Quand arrive la fin, la vraie, celle qui met un terme à une histoire, celle qui clôture le dernier chapitre d’un livre, tout le monde le sent. Tout le monde le sait, d’instinct. Et, bien évidemment, tout le monde le nie, le refoule au plus profond de son être en espérant y échapper, en se disant « ça va passer ». Á tort. Quand elle arrive, telle une tornade, elle détruit tout, ou presque, sur son passage, faisant plus ou moins de dégâts que seul le temps peut apaiser. Une reconstruction lente, mais non sans douleur peut alors prendre place.
Six amis, colocataires depuis maintenant deux ans, sont réunis. Tous, ou presque. Le dernier du groupe, mannequin à ses heures, ne va pas tarder à arriver. Discutant et s’amusant, un trio s’écarte du groupe. L’un des jeunes hommes tente un énième rapprochement soldé d’un échec qui aurait pu passer inaperçu s’il n’avait été cuisant. L’innocence qu’un simple câlin, s’il avait été apprécié auparavant, ne procurait que malaise aujourd’hui. De ce rejet découle cette dispute qui changera leur vie. Dispute qui bien que normale pour une colocation, façonnera à tous, d’une certaine manière, leur avenir.
« Je sais plus comment je dois te parler. Je fais un pas vers toi, tu en fais cinq vers lui. Bordel, tout ce que je demandais, c’était un simple câlin. Comme auparavant et sans ambiguïté. »
Le jeune homme s’agite et ne sait plus quoi faire. Il aimerait se rapprocher de son amie qui s’est figée et qui, de par sa couleur de peau, pourrait prétendre au rôle de statue de porcelaine. Il songe pourtant un instant à sortir du bâtiment et reprendre ses anciennes pratiques, pour quelques heures. Quelques heures de déni et de bien être. Quelques petites heures d’oublis. Soren en serait ravi. Non. Définitivement non. Le regard de Dylan, toujours statufiée, fait des allers-retours entre les deux jeunes hommes. Aucun d'eux ne se souvient de leur dernière journée tous ensembles, sans disputes sans regret, sans gêne. Elle songe à rejoindre l’un des mousquetaires, mais est devancée par Simon, qui, d’une voix dégoûtée, reprend :
« C’est lui, n’est-ce pas ? Ça a toujours été lui avec toi... »
A ces mots, le concerné se bloque et reste courbé un instant, stoppé dans le geste qu’il allait faire. L’ex drogué rêve de lui présenter son poing. Si la violence ne résout rien, elle est parfois appréciable. Être soulagé ne serait-ce que quelques minutes et enfin relâcher cette pression qu’il accumule, de semaines en semaines. Il espère une réponse qui tarde à venir, et, haussant la voix, il s’avance. En retrait, celui-ci sursaute, mais ne recule pas. Il comprend que son ami se décharge enfin. Simon qui faisait encore face à la situation cet après-midi. Il comprend et il attend de faire connaissance avec le poing de son acolyte. Poing qui tarde à venir. Alertée par le bruit, les autres rentrent dans la pièce. Le bellâtre se calme et regarde finalement son amie, ses magnifiques yeux bleus ternis par la tristesse. Dylan qui n’a de cesse de le fixer lui, Thomas. Simon porte sur son visage une lassitude que personne ne lui connaissait.
« Et dire que je t’ai cru. termine t-il en s’écroulant à moitié. »
Ilian, que personne n’a entendu arriver, le retient de justesse. Thomas. Simon. Les deux jouent à « celui qui réussira à tuer l’autre du regard ». Soren, ayant raccompagné le mannequin, est là lui aussi. Il reste en retrait et scrute la scène avec attention; la garce aux airs innocents se met subitement à pleurer dans les bras du « gentil boulet » qu'il manipulera plus tard avec aisance. Pour qu’un groupe s’harmonise, il faut qu’une personne banale, qui n’a rien d’exceptionnel, mais dont on ne peut pourtant pas se passer, en fasse partie. C’est une chose à laquelle il tente d’échapper.
La principale concernée, celle par qui la dispute est née, les regarde tous avec un air désolé. Personne ne sait quoi faire, quoi dire qui apaiserait les tensions. Dylan avance vers son ainé et se fond dans ses bras, l’agrippant comme si sa vie en dépendait. Ce qui est peut-être le cas, quand on y pense. Puis, après un silence déplaisant, elle fait face à Thomas. Sans attendre que quelqu’un daigne répondre aux accusations précédentes et d’une voix tremblante, elle balance :
« Depuis le début, il n’était question que de nous, de notre histoire. De les rendre jaloux avant de s’apercevoir de l’erreur. Notre amour tu l’as rangé dans un coin de ta tête, comme pour tout ce qui te dérange, et hop tu es passé à autre chose. Pourquoi ? » Dit-elle en insistant sur ce dernier mot.
Leur cadet aimerait s’exprimer, mais un regard du « gentil boulet » l’en dissuade. Vous savez, le regard qui signifie « Attends, laisse-les régler ça, ce n’est pas notre combat ». En observant cette situation de loin, on se croirait dans une mauvaise série B.
