Les nuits où le sommeil fuyait Stiles étaient les pires. Tout l'énergie qu'il accumulait durant la journée, toute la nervosité insatiable qui l'agitait, semblait alors s'entasser, s'empiler pour ne plus former qu'une énorme boule bourdonnante dans le creux de sa poitrine.
Il restait allongé dans son lit, tentant de toutes ses forces de rester immobile et de forcer son corps à glisser dans le repos qui lui permettrait de ne plus penser. Parfois, son esprit épuisé glissait dans des phases de somnolence qui, loin d'être reposantes, le laissaient plus éveillé que jamais tandis que les heures s'allongeaient, s'étiraient comme de la guimauve.
Il n'avait alors rien d'autre à faire que de contempler le plafond faiblement éclairé par la lumière qui filtrait de la petite fenêtre de sa chambre. Les couvertures remontées jusqu'au cou, il tentait d'empêcher l'angoisse créée par un million de pensées vrombissantes de l'envahir.
Cette nuit-là, comme toutes les autres nuits, Stiles échoua lamentablement. Les yeux fixes, il tenta de faire le tri, de faire le vide dans son esprit constamment en éveil. Tenta de faire taire le vacarme intérieur qui hurlait dans le silence assourdissant de la petite mansarde. Les mains agrippées au tissu rêche du drap, il maudit Derek Hale de toutes ses forces. Se leva, résigné à commencer sa journée au beau milieu de la nuit.
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Il était bon de revenir aux sources, songea Stiles le soir même en contemplant la salle bondée du Fishtank. Il laissa ses yeux voguer sur les clients déjà enivrés par l'alcool âpre et l'attente. Le spectacle n'avait pas encore commencé, et déjà ils n'avaient d'yeux que pour la scène doucement éclairée, où Lydia allait bientôt apparaître et les nourrir de sa voix chaude et de ses manières de princesse. Intouchable, froide et magnifique.
Leur table était plus animée que d'ordinaire. Isaac et Scott s'étaient lancés dans une vive discussion sur un sujet que Stiles n'avait pas suivi. Danny avait pris sa soirée et était assis à ses côtés, dégageant une chaleur réconfortante. Leurs jambes se touchaient, cachées sous le bouclier rassurant de la table ronde.
Stiles ne parlait pas.
Conscient des regards inquiets qu'il s'attirait de Scott et de Danny, il forçait ses lèvres à s'étirer en un sourire, feignait de boire son verre du Dr. Pepper qui remplissait sa bouche d'une amertume agréable. Les boissons étaient arrivés à leur table avec un clin d'œil de Laura Hale, qui leur avait fait comprendre d'un regard que, s'ils étaient tolérés dans l'enceinte de l'établissement, ils ne verraient pas la couleur de l'alcool de contrebande pour lequel il était réputé.
Stiles avait souri et haussé les épaules. L'alcool ne l'intéressait pas. Il n'était pas venu pour ça.
Il parcourut la tablée du regard. Danny ne buvait jamais, trop au fait des ravages que la boisson pouvait avoir, après des années passées à en servir aux clients du speakeasy. Isaac, lui, refusait catégoriquement de toucher à la bouteille. Tous savaient que la raison implicite était son père, ivrogne notoire qui tendait à passer sa rage sur son fils lorsqu'il avait passé une mauvaise journée. Il n'était pas rare de voir Isaac bercer un bras bleui ou une lèvre fendue. Tout le monde le savait, personne n'en parlait, laissant Isaac se nourrir de l'illusion que son secret était bien gardé.
Seul Scott avait eu dans les yeux cette lueur de déception mêlée de colère. Stiles soupira lorsque son regard se posa sur son meilleur ami, celui qui avait toujours été là pour lui et qu'il avait pensé connaître, mais qu'il sentait s'éloigner petit à petit. Depuis quelques temps, il surprenait les regards avides que Scott posait sur les hommes qui vidaient verres après verres. Une étincelle d'excitation s'allumait dans son regard lorsqu'éclatait une bagarre et Stiles le regardait, la gorge serrée. Résistait à l'envie de le saisir par le bras et de lui souffler qu'à vouloir grandir trop vite, on tombait souvent de haut. De le secouer en lui crachant de ne pas faire la même erreur que lui. Lui, n'avait pas vraiment eu le choix
Tout était de la faute d'Allison, songeait-il avec une étrange rancœur. Il en voulait à une femme qu'il n'avait jamais vraiment rencontrée. Il lui en voulait d'avoir immergé son ami sans le savoir dans le monde adulte sans préparation. Sans lui laisser le temps de reprendre sa respiration avant le grand plongeon.
