I. Sweet Devils
- Tu t'es encore battu, Misha ? demanda Derreck en tapotant sa lèvre inférieure, avisant celle du blond fraîchement fendue.
- Oui. Avec le plancher, grogna l'interpellé avant de refermer d'un coup sec la porte de son casier, sa mauvaise humeur atteignant des sommets.
Évidemment, le métro avait été en retard pour cause d'une ligne rouge momentanément interrompue, alors que les deux autres lignes de métro s'étaient portées à merveille, mieux qu'un charme même. Il avait absolument fallu que ce soit sa ligne et que la bleue comme la orange le narguent. Oui, ce devait être la rouge. Simplement parce que c'était toujours la rouge, celle qui reliait les stations les plus importantes et qui, par suite logique, était la plus fréquentée.
Tant qu'à être en retard à cause d'un imbécile s'étant jeté sur les rails, si au moins Misha avait pu l'y balancer lui-même... Peut-être que ses envies de meurtre s'en seraient retrouvées apaisées - les miracles ne survenaient pas que dans les contes de fées et les romans à l'eau de rose, disait-on.
Au lieu de ça, il avait dû ronger son frein un bon dix minutes avant que le métro ne pointe le bout de son nez. Accompagnée de crissements stridents, de ceux qui n'arrangeaient rien à sa migraine et lui faisaient grincer des dents, son arrivée l'avait à peine soulagé. S'engouffrer à l'intérieur d'un wagon avec tout ce beau monde s'étant agglutiné durant l'attente n'avait rien eu d'une partie de plaisir. Et s'entasser à la manière de sardine contre des inconnus à l'odeur de sueur et de tabac, encore moins. Le désagrément de la vie urbaine et des transports en commun, hu ? Son cul, oui.
Lorsque, à la sortie du métro, il avait perdu l'équilibre sur une plaque de glace, celle-ci finement dissimulée par une mince couche de neige, il y avait vu un signe du destin : on ne voulait pas qu'il soit à l'heure aujourd'hui. Fouillez-le pour la raison du pourquoi, mais il le présentait. La providence, en ce 16 décembre, avait décidé de foutre en l'air sa journée avec son réveil pourri, son départ pourri et le trajet pourri. Manquait plus que son quart de travail soit tout aussi déplorable pour compléter le cycle, ce qui ne le surprendrait même pas. Le mois de décembre était toujours excessivement chiant et il n'y avait pas une journée où sa bonne étoile brillait, dixit Misha.
S'étant retrouvé les quatre fers en l'air, les jurons avaient fusé jusqu'à ce que son répertoire se retrouve à sec. C'était ce que ça donnait, de se presser sans regarder où l'on mettait les pieds. Depuis le temps, il devrait pourtant savoir que les trottoirs, à cette période-ci de l'année, étaient traitres et que c'était d'autant plus vrai lorsqu'une averse avait sévi la veille. Le pire étant qu'il avait déjà testé la patinoire le matin même lorsqu'au bout d'une nuit bien arrosée, il était enfin rentré. Sauf qu'avec son taux d'alcoolémie, il ne s'en souvenait plus, quoique son postérieur, lui, s'en souvenait atrocement bien. Il ne s'était d'ailleurs pas gêné pour tirer sur les cordes de sa mémoire, quitte à raviver la douleur. Et elle n'était pas minime, cette foutue douleur.
Le rire à demi étouffé de son collègue l'extirpa de ses réminiscences, l'empêchant de ruminer plus longtemps, ce qui relevait en somme de l'exploit. Quand Misha s'y mettait, ça pouvait durer des heures et le reste de l'univers n'existait plus, exception faite des griefs de ses pensées noires.
- Ouais, c'est ça, moque-toi, le panda, marmonna-t-il en boutonnant sa chemise blanche d'un doigté paresseux tout en refrénant au mieux sa mauvaise humeur ; ça ne relevait pas du génie de se mettre à dos Derreck dès le début de son quart de travail, même lui le comprenait. Plus sérieusement, tu fous les boules avec tes cernes, y'a pas une nana qui va se ramener avec ton look de zombie. Faudrait que tu penses à dormir.
- Va dire ça à mon paternel. Cette tête de mule ne comprend pas ce que « se reposer » et « congé maladie » signifient, soupira l'homme en se massant les tempes. Il me stress tellement que je crois en faire des ulcères, tu n'as pas idée.
