Les bruits de la ville avaient peu à peu déclinés. Ils avaient à présent une teneur différente. Les cris d'enfants avaient été remplacés par les discussions des groupes d'ouvriers qui, après une dure journée de travail allaient par petits groupes jouer aux cartes ou se détendre dans un speakeasy* devant un whisky frelaté. À les regarder passer, avec leurs rires tonitruants qui contrastaient avec leurs mines harassées, Stiles ne put s'empêcher de revivre les évènements de l'après-midi, la sensation glacée du revolver contre sa peau, l'odeur acide qu'avait dégagé l'alambic, les yeux perçants de l'homme lorsqu'il…
« Non, » grogna Stiles frappant du poing sur le trottoir. Il était à l'endroit habituel, celui auquel il avait pris l'habitude de référer comme son coin, un bout de trottoir en haut de la côte qui lui donnait une vue d'ensemble sur la rue passante qu'il surplombait.
Il soupira et tira une cigarette de son paquet chiffonné. Grimaça en voyant le peu qu'il lui restait. Poussa un juron dans sa barbe, avant de se rappeler que le lendemain était un samedi, et qu'il pourrait gagner les quelques dollars qui lui permettraient de se ravitailler pour la semaine. Ceci agrémenté, s'il s'en tirait bien, de quelques portefeuilles « tombés » de poches inattentives. Il sourit, rasséréné. Résista à l'envie de se frotter les mains de satisfaction.
« Stiles, petit génie, » marmonna-t-il en sortant de sa poche son briquet à essence. Comme à chaque fois qu'il l'utilisait, il ressentit un petit haut le cœur à la vue de l'écusson qui le frappait. Repoussant ses souvenirs au plus profond de son cerveau en ébullition, il alluma sa cigarette, prenant un moment pour profiter de la brûlure salvatrice de la fumée lorsqu'elle pénétra ses poumons.
« Police, monsieur, » annonça une voix nasale derrière lui et, l'espace d'un instant, le cœur de Stiles cessa de battre.
Il poussa un glapissement et sauta sur ses pieds, prêt à prendre la fuite. Avant de s'arrêter, saisi d'un doute. De se retourner et de pousser un grognement.
« Scott McCall, tu es un crétin fini, » dit-il en se rasseyant lourdement.
Son ami laissa échapper un petit rire et s'assit à ses côtés, repoussant une mèche de ses cheveux bruns bouclés qui lui tombait devant les yeux.
« Encore ici ?, » dit-il d'un ton amusé, faisant preuve, une fois de plus, d'un sens de l'observation à toute épreuve.
Stiles aspira une bouffée de sa cigarette et s'installa plus confortablement sur la pierre abrupte.
« Je surveille mon royaume, » annonça-t-il en balayant du regard la rue faiblement éclairée par la lueur orangée des réverbères.
« Ton royaume, » répéta Scott.
« Mh-mh, » acquiesça Stiles. Il arrondit ses lèvres et cracha un petit cercle de fumée blanche qui se dissipa dans l'air. Il entendit Scott étouffer un petit rire, et s'amusa une fois de plus de la capacité que le jeune Irlandais avait à s'émerveiller de tout et rien. Il risqua un coup d'œil à sa droite, pour trouver Scott en train de rêvasser, un sourire béat sur les lèvres. Il poussa un soupir moqueur.
« Comment elle s'appelle, cette fois ? Linda ? Kim ? »
Scott se tourna vers lui. Malgré l'obscurité, Stiles put voir que ses pommettes avaient virées à l'écarlate. Hu, hu, c'était plus grave que d'habitude.
« Je…je, » bégaya-t-il, « je ne vois pas de quoi tu veux parler. »
Stiles haussa un sourcil, parfaite image de l'incrédulité complice.
« Scotty, » dit-il avec un sourire sarcastique, se réjouissant de la grimace que le surnom tirait à son ami, « tu ne peux rien me cacher, tu le sais. Tu recommence à lancer ce regard enamouré aux étoiles, comme si t'étais sur le point de leur déclamer de la poésie. »
Scott baissa la tête.
« Allison, » dit-il d'une petite voix, « elle s'appelle Allison. »
Satisfait, Stiles hocha la tête et prit soin d'écraser soigneusement son mégot avant de le jeter au loin.