« Stiles ! »
La voix brisa ses pensées moroses en mille morceaux. Elle avait cette nuance agacée qui indiquait que l'appel n'était pas le premier. Il leva les yeux vers Danny.
« Tu es sûr que ça va ?, » lui demanda celui-ci d'un ton qui se voulait égal mais dans lequel perçait l'anxiété.
« Génial, mon pote, » répondit-il avec son premier sourire sincère de la soirée, le cœur réchauffé par une bouffée d'affection envers ses amis, « j'ai juste un peu mal à la tête. »
La main de Danny vint se poser sur son genou, juste un instant, encourageante.
« Comment ça se passe, maintenant, au travail ?, » lui demanda Stiles, résolu à ne plus laisser ses rêveries vagabonder dans des eaux dangereuses.
« Mieux, » répondit Danny avec un sourire faible, « ces crétins me foutent la paix, maintenant. Je suppose que je dois remercier Derek pour ça. Cet homme les terrifie, » finit-il en secouant la tête comme si l'idée de trouver Derek Hale terrifiant était risible.
« Je peux comprendre pourquoi, » marmonna Stiles sans quitter son verre des yeux.
« Derek n'est pas un mauvais gars, » répondit Danny. « Il a toujours été décent avec moi. Il n'est juste…pas très bavard. »
« Hum. Il n'est pas là, ce soir ?, » demanda Stiles. Il fusilla son soda du regard. Bravo pour la subtilité, Stilinski.
Danny haussa un sourcil moqueur, mais ne commenta pas. Il se contenta de désigner le bar du menton. Stiles leva les yeux vers le fond de la salle et son traître de cœur rata un battement à la vue de l'homme, élégant comme toujours. Cependant, il n'était pas seul. Une femme blonde était penchée vers lui, sa gorge opulente mise en valeur par le décolleté osé de sa robe.
Comme s'il avait senti le poids du regard de Stiles, Derek leva les yeux vers lui. L'espace d'un instant, leurs regards se croisèrent et la commissure des lèvres de l'homme se releva.
« Qui est la fille avec lui ?, » demanda Stiles sans quitter Derek du regard. La réponse de Danny se perdit dans le vacarme de sa panique car, au même moment, la jeune femme se tourna vers Stiles et regarda droit vers lui. Les yeux bleus glacés se fixèrent sur lui, et il ne mit qu'une demi-seconde à la reconnaître. Elle était la femme qu'il avait vue lorsqu'il avait remis la lettre à Allison Argent, plus d'un mois auparavant. La femme sourit, de ce même sourire carnassier qui l'avait glacé la première fois, et il sentit ce sourire se graver dans son esprit, comprenant qu'elle l'avait reconnu aussi. C'était un avertissement. Une menace.
« Merdemerdemerde, » marmonna Stiles en reportant précipitamment son regard sur son verre. Il tenta de faire le tri des informations dans son cerveau. Penser vite et bien était son crédo.
Danny était toujours en train de parler, mais il n'avait pas saisi un seul mot de sa réponse. Il alluma une cigarette, les sourcils froncés et le cœur battant la chamade.
« Danny, je veux juste savoir son nom. »
Danny soupira.
« Je viens de te le dire, Stiles. Elle s'appelle Kate. Je ne lui connais pas de nom de famille. Elle est collée à Derek depuis presque un mois. »
Il entendit la réserve de la réponse de son ami, et se tourna vers lui.
« Que penses-tu d'elle ? »
« Je…, » commença Danny. Il sembla chercher ses mots. « elle ne m'inspire pas confiance, » finit-il par lâcher à voix basse. « j'ai l'impression qu'elle joue constamment la comédie. » Il prit la cigarette des doigts de Stiles et en tira une bouffée. « Mais ce ne sont pas mes affaires. Ce ne sont pas les tiennes non plus, Stiles. Derek n'est pas pour toi, » finit-il en lui jetant un regard empli de pitié.
Stiles secoua la tête, les joues brûlantes.
« Ça n'a rien à voir avec moi, Danny, » murmura-t-il précipitamment. « Que sais-tu de Chris Argent ? »
Danny se tourna vers lui, l'air perplexe.