- À te voir, si, quand même. T'es une boule de nerf sur pattes, je te signale.
- Tu veux qu'on parle de toi ? Niveau fleur de peau, tu ne donnes pas ton pareil.
- Oh, ça va, je suis pas si pire que ça.
- Misha...
- Quoi? rétorqua précipitamment ce dernier, haussant les épaules d'un air faussement innocent.
- Entre mon père et toi, c'est à se demander pourquoi je me tape des insomnies, hein, soupira son ami, se passant une main dans ses cheveux noirs coupés courts.
Il était exaspéré par les énergumènes de sa vie. Tôt ou tard, ils auraient sa peau.
Le blond arqua un sourcil, dévisageant longuement l'homme à ses côtés, un brin étonné.
- Qu'est-ce que ton cher papa a foutu pour te mettre autant à cran ? C'est pas ton genre, de nous comparer.
- Des bêtises. Aussi débiles que les tiennes, crut-il bon de préciser. Je commence sérieusement à me demander lequel de vous deux est le plus inconscient. Quand l'urologue te dit de ne pas te pencher et de ne pas forcer, eh bah, tu ne te penches pas et tu ne te forces pas ! C'est simple à comprendre, non ? Alors pourquoi, bordel, il ne suit pas ses conseils ?! Il n'a rien trouvé de mieux à faire, hier soir, que de déglacer le balcon, de piocher et tout le bataclan, en profitant du fait que j'étais sous la douche et que je ne pouvais pas le ramener par la peau des fesses. Enfin, il n'a pas eu le temps de terminer, juste de s'occuper d'une marche et demie à l'entrée. Mais je peux te dire que lorsque je l'ai trouvé, ça a bardé. Et tu sais quoi ? J'ai dû le menacer pour qu'il rentre gentiment à l'intérieur.
Il prit une grande respiration avant de s'imiter la veille, adoptant la pose d'un père qui gronde son gosse - c'était le monde à l'envers.
- « Papa. Je fais presque le deux mètres et je peux t'obliger à rentrer s'il le faut. Tu sais très bien que je passe mes soirées à sortir les trouble-fêtes, ce n'est pas toi, dans ton état, qui vas me résister bien longtemps. »
Cessant son imitation un peu pitoyable de lui-même, plus portée sur la caricature que sur la réalité, il reprit aussitôt sa tirade :
- Il a terminé par abdiquer parce que monsieur n'avait pas envie de se chamailler ! Non, mais ! On peut me dire qui est l'enfant entre nous deux ?!
Excédé, l'homme laissa son front tombé contre le métal froid de son casier, tandis que Misha pouffait de bon cœur, retrouvant un semblant de bonne humeur. Le père de son ami ne changerait donc jamais, même avec l'âge. Étrangement, cette constatation avait quelque chose de rassurant, comme quoi le monde entier pouvait s'écrouler et M. Blake serait toujours là, à tenir tête à tous et chacun, fidèle à lui-même.
Malgré ses vingt-six piges, Derreck avait la certitude qu'avant la fin de l'année, ses cheveux vireraient au blanc. Pouvait-on lui dire pourquoi son père était une vraie pile électrique ? Il pouvait concevoir qu'il n'aimait pas se tourner les pouces, toutefois, était-ce si difficile de trouver une occupation qui ne demandait pas d'efforts physiques ? Comme, par exemple, lire un livre ou encore regarder une série télé ? Était-ce vraiment si difficile que ça ?
- Et je parie que t'as passé une partie de la nuit à tout déglacer l'entrée, hein ? avança Misha sans s'être totalement remis de son hilarité, sortant son ami de ses pensées.
Imaginer M. Blake être rabroué par son fils avait de quoi déclencher des salves de rires. L'image qu'il s'en faisait était si ridule qu'il ne pouvait s'empêcher de rigoler à gorge déployée.
- Crois-moi, je ne lui ai pas laissé un seul recoin de glace sur lequel il pourrait piocher, bougonna l'homme d'un léger rictus énervé.
À la réplique du brun, son hilarité reprit de plus belle. Tel père, tel fils ; tous deux butés comme des mules et fiers comme des paons.
Quelques piques plus tard, les deux collègues terminèrent de se changer en silence, l'un pestant dans sa barbe de trois jours, et l'autre se remettant lentement de son hilarité.