« Et quel est le plan diabolique pour séduire la belle Allison, dis-moi ? »
Scott marmonna quelque-chose d'inaudible et Stiles fronça les sourcils.
« Mon vieux, articule quand tu parles, c'est terrible, ça. »
« Il n'y a pas de plan, » finit par répéter Scott en sortant une cigarette de son propre paquet. « Je ne vais pas la séduire. »
« Eeeeeeeeeeeeet…non. Mauvaise réponse, mon vieux. Raconte tout à ton poteau Stiles, et il va te concocter un plan d'action en deux temps trois mouvements. »
« Non. » dit Scott d'un ton sans appel. La rougeur avait disparu de ses joues, et il sembla soudain drainé de toute couleur sous la lueur pâle de la lune. Stiles tapota le sol de ses doigts, mouvement continuel et nerveux qu'il n'était jamais parvenu à réprimer. Quelque-chose n'allait pas.
« Quelque-chose ne va pas. »
« Rien ne va, » explosa Scott en se levant d'un bond. Stiles leva la tête vers lui, ahuri. Scott ne s'énervait littéralement jamais. « J'ai rencontré cette fille il y a deux semaines alors que j'étais allé traîner à la foire avec Isaac et je l'ai vue, j'ai pas pu m'empêcher d'aller lui parler, et elle était tellement parfaite, tellement magnifique, et je me suis présenté et elle m'a souri et j'étais foutu, mon vieux. Je lui ai même offert une barbe-à-papa, nom d'un chien. Et elle s'est présentée aussi, et je…je suis parti en courant. »
Stiles, qui s'était levé, se figea.
« Tu as quoi ? »
« Stiles, son nom c'est Allison Argent. »
Stiles cligna des yeux. Plusieurs fois. Ouvrit la bouche. La referma. Finit enfin par retrouver un semblant de voix.
« Allison Argent comme dans Allison Argent ? La fille de Chris Argent? »
« Oui, » gémit Scott en jetant sa cigarette à moitié consumée au sol d'un geste rageur.
« Oh. »
Stiles mâchonna sa langue plusieurs fois, songeur. Il se baissa pour ramasser la cigarette fumante et la porta à ses lèvres, levant les yeux au ciel devant l'air dégoûté de son ami. Chris Argent était le plus grand marchand d'armes de Chicago. Cependant, il était plus souvent qu'à son tour soupçonné d'entretenir des affaires douteuses avec les gros bonnets de la mafia, et les pauvres bougres qui le gênaient avaient une furieuse tendance à être retrouvés dans laRiver, les pieds coulés dans du béton. Pas exactement le genre de bonhomme que l'on voulait comme beau-père.
« Et alors ?, » finit-il par lâcher.
Scott resta silencieux quelques secondes avant de se tourner vers lui, sourcils froncés.
« Stiles, tu as compris la partie ou Allison Argent est la fille de –»
«…Chris Argent, oui, oui, j'ai pigé ça. Je répète. Et. Alors ? »
Scott resta bouche bée, puis fit un geste vague avec sa main, comme pour lui dire « Stiles, je ne comprends pas, aurais-tu l'amabilité de développer s'il te plait ? »
Stiles cracha sa fumée.
« C'est simple, le seul moyen pour la séduire sans que papounet ne t'épingle au mur et ne se mette en tête de t'arracher toute la peau pour voir comment t'es en dessous, c'est de le faire en cachette, d'accord ? » Scott hocha la tête, l'air un peu désorienté. Stiles observa un nuage de cendre tomber lentement vers le sol, avant de relever la tête, un large sourire sur le visage. « et quel autre meilleur moyen pour séduire une damoiselle de la haute en cachette que lui faire passer une lettre ! »
Scott le fixa, clignant plusieurs fois des yeux, comme s'il venait de voir une deuxième tête pousser sur l'épaule de Stiles. Finalement, il sembla comprendre et se précipita vers lui.
« Stiles tu es…génial, c'est exactement ce que je vais faire, je…, » son sourire disparut et ses épaules s'affaissèrent. « …sais à peine écrire… »
« T'exagères, Scott. T'es allé à l'école, tout de même. »
« Stiles, » soupira le jeune homme, « je n'ai jamais été l'élève le plus attentif et j'ai arrêté à treize ans. Je sais écrire, mais horriblement mal et je fais plus de fautes qu'un marmot de six ans. »
Stiles souleva sa casquette et se gratta la tête.