« Eh bien, je sais ce que tout le monde en sait. Qu'il traîne dans des affaires louches et qu'il possède la majorité des speakeasies de Chicago. Je sais que Derek l'a envoyé paître lorsqu'il lui a proposé de racheter leFishtank pour une somme phénoménale. Le bonhomme était furieux, il n'a pas l'habitude qu'on lui résiste, » dit-il avec un sourire narquois.
« Et si je te disais que j'avais vu cette femme chez Chris Argent ? »
Les yeux de Danny s'écarquillèrent.
« Qu'est-ce que tu foutais chez les Argent, Stiles ? »
« C'est une longue histoire, » soupira le jeune homme en lançant un regard en coin à Scott.
Danny écrasa la cigarette dans le cendrier le plus proche et se pencha vers lui, le visage grave.
« Tu es sûr de ce que tu avances ? »
Stiles hocha la tête. « Sûr et certain. Je l'ai reconnue immédiatement. On n'oublie pas facilement une femme comme ça. »
Danny le fixa un instant. Il sembla décider que Stiles disait la vérité, car lorsqu'il reprit, sa voix était teintée d'appréhension.
« On ne peut pas exactement arriver devant elle et l'accuser d'être une taupe, » dit-il. « Si elle travaille vraiment pour Argent, on signerait notre arrêt de mort. »
Stiles frissonna.
« Mais…Derek et Laura sont en danger, » plaida-t-il.
Danny lui donna un coup de coude.
« Je n'ai pas dit qu'il ne fallait rien faire. Je pense juste que dans un cas comme celui-ci, la subtilité est de mise. »
Stiles hocha la tête, mais avant qu'il ne puisse répondre, Lydia et Jackson entrèrent en scène. Il sentit Danny se raidir à ses côtés, et saisit sa main sous la table. Je sais, eût-il envie de lui murmurer, je sais ce que c'est, je sais que ça fait mal. Il n'en fit rien, se contenta de passer son pouce sur le dos de la main chaude du jeune homme, traçant des cercles réconfortants.
Peu à peu, il sentit le corps pressé contre le sien se détendre, les épaules se dénouer et s'affaisser lentement. Stiles se demanda une fois de plus comment Jackson pouvait être si aveugle au désespoir silencieux de son ami. Le jeune homme sur scène ne s'était pas départi de son masque arrogant, mais lorsque son regard glissa sur leur table, son expression s'adoucit et un sourire sincère plana sur son visage.
Danny enleva précipitamment sa main de celle de Stiles, ce qui sembla attirer l'attention de son ami sur scène. Celui-ci fronça les sourcils et fusilla Stiles du regard.
Lorsque la complainte du saxophone de Jackson s'éleva dans l'atmosphère enfumée, Stiles ferma les yeux et oublia tout, juste pour un instant.
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« Et Woods me regarde et gueule 'Lahey, qu'est-ce que tu fous ? Tu es en train de vider le monte-charge que tes collègues remplissent'. C'est à ce moment-là que j'ai compris pourquoi le nombre des caisses ne semblait pas diminuer alors que ça faisait une heure que j'étais dessus, » finit Isaac d'un ton penaud.
La tablée éclata d'un rire tonitruant. Même Stiles ne put s'empêcher de sourire à l'écoute des mésaventures du jeune homme, malgré la nausée qu'il ressentait à entendre parler de son ancien contremaître. Isaac eût un sourire éclatant, satisfait de son petit effet. Stiles se tortilla sur sa chaise en sentant peser sur lui le regard de Jackson, qui ne l'avait pas lâché des yeux depuis qu'il les avait rejoint à la table.
« Toilettes, » marmonna-t-il en se levant de table. Personne ne lui prêta attention, et il se dirigea d'un pas décidé vers le fond de la salle.
«Stilinski. »
La voix autoritaire de Jackson l'arrêta net. Il ferma les yeux, résigné. Se retourna, tête haute.
« Whittemore.»
« Faut que j'te parle, » grogna le jeune homme, une lueur étrange dans le regard.
« J'avais pigé ça, mon pote, maintenant accouche, parce que j'ai pas que ça à f…hmpff.» Jackson l'avait coupé avec efficacité en le saisissant par le col de sa chemise et en le plaquant contre le mur le plus proche. Son visage furieux s'approcha de celui de Stiles et il raffermit sa prise sur le vêtement.