Comme à tous ses services, Misha attacha ses cheveux mi-longs en une queue de cheval plutôt haute. La sensation de l'élastique rêche contre sa nuque l'avait toujours démangé et il avait donc voté pour cette option, quitte à s'attirer quelques moqueries auxquelles ils répondaient par des vacheries. Il faut dire que les barrettes d'un rouge vif n'aidaient pas sa cause, elles qui se croisaient et formaient deux paires de x dans sa frange. Sans quoi, lorsqu'il travaillait, il passait le plus clair de son temps à glisser les mèches blondes derrière une oreille. Un peu girly, il devait l'avouer, ces clips avaient été offerts par Lysandre, l'une des serveuses, le jour où il en avait eu plein son casque et qu'il s'apprêtait à s'arracher les cheveux de la tête.
Au bar, ça avait été un spectacle des plus saugrenus d'apercevoir le grand blond penché et la petite Lysandre sur le bout des pieds, l'apprêtant et le complimentant sur ses cheveux soyeux. Ce sur quoi Misha avait répliqué qu'ils étaient trop fins et qu'ils le rendaient totalement dingue. Amusés, les hommes installés au comptoir lui avaient alors proposé de passer chez la coiffeuse et, sèchement, il avait répliqué qu'il en était hors de question. Il ne les couperait pas plus bas que ses épaules, point à la ligne. On en avait donc conclu qu'il possédait un petit penchant masochiste au grand damne du barman. La seule alliée qui l'avait soutenue avait été la serveuse, quoiqu'elle avait enfoncé le clou en avançant que c'était mignon, ces barrettes, et qu'ils étaient simplement jaloux. Au bout du compte, il s'était enfui en sautant sur l'occasion de servir un autre client moins enclin aux taquineries, ce qui avait suscité de nombreux rires gras.
Néanmoins, il les avait gardées, ces foutues barrettes, et il continuait de les porter de manière à ce qu'elles se croisent, formant ces fameux x.
- Et si vous vous grouilliez avant d'être réellement en retard ? déclara une voix féminine avant qu'on ne claque violemment les fesses du blond et qu'on ne susurre à son oreille pour sa seule intention. Alors la blondasse, à l'heure pour une fois ?
Misha serra des dents, retenant un geignement que sa fierté ne lui permettait pas d'échapper, tout en prenant une grande respiration par le nez. Et dire qu'il venait à peine de se calmer. Cette folle avait beau être élancée, relativement svelte, c'est qu'elle avait quand même de la force dans les bras et son pauvre postérieur en payait les frais. Il se remettait à peine de ses chutes, chutes qui avaient certainement fragilisé son coccyx. Aussi, le blond était prêt à gager qu'un bel hématome graciait sa fesse gauche. Quelques heures de repos et lâcher son cul, c'était trop demander ?
Lançant un regard peu amène à Vanessa par-dessus son épaule, celle-ci en profita qu'il tourne la tête pour déposer un baiser mouillé sur sa joue, y laissant la trace de son rouge à lèvres pourpre. Un petit sourire mesquin s'esquissa sur son visage, observant son œuvre avec suffisance. Le rouge contrastait vivement avec la peau laiteuse du barman, attirant le regard au premier coup d'œil. Ses lèvres pulpeuses bien redessinées, merveilleusement bien redessinées même, étaient parfaites sur cette joue blanche, donnant lieu à un tableau qu'elle appréciait tout particulièrement.
- Tu ne t'essuies pas la joue de la journée et je t'offre un verre vers la fin de ton service, deal ? proposa-t-elle avant que sa « toile » ne s'insurge.
- Et tu veux m'dire pourquoi je passerais la soirée avec ta bave sur ma joue ? grogna l'homme qui s'apprêtait à essuyer du revers de la main la tache grasse.
Il arrêta toutefois son mouvement, fixant suspicieusement la demoiselle. C'est que la démone le prenait par les sentiments là. Un verre gratos, ça ne se refusait pas. Ça ne se refusait jamais.
- Ou plutôt, pourquoi tu te fais aussi généreuse ?
- C'est bientôt le temps des fêtes, pardi ! s'exclama-t-elle d'un air interdit. Et je tombe en vacances dès lundi, blondasse. T'auras pas d'autre chance, tu sais, rajouta-t-elle d'un sourire mielleux et diablement sexy, de ceux qui enjôlaient et chassaient la méfiance.
