Tic-tac-tic-tac, dit le temps qui passe. Éléonore ouvre ses yeux pourtant elle ne voit que le noir. Elle peut juste entendre le son monotone de la trotteuse qui cours de seconde en seconde. Ainsi je ne suis pas morte, pensa-t-elle, puisque les aiguilles tournent. Sa montre à gousset est toujours en train de laisser le temps s'écouler. Voyons voir, s'expliqua-t-elle, sachant que je remonte cette montre chaque jour à dix-huit heure précise, lorsque celle-ci cesse de fonctionner, c'est que cette heure n'est pas encore passée. Ce n'est pas compliqué à deviner. Il fait donc encore jour et j'ose espérer qu'on est encore Dimanche. Éléonore avait pour habitude d'analyser chaque détail lorsqu'elle était en danger. La solution se trouve souvent dans des éléments insignifiants.
La température d'abord. Éléonore n'avait pas vraiment froid, même si elle ne portait pas de gilet. Pas de gilet ? Ou était-il donc passé ? La dernière fois qu'elle avait pu être consciente, c'était certain, elle avait du être à l'intérieur. Elle avait du poser ce gilet sur une chaise ou un porte manteau. Pas de gants non plus, cependant elle avait toujours son bonnet sur la tête, elle pouvait sentir le léger frottement de la laine sur son front. Elle portait toujours ses chaussures aussi. Elle avait été en intérieur mais n'avait pas eu le temps de se déshabiller entièrement.
Éléonore n'était aucunement paniquée à l'idée de se retrouver dans un endroit totalement inconnu après avoir, semblait-t-il, perdu connaissance. Toute sa vie elle s'était préparée, lors de ses longues songeries, l'attitude à adopter face à ce genre d'incident. Ne surtout pas crier, ne pas se débattre, respirer lentement pour économiser son oxygène, et réfléchir calmement. Il semble, certes, qu'il ne soit pas facile de garder son sang-froid si un tel événement vient à arriver. Cependant, Éléonore possédait un important avantage: elle n'avait pas peur de mourir. Tout le monde doit trépasser un jour, aujourd'hui ou dans cent ans, répétait-elle sans cesse. Cette force face à la mort lui permettait de ne pas céder à l'angoisse.
La boite, la grotte, le trou, ou la pièce était immobile. Elle ne se trouvait pas dans une véhicule, donc. Ce n'est surement pas une grotte car il n'y a pas humidité, pas un trou non plus car elle ne perçoit pas le jour, à moins qu'il ne soit rebouché. Elle touche le sol: du parquet en chêne. C'est une pièce, sans aucune fenêtre. Une pièce qui ne pourrait être une chambre car d'après la loi, une chambre doit avoir au moins une fenêtre, semblait-t-il. Mais si on y pense, ce genre d'individu qui en enferme d'autres se fiche bien de la loi.
Ultimes vérifications avant de se relever et de risquer de se blesser dans le noir: d'une part, être sûr de n'avoir aucune fracture ou entorse, d'autre part, faire glisser ses bras et ses jambes tendus sur le sol afin de repérer les obstacles. Pas de blessures, ni d'obstacles finalement. Ensuite, il faut s'assurer qu'il n'y a personne d'autre dans la pièce. Pour cela, il faut chuchoter de manière à ce que personne à l'extérieur ne puisse l'entendre mais qu'une éventuelle personne à l'intérieur de la pièce lui réponde.
-Qui est là ? Chuchota-t-elle.
Aucune réponse. La voie est libre, conclut-elle. Elle se releva, toujours dans le noir complet. La sacoche était toujours accrochée à elle. Qu'est-ce qu'elle faisait là ? Éléonore se demanda pourquoi des gens qui visiblement voulait qu'elle reste dans le noir lui avaient laissé une sacoche qui contenait un briquet ? Ce ne sont pas des individus expérimentés, non. Ils ne l'avaient même pas attaché. Pourtant, elle trouvait des réponses : une fille inconsciente, enfermée dans une pièce n'a pas vraiment besoin d'être ligotée. Quand à la sa sacoche, peut-être l'avaient-ils déjà fouillé. Ils ? Oui, Ils. Car il devait y avoir plusieurs personnes. Ou alors l'homme est un idiot de s'embarquer seul dans cette affaire. Un homme ? Elle se disait que c'était un homme, en attendant d'en savoir plus.