« Bein, je te l'écrirai dans ce cas, » proposa-t-il.
Au sourire qui éclaira le visage de son ami, il eût l'impression de venir de lui offrir un billet de cinq cent dollars.
OoOoOoO
Stiles contempla d'un regard morne le plafond fissuré qui lui barrait le passage vers les étoiles. Dans le silence de la minuscule pièce, le bruit régulier de la goutte d'eau qui frappait le seau de métal paraissait horriblement bruyant, résonnant comme toujours dans les oreilles de Stiles, à la manière d'un insecte agaçant. Il logeait dans la petite chambre sous les combles depuis bientôt deux ans, et jamais la goutte n'avait cessé de tomber, jour et nuit, qu'il pleuve, qu'il neige ou que le soleil brille.
Pas exactement le matériau de ses rêves d'enfants, songea Stiles en regardant autour lui, mortifié par les chandelles à demi-fondues, les murs décrépis, les couvertures trouées du lit d'appoint à armature métallique. Ce n'était pas du luxe, mais c'était tout ce qu'il pouvait se permettre, et il savait d'expérience qu'il ne s'en tirait vraiment pas si mal que ça. Le souvenir de ces garçons et filles parfois plus jeunes que lui, le mégot au coin des lèvres et l'œil éteint, battant le pavé en attendant le client le fit frissonner. À son arrivée à Chicago, seul et transi de froid, il avait eu la chance de rencontrer Scott, qui l'avait hébergé pendant quelques jours chez sa mère. Melissa McCall l'avait plus tard présenté à Bobby Finstock, qui tenait une maison d'accueil pour jeunes défavorisés en compagnie de sa femme, Alice. Bobby , qui s'était immédiatement pris d'affection pour lui, lui avait permis d'occuper la chambre libre sous les toits en échange d'un loyer risible et de quelques heures de son temps l'après-midi durant lesquelles il l'aidait à faire ses comptes.
Comme souvent lorsque Stiles laissait ses pensées vagabonder, les souvenirs affluèrent et ses paupières le brûlèrent, lourdes de larmes jamais libérées. Et si…et si son père n'était pas mort, là-bas, à Beacon Hill, et si il lui était resté de la famille, et si les biens de son père n'avaient pas été laissés à la merci des rapaces qui les avaient dépouillés, et si l'orphelinat n'avait pas été un endroit aussi horrible…
Stiles fouilla machinalement la poche de sa veste qui pendait à la chaise à côté de son lit et en tira le briquet frappé de l'écusson de la police de Beacon Hill, seul vestige de son ancienne vie. Le cœur lourd, il se glissa sous les couvertures rêches et souffla la flamme tremblotante de la bougie.
Comme tous les soirs, il s'endormit en serrant dans son poing le petit briquet, rassuré par la sensation froide du métal contre sa paume brûlante.
OoOoOoO
La place du marché résonnait de cris, de ce tintamarre que seule cette foule populaire savait créer. C'était là que Stiles se sentait le plus à son aise, le moins maladroit, se faufilant habilement à travers les corps mouvant, noyé dans la bousculade habituelle des samedi matins. Revigoré par la douce tiédeur de ce matin d'automne, rare à cette période généralement grise et humide, il se glissa prestement entre les corps lourds des ouvriers en quête de leur approvisionnement hebdomadaire. Tentant d'ignorer le mélange oppressant des odeurs de nourriture, d'alcool et de fumée de cigarette, il se dirigea vers le stand de Deaton, qui l'accueillit avec un sourire joyeux. Comme à son habitude, Stiles salua l'homme, qui avait l'air plus fatigué que jamais.
« Comment te portes-tu, Stiles ?, » lui demanda Deaton de sa voix chaleureuse.
« Comme un charme, m'sieur Deaton, » répondit Stiles avec un sourire rapide. « Comment va le commerce ? »
Deaton se frotta les tempes, geste fatigué qui était devenu trop familier à Stiles.
« Comme toujours, Stiles, comme toujours. »
Stiles grimaça et se tourna vers la petite file d'attente qui s'était déjà formée devant le stand coloré du maraîcher. Une majorité de visages noirs, comme toujours, avec quelques exceptions hispaniques ou irlandaises, des vieux habitués du commerce de l'homme. Rarement de nouvelles têtes. Les blancs ne se mêlaient pas aux noirs, sauf de rares exceptions, et Deaton et son commerce en faisaient les frais.