Si on lui demandait à quoi devait ressembler une succube, Misha n'hésiterait pas une seule seconde et désignerait cette femme, cette démone de la luxure. Vanessa était un aimant à l'infidélité. La nature l'avait gâté d'un visage si bien proportionné qu'on se demandait parfois si elle n'était pas passée sous le bistouri et d'un corps tout aussi bien dosé, de sa poitrine généreuse à ses longues jambes interminables en passant par une taille svelte. La modestie ne l'étouffait pas et cette femme se savait belle comme désirée. Sans faire cas de la morale, elle se servait de ses charmes à tout va.
Seulement, les deux hommes la connaissaient depuis trop longtemps pour se laisser captiver ; ils n'étaient plus aussi naïfs qu'à leur première rencontre et ils faisaient désormais attention. On ne les bernerait pas une seconde fois. Dès que l'on connaissait le sortilège et son côté fourbe, ces sourires enjôleurs perdaient un peu de leur beauté. Ils continuaient de les émoustiller, certes, mais ils ne se laissaient plus prendre dans ses filets. Quand elle souriait de cette manière, c'est qu'elle avait une idée derrière la tête et qu'elle ne voulait pas que l'on pose de questions. Dommage pour elle, le brun n'était pas né de la dernière pluie.
- Tu as surtout envie de le voir se démerder avec la montagne de questions qu'il va se récolter des clients, oui, intervint Derreck qui boutonnait ses manchettes.
- Mais non, réfuta-t-elle, faussement indignée de son accusation, mais sous les regards insistants des deux hommes, elle dut le leur concéder. Bon, d'accord, peut-être un peu. Enfin, penses-y Misha ! Ça sera la parfaite excuse pour envoyer bouler l'autre pétasse qui te tourne autour, grimace-t-elle en plissant le nez, ce qui lui donnait un petit air bizarrement adorable.
Et le barman pencha la tête sur le côté pour lui reconnaître un point. Depuis quelque temps, une peste ne lui lâchait pas la grappe et, par politesse, il ne l'envoyait pas se faire foutre comme il l'aurait d'ordinaire fait s'il s'était retrouvé de l'autre côté du comptoir. Perdre son boulot à cause d'une greluche, très peu pour lui. Il aimait peut-être les histoires d'un soir, sauf que les pots de colle, eux, lui tombaient sur le système et le rendaient plus qu'irascible. Gentiment, il avait refusé ses avances en prétextant être en couple, ce que la pimbêche n'avait pas cru. Malheureusement pour lui, sa réputation le précédait. Tous savaient qu'il ne s'engageait pas et qu'il aimait coucher de gauche à droite, trouver réconfort entre les cuisses d'une femme, puis d'une autre. Seulement, tous savaient aussi que le Sweet Devils n'était pas son terrain de chasse. Par respect pour son patron, il n'aguichait pas les clientes. Bien sûr, la sangsue faisait mine de ne pas comprendre. Étrange comment la surdité était parfois au rendez-vous.
- Je sais que tu aimes vivre dangereusement, mais je crois que tu ne devrais pas trop tarder avant de t'en débarrasser. Je ne l'aime pas, cette fille.
- T'aimes personne, Vanesse, répliqua le blond tout en lui tirant la langue, taquin.
- Misha ! Je plaisante pas, je la sens vraiment pas celle-là. Elle a ce regard de drogué quand elle te fixe, ça fait froid dans le dos, avoua-t-elle en se frottant les bras comme pour appuyer ses dires.
Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'elle en avait réellement la chair de poule. Elle croisait et avait croisé toute sorte de personnes dans ce métier et dans l'autre qu'elle avait fait sous la table, et ce n'était pas toujours des anges qui fréquentaient les bars.
- D'accord, d'accord, je lui fais comprendre pour une unième fois ce soir que je suis pas intéressé, consentit-il en balayant du revers de la main l'inquiétude de son amie. Et ça sera un verre de vodka, non négociable. Par contre, ça te dirait pas d'arrêter de fouiner dans le vestiaire des mecs sans même cogner ? Grosse perverse.
Si lui osait faire la même chose avec le vestiaire des dames, il se ferait virer sur le champ, si les filles ne l'avaient pas tué à coups de talon haut bien avant.
- Au fait, où sont vos grelots et vos bois ? s'enquit Vanessa, changeant brusquement de sujet.
On n'allait pas la priver de son péché mignon et du plaisir de se rincer l'œil sur ces beaux étalons, si ?