Elle fouilla dans sa pochette, tâta de ses doigts, examina chaque contour... Elle attrapa le briquet et n'eut pas de peine à l'allumer. Une faible lueur s'éleva devant ses yeux. La petite flamme vacilla. Il fallait faire vite car elle s'éteindrait bientôt. Éléonore vit une petite pièce, vide, enfin presque. Il y avait un lavabo et des toilettes à sa gauche. Mais il n'y avait aucune porte, aucun système de ventilation. Comme l'air arriva-t-elle jusqu'à moi, se demanda-t-elle, pourquoi ne suis-je pas en manque d'oxygène. Toujours assise, elle observa le plafond faiblement éclairé: une sorte de trappe, avec quelques trous où passait l'air, mais pas de lumière du jour, ni le bleu foncé de la nuit. Éléonore devina sa localisation: dans une cave, sous une pièce, elle même appartenant à une cabane ou une maison.
Elle jeta un coup d'œil à sa montre: il était dix-sept heure trente. Il faisait déjà nuit en hiver, à cette heure-ci. Ce n'était pas très prudent, plutôt risqué même, mais Éléonore décida de sortir de sa prison. Tout semblait si calme... Il n'était pas trop tard pour rentrer chez elle. Les premières vingt-quatre heures sont capitales pour la police, ensuite ce n'est plus une enfant qu'ils cherchent mais un cadavre. Cela changeait tout pour Éléonore. Certes, elle ne s'accrochait pas tant que ça à la vie. Cependant, elle se demandait comment son père s'en sortirait seul et sans l'argent cachée dans la maison. Et puis, il y avait cette rédaction qu'elle devait finir. Éléonore détestait laisser quelque chose inachevé. Et rien n'était fini chez elle: elle avait entrepris de fabriquer une maquette de parc d'attraction parce que sa mère avait tant aimé s'y balader. Et puis, son père n'avait pas totalement repris pied, il avait donc besoin d'un accompagnement. Mourir seule, ici, et ne jamais être retrouvée était impensable. Papa ne se remettra pas de la perte de sa famille, pensa-t-elle soudainement. Sortir, oui. Mais comment ? Il ne fallait prendre aucun risque.
En l'absence d'informations sur les ravisseurs, il lui était impossible de mettre au point un plan. Elle connaissait quelques méthodes de manipulations et de déstabilisation de l'adversaire: ces techniques pourraient très bien fonctionner sur une ou deux voire trois personnes au maximum mais au delà ce serait tout simplement impossible. Et puis, il fallait penser aux armes blanches, et aux armes à feu. Le mental ne ferait rien contre le couteau qui déchire la chaire et reste impuissant contre la balle qui traverse le cœur.
Les pensées d'Éléonore s'interrompirent au moment où quelques bruits abstraits se firent entendre. D'abord ce n'était que des vibrations dans les tympans de la prisonnière. Et, cela se rapprocha d'elle. C'était des voix. Une femme et une autre personne, les sexe de celle-ci restait indéterminé. Il s'avérait dans un premier temps impossible de comprendre les phrases ou les mots mais quelques secondent plus tard, tout devint plus clair: deux femmes discutaient entre-elles.
-As-tu entendu quelque chose ? Réponds !
-Non, mère. Rien, mère.
-Ce n'est pas... normal ! Elle était en bonne santé ? Réponds !
-Oui, mère. Peut-être devriez-vous demander à père...
-Tais-toi, jeune fille ! Tu n'as pas à me dire ce que je dois faire !
-Désolé, mère.
-T'ai-je demandé de répondre, petite insolente ?! Quand devait-elle se réveiller ? Réponds.
-Il y a environ une demi heure, mère. C'est moi qui ait fait le dosage, mère.