Stiles savait que Deaton continuait de le payer par bonté, car l'homme n'avait pas vraiment besoin de lui. C'est pourquoi il travailla comme toujours avec acharnement, sans s'accorder la moindre pause. Avec un sourire sincère et une plaisanterie pour chacun et chacune, il remplissait les cabas, rendait la monnaie avec soin, mettait de côté les fruits et légumes abimés et empilait soigneusement les cageots vides. Midi avait sonné depuis bien longtemps lorsque Deaton le remercia et lui tendit une petite poignée de billets et quelques invendus.
Stiles lui tira sa casquette et s'en fut à toute vitesse. Il s'arrêta à l'épicerie pour acheter un paquet de cigarettes, une miche de pain et du bœuf séché avant de s'asseoir sur un coin de trottoir et de mordre dans le pain blanc avec un plaisir non dissimulé. Il tira de sa besace un livre prêté par Bobby et se perdit dans le flot de mots, plongeant dans l'histoire de Moby Dick avec avidité.
Pour quelques heures, il oublia tout.
OoOoOoO
Stiles se faufila dans la ruelle adjacente au Fishtank, le cabaret en vogue du quartier. Il entendait derrière lui les pas précipités de Scott et ses marmonnements irrités.
« Oh, bon sang, Scott, arrête de faire ta poule mouillée et ferme la !, » siffla-t-il en lançant un regard noir à son ami, « Ça fait presque six mois qu'on y va toutes les semaines et on s'est jamais fait prendre, alors détends toi ! »
Scott grimaça, mais cessa de bougonner, et tous deux se dirigèrent sans bruit vers la porte de service du bar. Stiles frappa trois fois, attendit une seconde et frappa deux fois. Aussitôt, la porte s'ouvrit et le visage de Danny apparut dans l'entrebâillement.
« Personne ne vous a vu ?, » chuchota-t-il d'un ton conspirateur. Stiles leva les yeux au ciel mais secoua la tête.
« Entrez, vite. »
Les adolescents se glissèrent dans le couloir qui menait aux loges. Ils suivirent Danny à travers un dédale de corridors, puis le jeune homme se tourna vers eux et les inspecta brièvement d'un regard critique. Les deux étaient rasés de frais, habillés de leurs vêtements les plus élégants –ce qui dans le cas de Stiles, était simplement une chemise à carreaux, un pantalon propre et une paire de godillots qu'il gardait pour les grandes occasions. Danny soupira et retira la casquette crasseuse de la tête de Stiles avant de lui ébouriffer affectueusement les cheveux. Stiles lui sourit, penaud, et fourra le chapeau dans sa poche de veste. Il n'avait jamais pris l'habitude de s'en séparer.
« Allez, filez, maintenant, avant que je perde mon boulot, je vous apporterai un verre plus tard » leur ordonna Danny en les chassant d'un geste de la main. « On se voit à ma pause, Stiles ? »
Scott lança un regard entendu à Stiles, qui l'ignora. Il hocha la tête et décampa, son meilleur ami sur les talons.
« On se voit à ma pause, Stiles ?, » imita Scott d'une voix ridiculement haut perché en papillonnant des cils lorsqu'ils furent assis dans une table, cachés dans l'ombre d'une poutre.
Stiles envoya un coup de poing négligent dans le bras de l'irlandais. Celui-ci ne bougea pas d'un pouce.
« La ferme, Scott, c'est pas comme ça et tu le sais très bien,» répondit-il en captant le regard de Danny à l'autre bout de la salle et en lui adressant un sourire encourageant. Danny le lui rendit faiblement.
Scott suivit son regard et secoua la tête d'un air triste.
« Je sais, mon vieux, je sais. Je comprends pas pourquoi il s'obstine à travailler dans cette bauge. Les habitués sont horribles avec lui. Un jour, ça va mal se terminer. »
Stiles sentit sa gorge se serrer en voyant un groupe d'hommes lancer des quolibets en direction de Danny qui, tête haute, faisait de son mieux pour les ignorer. Le seul indice indiquant qu'il les entendait était la rougeur brûlante de ses joues. De colère ou d'embarras, probablement les deux.