- Étant le videur, j'en suis dispensé, ma belle, répondit Derreck, tandis que le blond grondait son mécontentement tout en serrant des poings.
Outre l'hiver et les réminiscences de cet enfoiré, la troisième chose qu'il détestait du mois de décembre, c'était le temps des fêtes et, surtout, mais surtout, l'extravagance de son patron et l'uniforme de Noël qu'il imposait aux employés. Ça lui donnait des envies de congés maladies.
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L'image sut lui arracher un mince sourire aussi attendri qu'amusé. Autant dire que la surprise fut de mise et que tout et chacun dévisagèrent Gabriel, ses élèves comme ses collègues. Si le professeur avait daigné lever son regard et délaissé l'écran de son smartphone, il aurait pu constater qu'on le fixait plus que la bienséance ne le permettait. C'est qu'en trois ans, personne n'avait réussi à le dérider ni n'avait aperçu l'ombre d'un sourire. Il avait toujours cette expression égale à elle-même, simplement neutre, voire impassible, ce qui lui concédait des airs de beauté froide et lui avait valu le surnom d'Ice Man parmi les étudiants.
Toutefois, pour l'heure, l'enseignant avait occulté le lieu, le reste du monde, et s'amusait bêtement aux dépens de son pauvre protégé. Stephan, ami et patron de son ange, lui avait envoyé une photo visiblement prise à l'insu de Raphaël ; belle photo d'ailleurs, étrangement bien cadrée et mettant en valeur le serveur d'un angle un brin douteux. Vaguement, Gabriel se disait qu'il devrait remettre les points sur les « i » avec son ami, juste au cas où. Ne sait-on jamais, avec cet énergumène. Même s'il disait qu'il ne toucherait jamais à un de ses employés, il se trouvait en droit de douter connaissant ses penchants et sa tendance à rompre ses promesses. Il suffisait de compter toutes celles qu'il avait brisées avec Yann, désormais ex-petit-ami de Stephan.
Machinalement, il relut une seconde fois les textos qu'ils venaient à peine de s'échanger, pesant le pour et le contre de la proposition de Stephan. Parce qu'elle était tentante, mine de rien, et qu'un verre, à ce temps-ci de l'année, ne lui ferait pas de mal. Avec cette date qui approchait et la semaine d'examen qui incluait des tonnes de copie à corriger, se détendre un minimum vaudrait sûrement le détour.
16 décembre 2016
« Hey, darling ! Tu passes au SD ce soir ? Et pas qu'à la fermeture pour récupérer ton petit ange. Fais pas ton chieur et viens boire un coup. Ça fait longtemps que je n'ai pas vu ta sale tronche et admets qu'il y a de quoi mater ;) » Stephan, 16:45
« Hors de question. Quand tu me proposes un verre, c'est pour tenter de me mettre dans ton lit et la réponse est et sera toujours non. » Gabriel, 16:45.
« Mais non ! Quelle idée tu te fais de moi ? Tu me brises le cœur ! QnQ » Stephan, 16:46.
« Ha ? D'un gars qui vient de se faire plaquer et qui va chercher réconfort dans les bras d'un autre la journée même. » Gabriel, 16:47.
« Comment tu sais ça toi ? o_o » Stephan, 16:47.
« Même moi je sais me servir des réseaux sociaux. En passant, Yann prévoit t'émasculer d'ici la fin de la semaine et je n'ai pas envie de me retrouver mêlé à vos histoires. Je tiens à ma descendance. Donc, tu te débrouilles et tu vas te trouver un autre plan cul. » Gabriel, 16:48.
« Ice Queen. » Stephan, 16:48.
« Playboy. » Gabriel, 16:49.
« Du coup, tu passes à quelle heure ? :) » Stephan, 16:49.
Du coup, il passait à quelle heure ? se demanda-t-il silencieusement, tapotant sa lèvre inférieure du haut de son smartphone. La pause était bientôt terminée, il devait quitter le couloir et reprendre le cours, même si le cœur n'y était pas. Contrairement à ses élèves, dont la moitié était d'ailleurs absente en ce vendredi soir, il n'avait pas le loisir de sécher et de se la couler douce. Vraiment, depuis quand enseigner était-il devenu une corvée ?
