J’ai senti dans ma paume le métal froid de la clef, et tandis que je la faisais habilement disparaître dans le bracelet de cuir à mon poignet, je ne sentais qu’une immense lassitude. On avait réussi. Encore. Typhon avait fait mine de me saluer, m’avait serré la main, la clef était passé de lui à moi : le plan avait marché. Il y avait un milicien à quelques mètres de nous, et j’attendais presque qu’il nous attaque, je sentais la balle de son arme traverser ma cuisse, trouer mon ventre ou m’éclater la tête… Mais non. Rien. Il n’avait rien vu, et on pouvait continuer. Echanger les mots creux de deux personnes normales qui se seraient donné un banal rendez-vous à la bibliothèque, ne pas attirer les soupçons, puis se séparer. L’opération atteignait sa phase suivante, celle qui était entre mes mains, et moi j’étais fatiguée. On aurait pu mourir à cause de cette clef qui s’enfonçait dans la peau de mon poignet, mais ce n’était plus le risque qui m’épuisait, on s’habitue au risque avec les années. C’était l’infidélité de cette mort qui ne venait jamais qui absorbait mes forces ; je m’y étais trop préparée, jetée dedans même, pour supporter encore d’agir, de lutter, d’échouer à mourir. Je n’en pouvais plus d’attendre le moment qui serait le bon, celui où je pourrais enfin abandonner.
Il n’y avait plus que ça pour se reposer enfin. J’étais partie pour me battre jusqu’à la mort, ou jusqu’à une victoire que plus personne ne s’attendait vraiment à voir de ses propres yeux. Je ne pouvais pas abandonner (pour quoi faire ? attendre la dénonciation qui me tuerait ?), et je n’en avais même pas le droit. J’avais la clef. Typhon avait réussi à l’obtenir, je ne savais pas comment. D’autres étaient peut-être morts pour ça. Pour que je puisse entrer dans le château. La suite, je la connaissais trop bien. La mission était gravée au fer rouge dans mon crâne. Il faudrait se battre. Encore. Mourir, peut-être. Peu importait… Mais se battre, je n’en avais plus la force. Et pourtant j’allais le faire.
J’avais offert ma vie à la cause, je n’avais pas le droit d’abandonner. Je lui avais offert ma mort aussi… Je n’avais pas le droit d’échouer, pas tant que ma vie était nécessaire aux plans, pas tant que je pouvais faire réussir une opération pour laquelle des camarades étaient morts. Je devais mourir en défendant ma vie et la mission, mais c’était la même chose. Le sacrifice généreux n’était qu’une chimère. C’était mon devoir…
Ce n’était plus tant risquer sa vie, l’insupportable. C’était cette interdiction de mourir. Et toute cette fatigue qui donnait à la mort le visage du soulagement. |