Stiles haussa les épaules et tenta d'empêcher l'inquiétude de percer dans sa voix.
« Le salaire est bon, et ses employeurs sont sympas avec lui. »
L'incompréhension était visible sur le visage de Scott.
« Mais…dans ce cas, pourquoi il ne nie pas les insultes ? Pourquoi ne sortirait-il pas avec une fille, juste de temps en temps, histoire de faire taire les ragots ? Comme…, » il ne termina pas la phrase, mais Stiles parvint à le faire dans sa tête. Comme toi. Il soupira.
« Il est trop fier pour ça. Quelque-part, je l'admire. Il assume ce qu'il est. »
« Mais ça pourrait le tuer ! Tu sais ce qui est arrivé à ce type, l'autre fois… »
Stiles, pour une fois, se trouva à court de réponse. Il suivit Danny du regard. Le jeune homme était loin d'afficher les manières assumées des fairies**, mais ses façons guindées et son refus catégorique de sortir avec des filles en faisait la cible des insultes et de quelques coups occasionnels. Si jusqu'ici il s'en était tiré sans trop de séquelles, les choses avaient tendance à escalader de façon effrayante.
Avant qu'il ne puisse répondre, les lumières s'éteignirent et le rideau s'ouvrit lentement. Stiles retint sa respiration en voyant Lydia Martin apparaître sur scène, drapée dans sa robe blanche, comme toujours magnifique et impressionnante.
À ses côtés, Jackson, en smoking noir, toisait l'audience d'un œil méprisant.
« Crétin, » entendit-il Scott marmonner à ses côtés. Stiles ne put s'empêcher de hocher vivement la tête pour signifier son approbation. Jackson avait été infect avec lui les rares fois où ils avaient eu l'occasion de se parler. Il ne dit rien, cependant, conscient que si l'homme était si proche de Danny, il devait y avoir une bonne raison. Il ressentait une reconnaissance réticente envers l'homme, qui traitait Danny comme un véritable ami malgré les montagnes de ragots nauséabonds que cette affection soulevait.
Jackson tourna son regard vers Lydia, une lueur possessive sur le visage.
Lorsque la chanson commença, plus un bruit ne s'élevait du public. La voix de Lydia résonna dans la salle, chaleureuse et vibrante.
…I ain't got no mama now
She told me late last night
"You don't need no mama, no how"
Stiles frissonna, prisonnier de la voix magique de la jeune femme. Il ferma les yeux et se laissa emporter par la mélodie hypnotique.
….Mmm', black snake crawlin' in my room
And some pretty mama had better come
And get this black snake soon
Soudain, la sensation d'être observé picota le visage de Stiles. Il ouvrit les yeux, parcourant la salle obscure du regard. Tous les visages étaient tournés vers Lydia.
Tous, sauf un.
Stiles poussa un glapissement en saisissant sur lui l'observation attentive d'une paire de prunelles à la couleur irréelle,
« Sainte Marie mère de Dieu ayez pitié de moi, » gémit-il en reconnaissant la mâchoire carrée et le visage sévère de l'homme qui l'avait menacé dans la cave la veille.
…Well, wonder where this black snake gone?
Lord, that black snake mama
Done run my darlin' home
I ain't got no mama now,
She told me late last night…***
Les dernières notes plaintives de la chanson résonnèrent dans la pièce, avant que le public n'explose dans un tonnerre d'applaudissements. Stiles suivit le mouvement, distrait, sans quitter des yeux l'homme. Contrairement à la veille, il n'était pas habillé d'une chemise sale et d'un pantalon lâche, mais d'un élégant costume qui le rendait encore plus intriguant.
Qui es-tu ?, songea Stiles lorsque les yeux de l'homme revinrent se plonger dans les siens.
Comme s'il l'avait entendu, un rictus amusé étira les lèvres de l'homme.
Stiles reporta précipitamment son attention sur la scène, où Lydia Martin avait entamé une nouvelle chanson.
Danny passa devant son champ de vision, un plateau empli de verres vides posé en équilibre précaire sur le bras. Stiles n'eût que le temps d'apercevoir le pied d'un homme fuser dans l'aller, et Danny trébucha et s'écroula au sol avec un bruit insupportable de verre brisé.
La musique cessa, et Stiles entendit nettement l'homme ricaner.