« Écoute-moi bien, Stilinski. Je sais pas ce qui se passe entre toi et Danny, mais je voulais te prévenir. Si tu lui fais du mal, t'es mort, Stilinski. Il mérite mille fois mieux que toi. »
Stiles fixa le regard dur de Jackson et sentit l'irritation noyer ses veines. Il en avait assez.
« Ouff, » fit Jackson lorsque le poing de Stiles trouva son estomac à pleine vitesse. Celui-ci profita du relâchement de la prise sur sa chemise pour retourner la situation. Les mains fermement accrochées au smoking du jeune homme, il se dégagea d'un mouvement fluide. Une seconde plus tard, ce fut au tour de Jackson de se trouver dos au mur. Le jeune musicien était loin d'être chétif, mais la surprise sembla l'empêcher de se dégager. Il fixa Stiles, les yeux écarquillés.
« Écoute-moi bien, Whittemore, » singea Stiles, la voix vibrante de rage mal contenue, « si tu penses que tu me fais peur, tu te fourre le doigt dans l'œil jusqu'à l'omoplate. Même s'il se passait quoi que ce soit entre Danny et moi, tu n'aurais aucun droit de t'en mêler. Contrairement à ce que tu sembles penser, il est assez grand pour prendre ses propres décisions. » Il se pencha plus en avant, jusqu'à ce que sa bouche soit si proche de l'oreille de l'homme qu'il le sentit frémir d'inconfort, « Maintenant, Whittemore, » chuchota-t-il, « si t'arrêtais deux minutes d'être un abruti pompeux et que tu te sortais la tête du cul, tu verrais que de nous deux, celui qui risque de le faire souffrir, c'est pas moi. »
Il peina à décrisper ses doigts de la veste de l'homme, les muscles raidis par l'adrénaline. Il ne jeta qu'un coup d'œil à l'expression confuse de l'homme avant de tourner les talons. La colère bourdonnait sous sa peau comme une nuée d'insectes en colère.
Il se précipita vers le bar et avisa Laura Hale, le cœur battant à tout rompre. Merde à ses belles résolutions.
« J'ai besoin d'un verre, » dit-il entre ses dents serrées, en prenant garde à contrôler sa voix.
La jeune femme le regarda un instant, fronça les sourcils.
« J'peux pas te servir ici, gamin. J'ai arrêté de servir les autres clients il y a une demi-heure, ils risqueraient de ne pas être très heureux. Vas dans le salon et sers-toi, » dit-elle en désignant la porte de service. « Tu connais le chemin, » ajouta-t-elle avec un regard entendu.
Stiles hocha la tête et obtempéra, la mâchoire serrée.
Lorsqu'il arriva dans le petit séjour dans lequel il avait dormi la semaine précédente, il fut surpris d'y trouver Lydia Martin, un verre à la main et le regard perdu dans le vague.
Elle tourna la tête lorsqu'il entra. Elle n'eût pas l'air surprise de le voir. Elle se contenta de lever son verre en une parodie de toast. Stiles la salua d'un geste de la main, un peu gêné. Il avisa la bouteille posée à terre et saisit un verre dans le placard. Se servit et laissa le silence s'épaissir autour de lui. Assis sur une des chaises, tête baissée, il observa le liquide ambré tourner au fond de son verre. Sa colère s'apaisa peu à peu, ne laissant qu'une sensation de malaise grandissante.
« Stiles Stilinski, » dit Lydia de sa voix faussement ingénue. Sa voix de poupée brisée qui lui valait tant d'admiration. Stiles leva les yeux vers elle, abasourdi que la chanteuse connaisse son prénom. Il avait eu l'occasion de fréquenter le cercle d'amis de Danny à plusieurs reprises, mais jamais la jeune femme n'avait paru lui prêter la moindre attention, préférant roucouler et battre des paupières en direction de ses adorateurs. Jusqu'ici, il l'avait prise pour une péronnelle, une péronnelle fascinante, certes, mais sans grand intérêt pour autre chose que sa petite personne.
Aujourd'hui, cependant, tandis qu'elle levait vers lui ses yeux bruns ourlés de cils épais, Stiles se trouva épinglé par la force et l'intelligence qui s'agitaient au fond du regard. Son éternelle robe blanche drapée autour de son corps voluptueux et le khôl qui entourait ses yeux de biche lui donnait des airs de princesse égyptienne perdue. Sa moue aguicheuse avait disparu pour laisser place à une expression de fatigue extrême.