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Finalement, il avait opté pour deux heures du matin, une heure à peine avant la fermeture du bar. Si jamais il s'ennuyait ou si Stephan se faisait insupportable, ce qui n'était pas une option à négliger, l'attente de la fin du quart de travail de son ange ne titillera pas sa folie. D'ordinaire, il passait en coup de vent vers les trois heures du matin, patientant dans la voiture que son protégé daigne le rejoindre du côté passager. Il ne descendait jamais, sa paresse l'emportant sur son envie de rencontrer ses collègues, et ce, en dépit de son désir de fliquer ses relations. Cette facette de « père poule » était souvent source de conflit entre lui et Raphaël et si ni l'un ni l'autre ne levait le ton, ça n'empêchait pas cette atmosphère froide et lourde de s'installer entre eux. Comme ce matin. C'était de plus en plus fréquent, ces petites disputes puériles.
Et, pourtant, il avait seulement voulu le taquiner sur ce sourire béat d'amoureux transi. Raphaël ne trompait personne, surtout pas lui, et puis… même sans connaître l'élu de son cœur, il pouvait toujours l'asticoter sur celui-ci. Non ?
Durant un court instant, il se demanda comment Raphaël réagira en l'apercevant sur son lieu de travail, s'il ne risquait pas de récolter le titre de la personne la plus chiante au monde ou d'être simplement et tout bonnement ignoré. Parce qu'il était doué pour jouer les indifférents, ce jeune, et c'était bien plus douloureux que n'importe quel nom d'oiseau. Et ça, Gabriel se doutait que son ange le savait. Il n'en avait que la bouille, ce gamin. Enfin, selon son point de vue.
Allons bon. Même lui avait le droit de passer un peu de temps avec ses amis, surtout quand c'était à l'un d'eux que son protégé devait son travail. Il n'y bossait que depuis trois semaines et y faire une scène n'était peut-être pas l'idée du siècle s'il voulait conserver son boulot. L'enseignant le savait suffisamment intelligent pour éviter de tenter l'expérience.
Soupirant, il retira la clé du contact avant de la glisser dans la poche de son manteau. Les stationnements en bordure de la route étaient plus ou moins déserts à cette heure-ci ; ça en allait de même pour les trottoirs. Ce n'était pas complètement vide, pas un vendredi soir, mais avec les étudiants en pleine période d'examens, les bars des alentours se retrouvaient avec une clientèle légèrement déficiente à ces heures-ci. Quoiqu'il se souvenait de ses jeunes années et de ces sessions d'étude autour d'une chope qui, en fin de compte, étaient une raison comme une autre de boire au lieu de se bourrer le crâne. À quoi bon apprendre une matière que l'on oubliera aussitôt l'examen terminé ? Et ses élèves devaient penser la même chose, d'ailleurs. À savoir s'ils fréquentaient les mêmes bars que lui à l'époque, ça, c'était hors de ses champs de compétence.
Le Sweet Devil se trouvait dans un quartier juxtaposant le campus d'une des universités de la ville, celle-là même où étudiait Raphaël. Si Gabriel trouvait judicieux la distance réduite qu'avait à parcourir son protégé entre les cours et son travail, il aimait moins l'idée d'une marche jusqu'à chez eux au petit matin, bien qu'ils habitaient à moins de vingt minutes à pied. Il n'était pas rassuré de le savoir seul au beau milieu de la nuit, déambulant dans les ruelles. Quoique, malgré le nombre conséquent des habitants de leur ville, la criminalité n'y régnait pas en maître absolu comme ça pouvait être le cas dans certaines métropoles américaines, cependant, avec les années, il était devenu un fervent défenseur de l'adage qu'il valait mieux prévenir que guérir. Tant que son ange n'aura pas son permis de conduire, il jouerait au taxi, du crépuscule à l'aube s'il le fallait. Déjà qu'il aurait préféré que Raphaël se concentre uniquement sur ses études et qu'il se proposât d'ailleurs de les payer, or le jeune ne voulait pas dépendre davantage de lui, et ce, même si Gabriel lui disait qu'il n'avait qu'à le rembourser une fois son diplôme et son travail de rêve en poche.
Qu'il était buté, cet enfant.
Refermant la porte du véhicule, il remonta le collet de son manteau sur ses joues, trouvant que son écharpe faisait davantage office de décoration que de coupe-vent. Il regrettait son bonnet et les gants qu'il avait oubliés, encore une fois, à son bureau. Ce n'était pourtant que le temps de traverser la rue, sauf que le froid était cruellement mordant et que, franchement, il détestait cette sensation, ces picotements brûlants et la goutte qui lui montait au nez.