« Ça t'apprendras à exister, fiotte, » dit-il avant de se lever et de cracher au visage de l'homme à terre.
Stiles était debout avant même de s'en rendre compte. Il se précipita vers l'homme, décidé à lui faire un sort. Peu lui importaient les coups qu'il prendrait dans l'histoire, peu lui importait que l'homme ait des poings de la taille de battoirs. Il n'avait d'yeux que pour Danny qui tentait de se relever, le visage en sang et les yeux emplis de larmes d'humiliation.
Il ne fut pas le seul à avoir cette idée. En un clin d'œil, Scott était sur ses talons. Jackson avait sauté de la scène et se précipitait vers eux, une expression enragée sur le visage.
Ils furent tous distancés.
L'homme fut soudain brutalement saisi par le col par une paire de bras athlétiques. Stiles se figea, à moins d'un mètre de la scène. L'homme de la veille était là, son visage tordu en une grimace meurtrière. Le silence qui tomba sur la salle était irréel. Durant quelques secondes, ce fut comme si le temps s'était suspendu.
La voix basse, presque un grondement, l'homme articula soigneusement, la voix vibrante de rage contenue.
« Sors d'ici. Sors d'ici, et ne reviens jamais. Si je te revois dans ce bar… »
Il se pencha à l'oreille du client et lui murmura quelques mots. Stiles était trop loin pour entendre la teneur de la menace, mais il vit le visage de l'homme pâlir de façon effrayante. Une seconde après, celui-ci était traîné jusqu'à la porte et jeté dehors sans ménagement.
Stiles sortit de son immobilité au moment où la porte se referma. Il se précipita vers Danny et le saisit par le bras, l'aidant à se relever. Jackson apparut à ses côtés et, sans un mot, saisit l'autre bras du serveur, le visage fermé. Celui-ci tremblait comme une feuille, et Stiles grimaça en voyant l'état de son visage. De profondes coupures étaient visibles sur son front et ses joues, parsemées d'éclats de verre. En silence, tous deux guidèrent le jeune homme vers la porte qui menait aux loges, talonnés par Scott qui semblait presque aussi secoué que Danny.
Ils entrèrent dans la première loge vide qu'ils rencontrèrent. Aidèrent Danny à s'installer, avec précaution. Celui-ci n'avait pas prononcé un mot depuis qu'il s'était relevé.
Scott se précipita vers le salon de toilette, en revint avec une serviette humide. La main de Danny serrait celle de Stiles si fort que celui-ci en avait presque mal. Il n'eût pas le cœur à se dégager, préférant poser son autre main sur l'épaule du jeune homme, rassurante.
On frappa à la porte et Jackson alla ouvrir. Une jeune femme entra, une jolie brune que Stiles avait déjà vue derrière le bar. Elle portait un plateau sur lequel se trouvaient une bassine d'eau fumante, une pince, de l'alcool et une serviette immaculée.
« Merci, Laura, » dit Danny d'une voix rauque en tentant un sourire en direction de la femme. Celle-ci lui rendit son sourire, visiblement inquiète. Son regard vogua de Scott à Stiles, et Stiles attendit le moment où elle leur dirait qu'ils étaient trop jeunes pour être ici, qu'ils devaient sortir. Au lieu de cela, elle sourit doucement avant de se tourner vers Jackson.
« Derek et moi voudrions te parler, » lui dit-elle à voix basse.
Jackson hocha brusquement la tête, jeta un regard menaçant à Stiles, puis sortit derrière la femme.
La porte se referma avec un claquement définitif, et Stiles vit le corps de Danny s'affaisser dans la chaise. Il fit un signe à Scott pour le chasser de la pièce. Celui-ci ne protesta pas et s'éclipsa discrètement au moment même où les épaules du serveur commencèrent à être secouées par des sanglots silencieux. Stiles dégagea doucement sa main et releva le menton du jeune homme.
« Chhht, » murmura-t-il, incapable de briser le silence qui régnait dans la pièce, « laisse-moi te désinfecter ça, Danny. »
Danny hocha la tête et sembla faire de son mieux pour rester immobile. Stiles saisit la pince et se mit au travail, retirant chaque éclat de verre des blessures. Danny ne prononçait pas un mot, mais les frémissements qui le parcouraient rendaient évident qu'il souffrait. Chaque morceau de verre s'écrasait sur le plateau avec un 'cling' qui semblait assourdissant.