« Parce que. Parce que... »
Sa voix s’étrangle. Thomas ne sait pas quoi dire et une fois de plus, c’est à elle de combler les blancs. D’énoncer des vérités que personne ne veut entendre. Le groupe d’amis se fissure. Il implose sous les non-dits pourtant visibles. Et tous cherchent à savoir comment ils en sont arrivés là. Ils sentent s’installer progressivement une rivière déchaînée entre eux qui grandit et les séparent un peu plus plus chaque jour.
« Je ne comprends plus. Je... reprends Simon.
— Ça fait trop mal ! Dylan le coupe en hurlant. Thomas pour une fois, sois honnête. Avec nous, mais avec toi surtout. Tu m’avais promis, tu t’en souviens ? Pourquoi Tom ? Dis-moi pourquoi tu m’as menti ! »
Les larmes coulent sans s’arrêter. Leurs sentiments sont comme piétinés. Le virage s’annonce dangereux. C’est dans ces moments-là qu’on aimerait mettre sur « pause ». Avant d’enchaîner sur un « retour arrière ». Personne n’attend la suite, que tous connaissent et aimeraient éviter. Tous, à cet instant, se damneraient pour être ailleurs. Le groupe de jeunes adultes subit l’amour. Oui, l’amour. « Fonce dans le tas » qu’ils disaient. S’ils avaient su.
Reprenant son souffle, son regard se pose sur Ilian qui ose à peine le soutenir. Lui aussi se croit coupable. Leur ami a rendu les armes depuis longtemps. Et, comme tous, il ne peut que subir la tempête, en espérant ne pas être pris à l’intérieur.
« J’ai essayée d’être heureuse. Mais je n’y arrive pas. Tous les jours, vous nous balancez votre amour, votre histoire, votre bonheur à la gueule et on ne peut que contempler tel de simples spectateurs souffrant en silence ! Alors peut être que Simon y arrive, lui. Il s’est fait une raison, il subit. Mais moi ...
« — Arrêter de vous trouver des excuses et de chercher des coupables. Je suis peut-être le gosse du groupe, mais la connerie, elle est commune. On l’a tous sentie arriver, mais personne n’a rien fait. » Intervient Jérémy.
Il surprend par ses paroles. Le blagueur invétéré ne leur a jamais semblé si sérieux. Lui qui, d’une voix claire, leur murmure ses mots, cette supplication. Lui seul à l’air de se rendre compte de la signification de cette soirée. De ce que cette énième querelle, partie d’un rien, peut impliquer. De nouveau, Dylan s’adresse à Thomas, presque suppliante :
« — Dis-moi que c’est un cauchemar. Que je vais me réveiller ...
— Ne rêve pas trop, ma belle, c’est bel et bien fini. Votre relation, votre petit trio. Notre groupe est terminé. Il n’en reste que du vide. Du vide et des souvenirs douloureux. Jérémy a visé juste. Dans le fond, vous espériez tous pouvoir y échapper. Vous avez tous voulu y croire, à vos histoires. Faut que ça s’arrête maintenant, vous ne croyez pas, les gars ?»
C’est un Antoine peiné qui s’exprime à la place de son ami. Débordant de colère, il finit par faire ce que tous n’osaient entreprendre. La petite table en verre, immaculée de photos du groupe d’amis en a pris un coup. Partout les débris de verre, mélangés aux photos écornées. Furieux, il quitte le garage aménagé, suivit par Ilian qui, comme à son habitude, servira d’épaule sur qui pleurer. Le vent tourne et la tempête s’en est allée aussi vite qu’elle était venue. Au loin, les échos d’une mésentente entre eux. « Putain, elle est passée où notre foutue amitié, celle qui faisait jalouser tout le monde ? Ça n’en finira jamais sauf si quelqu’un part. Là, au moins, le problème serait réglé. »
Qu’il est dur d’entendre pareille vérité ! On aurait pu croire qu’ils surmonteraient tout, ensemble, jusqu’à la fin des temps. Oui. Si l’on voulait un effet romantico-dramatique digne des plus grandes réalisations cinématographiques, le terme « jusqu’à la fin des temps » conviendrait parfaitement. Mais cette histoire n’a rien d’un film avec une happy end. Non. Ici c’est la réalité des choses telle que chacun des acteurs l’a perçue. Leurs sentiments révélés en premier lieu, puis, décortiqués un à un.
Thomas ne sait plus quoi dire. Ils se comprennent encore malgré les épreuves. Il s’en veut. Il la trahie sans même le vouloir. Il s’est trahi lui-même. Ainsi qu’Elixiane. Eux qui étaient des amis. Lui, son frère de cœur. Elles, ses meilleures amies. Quel lien les unit, désormais ?! Puis, après un blanc qui leur sembla, à tous, durer une éternité, la demoiselle s’écarte et sans un mot, elle part. Ils ne la reverront plus avant longtemps, mais ne le savent pas encore. Tous, ce jour-là ainsi que ceux qui suivront, se demanderont comment une journée à priori banale avait fini bancale.