Il pressa le pas, désireux de s'engouffrer à l'intérieur de la bâtisse se dressant devant lui. Vieille, mais rénovée, elle se fondait à merveille avec toutes celles érigées sur l'ancienne rue principale. Elle avait fait partie d'un projet un peu loufoque visant à protéger l'héritage architectural du coin. En considérant que l'arrondissement était l'un des plus vieux de la ville. Les bâtiments avaient quelques siècles dans le corps et recelaient une certaine histoire. Tous dédiés au commerce, le gouvernement avait fourni des subventions aux propriétaires pour qu'ils retapent les bâtisses selon une close et des directives très strictes. Elles devaient retrouver leurs éclats d'antan. Du moins, vue de l'extérieur.
On avait enfoui les fils électriques sous terre et repavé la route, éliminant du paysage les antennes, les boîtes postales et le goudron. Même les lampadaires avaient eu droit à leurs heures de gloire, retrouvant leurs éternelles lanternes qu'on avait tout de même aménagées avec des ampoules électriques. Hors de question de les allumer une à une tous les soirs ; la sécurité avant tout, même s'il fallait admettre que des chandelles auraient rendu le tableau un peu plus magique. Enfin, elles offraient l'illusion. Quant aux panneaux luminescents, ils avaient été remplacés par des lettres ferrées placardées directement sur les murs.
On avait voulu un endroit relativement fidèle au passé afin d'attirer les touristes. Et, à coups de pub, les efforts avaient fini par porter fruit, faisant revivre l'arrondissement. Lors de la haute saison, le quartier était assailli par les étrangers, si bien que les langues étrangères se mélangeaient et que les ethnies devenaient tout aussi diversifiées. Ça avait quelque chose de particulièrement spectaculaire, et Gabriel avait toujours trouvé fascinant la différence qu'il y avait entre la basse et la haute saison vis-à-vis de la fréquentation du coin.
Un style un poil baroque avec un penchant classique mélangé à des tendances westerns, des volets en bois et des murs composés de larges pierres carrées, sans parler des terrasses au deuxième étage dont les balustrades étaient finement ornementées et tailladées ; le tout formait cet ensemble charmant, voire romantique pour les esprits poétiques. Si le quartier attisait l'émerveillement des touristes, il ne réveillait toutefois plus rien chez Gabriel. Il y avait pourtant bien eu un temps où y venir était synonyme de rendez-vous galants, de rires et de gaité. Mais c'était révolu tout ça. Même aujourd'hui, alors qu'il venait pour un verre entre amis, il avait l'humeur morose.
Ça devait bien faire cinq ans qu'il n'était pas venu au Sweet Devils, ayant toujours mieux à faire, et les dernières fois qu'il avait vu Stephan, ça avait été chez lui en compagnie de Yann. Ce dernier aimait l'inviter une fois de temps à autre pour un repas entre amis, pour râler sur leur travail respectif et s'allier le professeur contre l'une ou l'autre des bévues de Stephan.
Ils avaient fêté leurs sept ans dernièrement. Dire qu'ils s'étaient séparés aujourd'hui... Ça avait un arrière-goût amer, Gabriel devait se l'avouer. C'était étrange de réaliser que, lentement, ces repas n'auront peut-être plus jamais lieu. Il n'avait pas saisi toutes les implications de cette séparation lorsqu'il avait lu le post de Yann. Cet homme trop patient en avait finalement eu assez de ce playboy pour une raison ou une autre, mais il était prêt à parier que Stephan portait tout le blâme. L'unième bévue de trop.
Tant pis. Je mangerais au restau, soupira-t-il pour lui-même, un brin dépité de ne plus pouvoir profiter des plats exquis du cuisinier en herbe, avant de pousser la porte encadrée de deux larges colonnes. Peut-être qu'il pensera à secouer l'autre idiot, qu'il aille s'excuser au lieu de chercher un plan cul. Ce ne serait pas malvenu.