Il travailla longtemps. Scott avait dû parler à Jackson et à la barmaid, car personne ne les interrompit. Avec précaution, Stiles nettoya le sang des plaies, rinçant la serviette dans la bassine jusqu'à ce que le liquide ne prenne une teinte rougeâtre. L'odeur métallique du sang mêlé à l'eau chaude était écœurante. Stiles désinfecta ensuite les coupures, aussi délicatement qu'il le pouvait.
Finalement, il posa la serviette sur le plateau et déposa un léger baiser sur les lèvres de Danny.
« Rentre avec moi, » lui murmura celui-ci d'un ton presque suppliant.
Stiles hocha la tête et l'embrassa de nouveau, doucement. Danny et lui n'avaient jamais été dans une relation. Ils étaient amis et parfois amants, ressentaient l'un pour l'autre une affection réelle et tendre qui n'avait jamais évolué en amour. Danny avait un jour laissé échapper qu'il était amoureux d'un homme qu'il ne pouvait avoir. Stiles n'avait pas commenté, repensant aux regards tristes que Danny posait sur Jackson lorsqu'il pensait que personne ne le voyait.
Tous deux se levèrent, le bras de Stiles passé sur l'épaule de Danny. Lorsque Stiles ouvrit la porte, il se figea en trouvant quelqu'un derrière.
« Derek, » salua Danny d'une voix faible. Stiles sentit sa mâchoire se décrocher, ses yeux s'écarquiller alors qu'ils détaillaient l'homme de la veille en pleine lumière. Il était encore plus magnifique de près, et l'expression inquiète qu'il arborait contrastait avec celle plus sévère que Stiles connaissait. La réalisation le frappa de plein fouet.
« Derek HALE ?, » lâcha-t-il, estomaqué. À côté de lui, il entendit Danny lâcher un petit rire, probablement amusé par son absence totale de subtilité.
« Lui-même, » acquiesça l'homme d'un ton grave en haussant un sourcil en direction de Stiles. Celui-ci peinait à faire le lien entre le Derek Hale dont Danny lui avait parlé à maintes reprises comme d'un « quasi-ermite qui avait repris le Fishtank avec sa sœur Laura après la mort de ses parents. » et l'homme impressionnant dont il avait surpris le laboratoire clandestin par hasard la veille.
« Je te ramène, Danny, » dit l'homme d'un ton sans appel. Danny, qui semblait trop épuisé pour protester, saisit simplement le bras de Stiles.
« Il vient avec moi, » dit-il.
Derek marqua un temps, la surprise évidente sur son visage. Il hocha finalement la tête, et se dirigea vers des escaliers qui descendaient. Stiles et Danny le suivirent jusqu'à ce qui était visiblement un garage, au milieu duquel trônait une…
« Nom d'un chien, est-ce que c'est une Rolls-Royce Phantom ?, » s'exclama Stiles.
Derek hocha la tête, et Stiles poussa un sifflotement impressionné. Il monta à l'arrière, sentant Danny se glisser à ses côtés. Un peu mal à l'aise, il essuya ses paumes moites sur son pantalon. Il n'était pas monté dans une voiture depuis des années, mais avait eu l'occasion de lire quelques livres automobiles, et cette voiture était une des plus chères qui existait sur le marché.
Le trajet se fit en silence. Stiles profita du silence improbable du moteur qui, loin de pétarader comme l'ancienne voiture de son père, ronronnait comme un chat repu. Le regard de Derek croisait parfois le sien dans le rétroviseur, et Stiles se sentait comme un agneau face à un loup lorsqu'il plongeait ses yeux dans ceux de l'homme.
Ce soir-là, en serrant un Danny endormi dans ses bras et en écoutant sa respiration régulière, Stiles contempla le plafond et tenta désespérément de ne pas repenser à Derek Hale et à tout le mystère qui l'entourait.
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*un speakeasy était un bar qui servait illégalement de l'alcool au temps de la prohibition
**les fairies (fées) était le surnom donné aux homosexuels aux états-unis dans les années 1920 en raison de leurs tenues parfois extravagantes.
*** Lydia chante le titre Black Snake Blues de Victoria Spivey, une chanteuse de blues américaine |