« Ne sois pas trop dur avec Jackson, Stiles Stilinski, » finit-elle par dire en le considérant à travers ses paupières mi-closes. Elle semblait parfaitement composée, mais Stiles entendit la nuance traînante de sa voix, signalant que l'alcool avait fait effet.
Lorsqu'il s'arracha à sa contemplation, les mots de la jeune femme finirent par s'enregistrer dans son esprit. Il releva la tête et la contempla, bouche-bée.
« Comment… ? »
Elle agita une main, un geste paresseux.
« Je connais Jackson mieux qu'il ne se connaît lui-même. Toi et Danny pensez peut-être être discrets, mais c'est compter sans le fait que lorsqu'il ne me regarde pas, Jackson le regarde lui. » Une pointe d'amertume perçait dans sa voix. D'un geste impérieux, elle indiqua son verre vide et Stiles s'empressa de le remplir. Elle le vida d'un trait et s'essuya la bouche avec une grimace. « Ce liquide est répugnant, » annonça-t-elle d'un ton dégoûté. Avant de lever les yeux vers Stiles.
« Tu sais, Stiles Stilinski, » dit-elle avec un petit sourire, « je suis une femme qui n'aime pas beaucoup partager. »
Stiles hocha lentement la tête, sans trop comprendre où elle voulait en venir. Il se figura qu'il devrait juste attendre qu'elle remette de l'ordre dans ses pensées. Elle semblait être d'humeur à parler, car elle reprit un instant plus tard.
« Pourtant, quand j'ai rencontré Jackson et Danny, j'ai vite compris que si je voulais garder l'un, il faudrait un jour que j'apprenne à partager avec l'autre. »
Stiles cligna des yeux. La compréhension fit lentement son chemin dans son esprit. Il vida son verre, laissa la brûlure faire son chemin le long de son œsophage.
« Tu…tu veux dire que… »
« Jackson m'aime, » le coupa Lydia. Elle semblait parler plus pour elle-même que pour Stiles, le regard perdu et les joues rougies. « Je sais qu'il m'aime, je sens ces choses-là. Mais…il l'aime aussi. Il ne l'a probablement pas encore compris. Un jour, il comprendra, je le sais. Il ne me quittera pas. » Elle leva la tête, le regard fier et brillant. « Il ne me quittera jamais. Mais il ne le quittera jamais non plus. »
« Wow, » marmonna Stiles, « moi qui pensait que ma vie sentimentale était chaotique… »
Lydia renversa sa tête et éclata d'un rire clair. Elle se leva et s'approcha de Stiles.
« Je crois que je t'aime bien, Stiles Stilinski, » fit-elle d'une voix rendue rauque par l'alcool. Elle déposa un baiser sur son front et sortit avec un balancement de hanches gracieux.
En la regardant s'éloigner, tête haute et pas déterminé, Stiles songea que si les choses avaient été différentes, il aurait probablement aimé éperdument Lydia Martin.
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La semaine suivante apporta en son sein les premiers signes d'un hiver rigoureux. Alors que débutait le mois de novembre, les températures chutèrent de façon dramatique et la fraîcheur automnale fut chassée par l'arrivée d'une bise glaciale, de celles qui s'accompagnaient souvent d'un tapis de givre au petit matin.
Stiles avait caressé l'idée d'oublier Derek Hale, d'oublier les Argent, de revenir à sa vie d'avant. Celle où il ne connaissait pas les douces affres de l'obsession, celle où tout ce dont il devait s'inquiéter était de gagner de quoi trouver pitance. Celle où son meilleur ami ne nourrissait pas des rêves d'évasion au fond de ses prunelles sombres. Là où, auparavant, Stiles avait vu un garçon optimiste et espiègle, il était à présent confronté à un homme agité et silencieux. Scott avait peu à peu cessé de parler d'Allison comme un enfant amoureux pour passer des heures à vider ses paquets de cigarettes, le visage maussade et le regard lointain. Stiles le voyait partir le soir, les mains dans les poches et la tête baissée, en direction de l'imposant manoir de la famille Argent où il rencontrait chaque nuit son amante. Il secouait la tête et se promettait de trouver et réparer ce qui dévorait son ami.
Mais revenir en arrière était impossible, et Stiles se battait avec ses propres démons. Les yeux glacé de Kate –était-ce seulement son vrai prénom ? –hantaient ses nuits sans sommeil. Il aurait aimé s'en débarrasser comme on s'ébroue d'un mauvais rêve. Seulement, il se rendit vite compte qu'il était impossible de reléguer ses émotions dans un coin de son cerveau.
