Ton pantalon est... euh... étrange.
-Bah, c'est juste un survêt', je l'utilise comme pyjama. »
Survêt' ? Pyjama ? L'inconnue avait un drôle de langage que la jeune Cavenoir ne comprenait pas et ça devait se voir sur son visage puisque la fille plissa les yeux. Elle jura silencieusement. Elle avait toujours été incapable de maîtriser ses expressions faciales, contrairement à son père.
« Sinon, où est-ce que je suis ? Et j'aimerais bien comprendre comment j'ai réussi à atterrir je ne sais où alors que j'étais bien tranquille au fond de mon lit, en train de dormir !
-Et bien... Tu es dans la cour intérieure du Fort Sarangues, en plein dans la capitale du royaume de – hé, où tu as eu cette chevalière ? »
La jeune femme avait refermé sa main sur le poignet de l'inconnue en apercevant le bijou. Elle bloqua un moment dessus, les yeux écarquillés. Une chevalière en argent massif gravée du paon rouant, diamant sur le poitrail... Sans se soucier des protestations de la fille, elle l'entraîna à sa suite vers la Haute Tour, grimpa les marches du Grand Escalier quatre à quatre et l'abandonna sur le pas de la porte pour se précipiter à l'intérieur de la Chambre.
***
Dorvan Cavenoir se massa lentement l'arête du nez. Cette histoire concernant la Magie commençait doucement à l'agacer plus qu'à l'inquiéter. Bien sûr, ça l'inquiétait, mais il en avait assez de passer toutes ses réunions à ne parler que de ça. Ses camarades Conseillers commençaient à oublier qu'ils avaient un royaume à gérer, et ça ne passait pas uniquement par résoudre les problèmes de Magie. Certes, il y avait bien la guerre qui frappait à leurs portes, mais il y avait avant tout l'hiver qui s'approchait et qui ferait sûrement des morts, comme chaque année. Il poussa un soupir discret mais releva bien vite la tête en entendant un bruit de course.
« Aleya ? Mais qu'est-ce que tu fiches ici ? »
C'était bien sa fille qui s'était précipitée sur la table pentagonale autour de laquelle siégeait le Conseil. Elle était hors d'haleine, une mèche de cheveux blonds frisés traversant son visage à la peau caramel.
« Père... Conseillers... Je crois... Le don de Veille est revenu ! On a une Veilleuse ! »
L'annonce de la jeune femme provoqua un sacré brouhaha parmi les Conseillers tandis que le sire Cavenoir se contentait d'observer sa fille d'un air méfiant. Aleya n'était pas du genre à faire des blagues, mais le sujet était beaucoup trop sérieux pour permettre la moindre plaisanterie.
« Tu dois faire erreur, ma fille. Le dernier Veilleur a disparu depuis plus de cent ans, argua-t-il en fronçant les sourcils.
-Mais non ! Je vous assure... Attendez ! »
Elle fila aussitôt hors de la pièce, mais ce ne fut que pour revenir en traînant derrière elle une demoiselle à l'air revêche qui pestait contre sa poigne. Les yeux de Dorvan s'écarquillèrent à sa vue. Non seulement elle avait les cheveux blancs, signe distinctif des Veilleurs, mais en plus elle portait un bijou qui lui était familier. Il en avait vu bon nombre de dessins dans les livres consacrés au don de Veille.
« Voyez ! C'est bien la Chevalière qu'elle porte ! La Chevalière aux armoiries de Santhieen ! Le paon rouant ! »
Souhina Locourbe, la plus proche des demoiselles, examina un instant la bague et se contenta d'un hochement de tête en guise de confirmation. Il y eut comme un soupir de soulagement parmi les Conseillers, à moins qu'il ne l'ait imaginé.
« Mes amis, commença la femme, je crois bien que nos tourments trouvent une fin... » |