Ma participation au concours "Ménage de printemps". Le thème m'a inspirée, et ce texte a mûri.
Mai, juin, juillet 2015.
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Quand le printemps arrivait, elle retournait s’occuper du petit lopin derrière sa maison, laissé à l’abandon durant tout l’hiver. Elle plantait quelques légumes, ainsi qu’ une ou deux jonquilles jaunes. Le froid était parti et elle cultivait son jardin.
Les salades et les poireaux poussaient en petites lignes nettes, et quelquefois un vent humide rafraîchissait les journées douces d’avril. A l’intérieur, elle regardait les armoires encombrées et les piles en vrac sur les étagères, et elle se mettait en tête de faire un peu de rangement. C’était souvent un samedi après-midi, alors que dehors il faisait gris, et ça ne marchait jamais vraiment.
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Elle voulait faire les choses bien, en repartant de zéro, alors elle vidait ses meubles. Elle aimait l’idée d’enlever la poussière qui devait s’être accumulée, et puis de jeter au passage des vieilleries dont elle n’avait plus rien à faire. Elle se disait que tout allait être enfin net, qu’elle garderait l’essentiel ; elle se sentait pleine d’énergie. Ca faisait par terre un bazar monstre, de grosses piles et de tas informes, et elle marchait sur son parquet couvert du fatras hétéroclite avec de légers trémoussements, au rythme d’une quelconque musique.
Elle réfléchissait à un nouveau système de classement de ses livres tout en passant un chiffon sur le bois de la bibliothèque, faisait des piles de choses à donner, mettait à la poubelle de vieux papiers, et retrouvait même ses chaussettes égarées. Le temps passait sans qu’elle s’en rende compte, et quand le soir arrivait avec un peu de fatigue, il y avait encore tout un bric-à-brac par terre, sans doute plus volumineux que la place restante dans ses meubles. Elle allait se faire un thé sans se départir de son entrain, pourtant elle sentait les germes du découragement. Car elle le savait bien, au fond : ça ne marchait jamais vraiment.
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Elle n’abandonnait pas pour autant. La journée se finissait mais ce n’était pas grave : rien ne l’obligeait à finir en une seule fois. Elle envisageait d’acheter une nouvelle étagère, ou de se démettre encore de certains de ces objets encombrants – est-ce qu’il n’y avait pas tant de trucs qu’elle n’utilisait jamais ? Elle se couchait de bonne humeur, décidée à poursuivre le lendemain.
Ca durait plus ou moins de temps. Elle avait déjà rangé plus ou moins de pièces. Et puis elle décidait de s’occuper de son bureau. Elle commençait par l’étagère très étroite, à côté du secrétaire. Tout au fond de la dernière case, il y avait une grosse boîte bleue. Elle l’ouvrait, et c’est à ce moment-là que ça ratait.
Dans la boîte il y avait des lettres. Toutes porteuses de la même écriture. Et des photos. Un homme, toujours le même. Dans différents lieux, à différents âges. Ils étaient tous les deux, sur quelques clichés. Ils se souriaient. Ils semblaient heureux. Et même amoureux.
On ne fait pas le ménage avec de l’eau dans les yeux.
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C’était l’homme de sa vie. Celui avec qui elle avait grandi si longtemps qu’elle avait même vieilli. Un jour il avait fait son grand ménage de printemps. Il avait mis à terre toute sa vie, et dedans il y avait elle, et leur maison, et leur vie à deux. Et il n’avait pas repris tout ça. Lui aussi n’avait voulu garder que l’essentiel. Pour lui, l’essentiel, c’était sa fierté d’homme. C’était ce qu’il avait dit. Sa fierté d’homme. Alors il avait tout quitté et il avait rejoint ceux qui se battaient contre la dictature qui oppressait leur pays.
Il lui avait proposé, bien sûr, de venir avec lui. De l’accompagner dans la vie dont il avait ôté la poussière collante des bassesses et des compromissions. Elle n’avait pas su faire le ménage. Elle tenait à ce qu’elle avait, à la tranquillité, à sa peau. Elle avait refusé. Elle avait même crié, pleuré, supplié. Il était parti quand même.
Alors devant la boîte elle pleurait. Elle pleurait de tristesse, parce qu’elle l’avait perdu, parce qu’elle ne savait même pas s’il était mort. Elle pleurait de honte aussi, parce que son ménage, à elle, lui paraissait mesquin, insignifiant et grotesque.
Après cela, elle remettait tout en vrac dans ses meubles. Elle gardait ses bibelots comme elle avait gardé le confort de sa petite vie.
Elle et le ménage, ça n’avait jamais marché.
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Pour tout ranger il aurait fallu ne pas toucher à cette boîte. D’ailleurs c’était inutile : elle était bien à sa place, et il n’était pas question de jeter son contenu. Mais ça ne marchait jamais parce qu’elle avait pris l’habitude, de mois d’avril en mois d’avril, de rappeler le passé au milieu des grands ménages.
Un jour, avant de vider les armoires, elle pense à se délivrer des fantômes et des regrets. C’est ce jour-là que ça marche.
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Quand le printemps arrivait, elle cultivait son jardin, des larmes sur les joues. |