Après la troisième nuit passée à contempler le plafond morose de sa chambre, Stiles prit une décision.
C'est ainsi qu'il se retrouva, alors que l'aube pointait à peine sur la Ville des Vents, devant une Laura Hale ensommeillée et à peine couverte par un peignoir de mohair. Assise à une table de la grande cuisine dans laquelle elle l'avait mené, il la regarda bercer son café comme on berce un enfant adoré. Elle écouta son discours décousu et hésitant sans l'interrompre une seule fois. Le masque du sommeil s'effaça rapidement de son visage, remplacé par la colère et l'effarement. Lorsque Stiles s'arrêta enfin, elle le contempla longuement.
« Tu en es sûr ?, » fut la seule question qu'elle posa. Lorsque Stiles acquiesça, elle lui intima l'ordre de ne pas bouger et sortit de la pièce en trombe. Elle revint plus de dix minutes après, habillée –Stiles ne put retenir un soupir de soulagement –et suivie d'un Derek Hale qui semblait plus irrité que jamais.
Il regarda Laura parler doucement à son frère, une main sur son épaule. Regarda le visage de Derek se faire de plus en plus dur, son corps se raidir, se faire défensif. Lorsque Laura se tut, Derek se tourna vers Stiles, les yeux brillants de rancœur. Stiles ne put empêcher un frisson de le parcourir. Avant qu'il n'ait pu ouvrir la bouche, cependant, l'homme avait tourné les talons et claqué la porte, laissant Stiles seul avec Laura. Il sentit l'impuissance et la déception l'envahir. Il avait espéré…il ne savait pas ce qu'il avait espéré. De la reconnaissance, peut-être, mais quel fou serait reconnaissant envers le messager d'une nouvelle douloureuse ?
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Laura prit la parole.
« Il t'aime bien, tu sais. » Devant le regard interrogateur de Stiles, elle clarifia. « Derek. Il t'aime bien. »
Stiles laissa échapper un petit rire amer.
« Il a une bien étrange façon de le montrer. »
Laura Hale le regarda un instant, tête inclinée, comme si elle cherchait la solution d'une énigme.
« Je peux comprendre ce qu'il voulait dire lorsqu'il m'a dit que tu n'étais pas comme les autres. »
« Est-ce que… » Stiles déglutit et maudit sa voix de le trahir comme celle d'un marmot, « Est-ce qu'il me croit, au moins ? »
Laura sourit.
« Il te croit. Kate va sans doute passer un mauvais quart d'heure lorsqu'il la réveillera. Cela ne m'étonnerait pas de la part de Derek qu'il la jette dehors sans même la laisser s'habiller. »
Stiles sentit ses yeux s'écarquiller.
« Elle est ici ?, » demanda-t-il, la panique menaçant une nouvelle fois de le submerger. « Il ne faut surtout pas qu'elle me voie, je… »
« Ne t'en fais pas, elle ne sera pas ici encore longtemps. Tu peux rester ici en attendant, Derek reviendra certainement pour me parler. »
Le cœur de Stiles avait accéléré, et il sentit ses mains trembler nerveusement.
« Elle va savoir…elle m'a vu au Fishtank samedi, elle va deviner que je l'ai dénoncée. Elle va comprendre que ce n'était pas une coïncidence et ... »
Laura le coupa d'un geste de la main.
« Derek n'est pas stupide, loin de là. Il saura détourner les soupçons. »
Stiles hocha lentement la tête, loin d'être convaincu. Quelques minutes plus tard, Derek revint dans la cuisine.
« Elle est partie, » dit-il à Laura d'une voix brusque, sans regarder dans la direction de Stiles.
Celui-ci se leva d'un bond.
« Je ferais mieux d'y aller, » marmonna-t-il, les yeux obstinément fixés au sol.
Il détala le plus vite qu'il le pouvait. Il entendit Derek l'appeler d'une voix pressante, mais l'ignora. L'air glacé de la rue lui fit l'effet d'un coup de fouet et il s'éloigna rapidement, tête rentrée dans les épaules et bras croisés, bousculant un badaud au passage. Il ne prit pas la peine de s'excuser et courut, courut jusqu'à ce que ses poumons le brûlent.
Il ne vit pas la jeune femme blonde qui, adossée au mur, le regardait partir en plissant les yeux de rage. |