Elles étaient donc deux dans cette discussion plutôt tendue. Il y avait une mère et sa fille. Et puis ce mystérieux père qui devait avoir le don de déclencher la colère. D'une manière générale, les relations parents-enfants n'avaient jamais dû être le point fort de cette famille d'au moins trois personnes.
-Théodore arrive dans quelques minutes. Il faut qu'elle soit éveillée. Charge-t-en. (Elle marqua une pause). Qu'attends-tu, jeune fille ? (Une autre pause). Athanasia ! Comment oses-tu me défier de cette façon ! Cesse de me regarder et fais ce que je te dis !
Défier. Oh, comme Éléonore aimait ce mot. La mère se sentait visiblement en danger face à une fille qui pouvait décider à tout instant reprendre le dessus. Cette fille, c'était Athanasie, Athanase ou Athanasia, Éléonore n'avait pas très bien entendu. Cependant, une ombre planait au dessus d'Athanasia: son père. Était-ce Théodore ? Peut-être. Ce serait assez difficile de sortir d'ici, maintenant. Il y avait un peu trop de gens qui défileraient près de la trappe, seule issue qui pourrait la conduire hors de cette prison. Éléonore n'était pas du genre à paniquer pour ça, aussi étonnant que cela puisse paraître. Tant pis, se dit-elle, je trouverait bien autre chose quand je serai à l'extérieur de cette cave.
-Sauf votre respect, mère, je ne pense pas m'être tromper dans le dosage du somnifère. D'après moi, elle est déjà réveillée et attend notre père de pied ferme. Il saura très bien s'y prendre tout seul.
Elle paraissait vraiment sûre d'elle, à en entendre sa voix monotone et droite. Soudain, Tic-Tac... Tic-Tac... Tic... Tac... Tic. La montre à gousset cessa de donner le tempo. Il était dix-huit heures.
-Petite isolante ! Tu payeras ton audace ! Je doute que Théodore soit aussi permissif que moi !
-Je... Je... refuse de participer à ça ! Je ne veux plus. Trouvez-vous une autre esclave !
Ces dernières paroles étaient presque noyées dans des sanglot. Athanasia devait être forte mais très fragile au fond d'elle. Un parfait paradoxe humain. Quelques pas s'écrasèrent sur le plafond de la cave. Athanasia partait de la pièce à vive allure. Le silence revint. C'était une vrai torture pour Éléonore. Le temps venait de s'arrêter, son briquet bientôt épuisé voyait s'éteindre une dernière lueur. Soudain, il y eu une autre voix, masculine cette fois.
-Adèle. Commença-t-il.
-Théodore, ravie de vous voir mon cher.
-Comment se fait-il qu'Athanasia soit en train de pleurer dans le salon ?
-Cette demoiselle refuse de nous obéir. Elle me l'a dit explicitement. Elle ne veux plus nous aider.
-C'est inacceptable. Une enfant, aussi âgée soit-elle, doit faire ce qu'on lui dit. Je présume que cette sotte n'a pas su doser les somnifère, je me trompe ?
-Vous avez tout à fait raison.
-Bien. Assurez-vous qu'elle ne dîne pas ce soir. La disette efface les fautes, n'est-ce pas. Demain, veillez à ce qu'elle ne puisse pas manger non plus. Et cela jusqu'à ce qu'elle se résigne.
Vous verrez que cette comédie ne durera pas longtemps.
-Devons-nous la réveiller ?
-Oui. Je le ferais moi-même. J'ai hâte de voir ce qu'Éléonore nous réserve.