L'adolescente quitte le loft en sachant que, cette fois-ci, elle n'y retournera pas. Elle avance et lutte pour ne pas se retourner, voulant mettre une certaine distance d'avec cet endroit. Sachant que cela reviendrait à faiblir. Recommencer et replonger. Replonger tête la première dans cette comédie douteuse où elle peine à trouver sa place. « Tenir bon. Tenir bon et ne pas flancher. Tout va bien. » Tel sont les mots qu'elle se répète en boucle depuis plusieurs semaines. Sauf que. Ce soir, son barrage intérieur, cette boite, au fond d'elle, mal fermée d'avoir été trop remplie, est sur le point d'exploser. Cette putain de boite remplie de souvenirs aussi douloureux qu'ils sont bons, de questionnements mis en suspens, de possibles regrets. Ce truc qui pue les sentiments refoulés malgré elle. Ce cœur à moitié décomposé. Cet organe qui ne semble véritablement s'animer qu'en sa présence. Elle se déteste de l'aimer si fort quand tout autour d'elle semble lui signifier de renoncer. Elle a ce trou en elle, cette faim grandissante qu'elle aimerait combler. Elle est avide de ses regards, de ses baisers, de ses caresses. N’ayant pas le recul et la certitude que leur couple était bel et bien mort, qu’ils n’allaient pas ressusciter sur un énième malentendu, ni se donner une chance au nom du manque et des souvenirs carnivores, elle s'y raccroche de toute ses forces. Ce ne sont pourtant que de simples – mais puissants, échos d’un passé trouble. Elle se déteste de l'aimer si fort tout comme elle lui en veut pour s'être elle-même, perdue en chemin. Au bord d'une route, proche de l’intersection des choix qu'il lui reste encore à faire, sans carte explicative. Dans l'attente, elle reste en appétit devant toutes ses promesses non tenues. Sans lui, sans sa présence à ses côtés, elle se sent perdue. Dévastée et fragile. Ses écouteurs en place, elle ne semble pas faire cas de la playlist. Playlist qui, une fois de plus la reflète. Elle chantonne cette histoire qui la transperce de part et d’autre.
[I know you remember me. You could at least try to look at me. Oh man, oh man. What a tragedy. It hurts the way. That you forget our times together. Like the time. Laid in bed when you said it's forever, baby.]
C'était sans compter sur le cadet du groupe, qui, depuis qu'ils ont franchi le portail, la suit. Celui, qui, une fois de plus, parait être le seul à se soucier de son amie. L'adolescent la rejoint, la force à lui faire face. Il espère qu'elle le suivra. Tous deux ont les larmes aux yeux, luttant pour ne pas qu’elles s’échappent. La jeune femme l'observe un instant. Non, elle le contemple en réalité. Elle sourit mais le cœur n'y est pas. Il frissonne de bien-être à son contact et désire ce qu'il ne peut avoir, lui qui s'est épris d'elle. Il tente de la prendre par les sentiments. Ce qui hier aurait probablement marché est ce soir un échec. Et, tel un automate, elle lui embrasse le front. Se comportant avec lui de la même façon qu'Il le faisait avec elle. Perdue dans ses pensées, se dégage puis continue sa route, laissant un jeune homme déboussolé derrière elle. Seul, planté là, au bord de ce même chemin, bancal. Jérémy, qui une fois de plus, est le seul à avoir compris son absence, cette fois définitive.
Le petit bout de femme, têtue comme elle est, prend son envol non sans mal. Souhaitant laisser ses problèmes derrière et continuant d'avancer. « Deuxième à droite et tout droit, jusqu'au Matin ! » Un sourire se dessine à l'évocation de Peter Pan. Dieu ce qu'elle aimerait visiter Neverland, ce « lieu imaginaire où tout est parfait. » Elle continue d'avancer, ne s'aperçoit même pas de la direction prise. C'est par hasard qu'elle se retrouve devant l'immeuble de sa sœur. Sœur avec qui le contact s'est quelque peu détérioré. Elle contourne le bâtiment et rejoint le parc pour enfant. Avouons-le, cette jeune femme a surtout peur de rentrer et de le voir à sa porte, l'attendant. Sachant à quoi s'attendre pour l'avoir déjà vécu, elle ne veut surtout pas se voir confronter à qui que ce soit. Ni à quoi que ce soit, d'ailleurs. Convaincue de faire le bon choix, les mains quelque peu tremblantes, elle envoie ce message : « Chez moi, 17H, demain ? » Sa réponse ne se fait pas attendre, à croire qu'il patientait devant son smartphone. Trois mots. Clairs, vides d'émotions mais significatifs quand on connait l'expéditeur et son destinataire : « Je serais là. » Satisfaite, Dylan cherche ensuite un numéro dans son répertoire. « Superhéros » Ilian porte à lui seul, tous les secrets de ses amis. Dylan qui, une fois encore, rajoute un poids sur ses épaules. Mal à l'aise, elle l'appelle et tombe sur sa messagerie. Ce qui n'est pas plus mal, dans un sens. Parfois le plus dur n'est pas de laisser tomber. Mais plutôt d'apprendre à recommencer. |