L'histoire d'Éléonore Spark ne fit pas grand bruit dans la presse. Il y eut, dans les journaux locaux, seulement un petit article d'une dizaine de lignes où l'on mentionnait qu'une jeune fille, disparue depuis plus d'un an était soudainement réapparue. Méfiance, pouvait-on lire, méfiance de la part de sa famille présumée. En effet la jeune fille, âgée à l'époque de quatorze ans, avait tant de différences avec la disparue. Des joues bien trop creuse, un teint résolument blanc comme neige et des yeux vides. Rien de bien surprenant, il est vrai, quand on est censée avoir passé une année en captivité. Cependant, les empreintes digitales confirmèrent très vite que c'était bien mademoiselle Spark, née en 1963, et on fut forcés de se réjouir de cette apparition qui ne provoqua malheureusement pas l'engouement des lecteurs. Pourquoi ? Simplement parce que la rescapée ne voulu jamais parler de ses ravisseurs. Il y eu vaguement quelques noms évoqués pendant ses moments de faiblesses, mais jamais aucun lieu ni aucune date.
Pendant l'Hiver 1977 à 1978, la police enquêta discrètement. Éléonore avait été aperçue pour la dernière fois près d'un parc. Des enfants pensaient l'avoir vu parler à un couple, d'autres disaient qu'elle ne discutait pas avec un couple mais avec une jeune fille qui, je cite, ressemblait à un ange. Puis, elle avait dû disparaître comme par magie. Sa chambre fut fouillée de fond en comble: des photos de sa mère décédée d'un cancer tapissaient sa chambre, des livres sur les mathématiques, les sciences, l'histoire, la nature.... Un devoir de français pas toute à fait terminée sur son bureau: un rédaction qu'elle aurait dû rendre le lendemain de sa disparition: l'histoire d'un aventurier qui partait à la découverte d'un pays inconnu. Elle aimait écouter de la musique classique semblait-il, en regardant ses vinyles. Son père raconterait plus tard que sa fille préférait la solitude à la compagnie car elle trouvait les gens trop peu intelligents. Ils ne fonctionnaient pas comme elle, avait-elle dit. Elle n'avait pas de vie sociale, pas d'amis donc, pas d'activités et ne fréquentait le collège que parce qu'il était obligatoire. Certains diront que ce n'était pas une vie, mais c'était bien sa vie et son père assurait qu'elle était heureuse. Car la question de son état psychologique avait été longuement étudiée puisque la première piste des policiers était un suicide. Mais il n'y avait pas de lettre d'adieu et la vie d'Éléonore semblait inachevée. Les gens qui se suicident ne laisseraient pas la lumière allumée dans leur chambre, fermeraient leurs livres, rangeraient un peu leur bureau. Or, la chambre d'Éléonore était comme figée dans le temps. On pouvait s'attendre à ce qu'elle reviennent d'une minute à l'autre. Son père racontait qu'il avait fait plusieurs fois ce rêve qui l'obsédait: elle revenait un matin, comme si de rien n'était. Ensuite elle détachait ses cheveux bruns foncés et demandait une tasse de thé. Puis, comme à son habitude, elle lisait le journal puis se préparait pour l'école. Elle attrapait son sac, disait « A ce soir, Papa ! » d'un ton enjoué puis sortait en oubliant, comme tous les jours, de fermer porte et portail. On pouvait la voir pendant quelques secondes traverser la rue, avant qu'elle et son souvenir ne s'évanouissent doucement dans la nature. Ce rêve il le fit chaque nuit, affirma-t-il, jusqu'au providentiel retour de sa fille.
Son père avait fourni quelques photos à la police. Éléonore avait des grands et clairs yeux gris-bleus, un petit nez, et des cernes cachées par un peu de far blanc. Ses cheveux avaient été bouclés à force de les tresser. Son teint de lait et ses lèvres rouges offrait un très photogénique contraste. A son cou, elle portait très souvent une montre à gousset qui lui indiquait l'heure quand elle trouvait que le temps ne défilait pas assez vite. Son père avait raconté que lorsqu'on s'approchait d'Éléonore, on pouvait entendre un Tic-Tac récurant qui rappelait que la vie n'a rien d'éternelle. Enfant, elle se pensait immortelle et avait la conviction que les autres étaient comme elle. Tout changea quand elle perdit sa mère: elle fut dorénavant comme hantée par le temps qui passe, inexorablement.
Quelques semaines après sa disparition, son père s'était résigné. Sa fille ne reviendrait plus. Les recherches furent très vite abandonnées. Cependant, pour les quelques personnes concernées, une question lancinante résonnait toujours: Où est Éléonore ? Et son père, meurtri par la tristesse et l'ignorance, tentait vainement d'y répondre, souvent: Éléonore ne doit pas être mortelle.
Ce n'était pas une idée saugrenue. Éléonore avait déjà caressé la mort de près sans jamais y perdre la vie: d'abord le jour de sa naissance, elle faillit s'étouffer dans ses propres couvertures. Puis, à l'âge de cinq ans, une grave maladie pulmonaire manqua de l'emporter. Enfin, un récent accident de voiture aurait pu lui être fatal. Cependant, l'immortalité n'est pas si fiable car tous les hommes le sont jusqu'à ce qu'ils meurent. Personne ne veut voir la mort en face de lui, ni en face des autres. Un jour ils retrouveront un cadavre, se disait son père, et c'est seulement à ce moment-là que je saurais que ma fille n'est pas éternelle.
Et comme d'habitude, il ferme les yeux et voit dans un songe instantané, un sourire, une main, des yeux. Puis sa fille qui regarde la ciel, longuement et si brièvement à la fois. Personne ne peut arrêter le temps, ni même le capturer. Et pourtant, cet instant où Éléonore semblait heureuse, ce bonheur attendrissant, il faut le conserver. Mais déjà, il s'est évaporé.
Et une prière s'élève aux cieux: on demande que la belle et mystérieuse Éléonore revienne.
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