En un instant, et pour la première fois, l'angoisse saisit Éléonore. Il connaissait son prénom ! Et les dernières paroles de ce Théodore ne présageaient rien de bien ! Qu'allait-il lui faire ? La tuer tout de suite ? Ou pire... La torture, le viol... Tout ce qu'on lit dans les magazines spécialisés dans les faits divers. Elle pria pour qu'il la tue tout de suite. Vite. Elle avait si peur de souffrir. Éléonore perdait peu à peu son sang-froid. Elle attrapa sa sacoche, et se recroquevilla dans un coin, éteignit la lumière faible du briquet, qu'elle dissimula dans sa manche. La sacoche, elle la garda derrière elle, bien cachée. Si je meurs, je veux être enterrée avec, disait-elle en sachant que son vœux ne seraient jamais exaucés. Elle enveloppa ses genoux dans ses bras, pour se protéger. Elle pensa à ce que pourrait être le néant. Cependant la notion était beaucoup trop abstraite pour elle et cela lui faisait peur. Perdre le contrôle était quelque chose d'impossible. Et pourtant. Éléonore allait perdre la vie et elle n'y pouvait rien. Elle se sentit ridicule: chaque matin, elle avait répété à son père de faire attention, d'avoir toujours de quoi se défendre sur soi. Mais elle était prise à son propre piège. Elle s'était cru invincible, immortelle. Aujourd'hui, le monde semblait se venger contre elle et ses foutus principes qui jamais ne la sauveraient. Elle entendit la trappe qui grinçait. Le verrous était ouvert. Théodore n'aurait plus qu'un pas à faire. Éléonore perdit pied, soudain et se surprenant elle-même, elle cria:
-Pitié ! Pitié !
Trop tard, la lumière incandescente éclairait maintenant la cave autrefois obscure. L'homme descendit à l'aide d'une échelle préalablement posée contre le mur. L'horreur était à quelque mètre seulement de sa prisonnière. Celle-ci eut peine à distinguer qu'il rasé de près et portait une monture de lunettes épaisse. Ses cheveux étaient gris-noir, comme ses yeux qui ne rendaient son regard que plus menaçant. L'homme était bien portant. Il n'était ni trop mince, ni trop corpulent. Un homme qui devait s'entretenir. Il portait un pantalon noire, et une chemise blanche. Sa veste était de très bonne fabrique, noire elle-aussi, signifiait que l'homme avait bon goût et aussi de l'argent. Cet homme s'appelait donc Théodore.
-Bonjour, Éléonore. Je constate que tu n'es pas endormie. Oh, je t'en prie, lève-toi ! Tu n'as rien à faire par-terre.
Sa voix était tendre et donnait confiance. Éléonore ne se laissa pas duper. C'était surement la manière la plus simple de se faire tuer. Mourir, d'accord, mais pas sans avoir lutté. Elle ne réagit donc pas à la demande de son ravisseur.
-Mon enfant, veux-tu sortir ? Pour cela, peut-être faudrait-il que tu te lèves, non ?
Visiblement, Théodore ne savait pas à qui il s'adressait. Enfin, il ne connaissait que son prénom mais ne l'avait jamais côtoyé, assurément. En générale, les gens qui connaissait Éléonore n'essayaient même pas de lui adresser la parole. Éléonore, qui retrouvait peu à peu confiance en elle répondit donc, très calmement.
-Vous devriez faire cirer vos chaussures, monsieur. Comment un homme comme vous peut-il se montrer avec des chaussures sales ?
Éléonore savait que l'effet de ces mots pouvait être positif ou négatif. Soit Théodore serait déstabilisé par cette remarque, soit il réagirait violemment à cette provocation. Soit il saurait à quel genre de personne il avait affaire, soit il continuerait son numéro d'homme de confiance. En fait, la réponse de Théodore fut tout à fait neutre et expéditive.
-Certes.
Il se retourna et grimpa silencieusement à l'échelle. Avant de disparaître en laissant Éléonore dans le noir, il dit simplement:
-Nous reparlerons demain, si tu le veux bien. J'espère que tu passeras une bonne nuit, seule, à écouter tes propres cauchemars. Fait de beau rêves, mon ange.
Il referma rapidement la trappe. Et le noir fut. Ainsi c'est cela l'enfer, se dit Éléonore. L'ennui, c'est qu'elle n'avait absolument pas envie d'en sortir. Elle ne voulait plus ce confronter à ses ravisseurs, à présent. Ils trouveraient bien comment la faire flancher, et cela était totalement inconcevable pour la jeune fille. Papa, je t'en prie, papa. Retrouve-moi. |