Voilà que la fatigue lui donnait des envies de thérapeute conjugal, tiens. Il devait être plus crevé qu'il ne le croyait. Travailler jusqu'à une heure et demie du matin ne le réussissait pas ; il n'avait pas eu envie de retourner chez lui après son dernier cours, sachant qu'il irait se vautrer sur le divan devant la télévision et qu'il refuserait d'en ressortir jusqu'à trois heures afin d'aller chercher Raphaël. S'il goûtait à la tranquillité, il reléguerait aux oubliettes son rendez-vous avec son ami. Il s'était donc contenté de prendre une pause diner avant de plancher sur la correction des travaux de session de 19h00 à 1h30. Les élèves trouvaient pénible la rédaction ; lui trouvait pénible la correction. Parfois, il se demandait même comment certains avaient passé leur cours de français jusqu'à maintenant et à quoi servait le correcteur automatique de Word.
La température plus élevée du bar chassa rapidement le froid et les mauvaises pensées, lui arrachant un léger soupir de bonheur. Il ne manquerait plus qu'un foyer et une couverture duveteuse pour qu'il soit aux anges.
Même après tant d'années, rien n'avait changé ; l'endroit dégageait toujours cette chaleur accueillante, presque familière et engageante. Les murs, vétustes, brillaient par leur simplicité, la pierre ayant été recouverte d'un bois mat et clair, probablement du chêne à vue de nez, et le parquet en caryer, teinté d'une teinte un peu plus foncée, avait été récemment ciré. L'odeur du bois imprégnait le bar, se mélangeant à celui de l'alcool. Ça le ramenait des années en arrière, à cet arôme si familier désormais exempté de la puanteur du tabac. Dans le temps, la fumée des cigarettes enfumait les pièces, piquant parfois les yeux. Il n'était pas pour se plaindre de ce changement.
De vieux lustres éclairaient la grande pièce d'une lueur tamisée, rendant l'atmosphère un peu plus intime. Certes pas autant que celle du deuxième étage où l'univers devenait romantique avec ses cloisons et ses lanternes à chandelle, mais l'atmosphère conservait cette part de confort relativement calme et sécurisant. Ça n'avait jamais été et ce n'était pas un bar à disco où l'on se trémoussait. D'une part parce que l'idée ne plaisait guère à Stephan - il n'avait pas envie de se coltiner des acouphènes une fois chez lui -, d'une autre part parce que le Sweet Devils, de jour, devenait un café. On avait aménagé les tables, au premier étage, de manière à ce qu'elles puissent répondre aux deux fonctions de la bâtisse, tandis que le deuxième avait été davantage pensé pour le café.
Quant au bar, les diverses bouteilles d'alcool qui trônaient sur des étagères en bois derrière le comptoir, au lever du jour, se retrouvaient camouflées par les portes coulissantes des vieilles armoires. On ne les ouvrait que le soir venu.
Le comptoir massif était encadré d'un côté par les escaliers et, de l'autre, par une porte qui menait aux cuisines en passant par les vestiaires. Gabriel le savait pour y avoir un jour trainé en compagnie de Stephan, son ami ayant décidé d'ennuyer un plongeur à son goût. S'il avait su qu'il deviendrait l'homme dont les menaces d'émasculation n'étaient pas à prendre à la légère, peut-être que cet idiot n'aurait pas empiété sur son travail. Parfois, le professeur s'étonnait qu'il soit toujours en un seul morceau et qu'on ne l'ait pas jeté derrière les barreaux pour harcèlement. Et après il venait lui dire qu'il ne toucherait jamais à l'un de ses employés. C'était l'hôpital qui se foutait de la charité, oui. Enfin, il devait lui concéder qu'à l'époque ce n'était pas son employé à proprement parler, mais celui de son frère, Sebastian, qui tenait le café durant la journée. Parce qu'il y avait bien eu un temps où Gabriel fréquentait le Sweet Devils de nuit comme de jour.
Seulement, au fond, même si l'endroit avait gardé son ambiance d'antan, lui, il n'était plus le même. Ça, il le savait malheureusement que trop bien. Et ça faisait mal de se rendre compte qu'il regrettait les bonnes années de fac et l'insouciance de la jeunesse. Pas qu'il était tellement vieux. À 36 ans, il avait encore la vie devant lui, cependant, il n'en avait plus vingt et il le sentait bien. S'il l'avait vaguement réalisé cinq ans plus tôt, maintenant, il se prenait la réalité de plein fouet. S'il n'y avait pas eu son ange pour égayer son quotidien, il serait un homme blasé. Quoiqu'il n'en était pas très loin.
Rabattant le collet de son manteau, il lança un coup d'œil au mastodonte gardant la porte, posté sur l'un des côtés de l'entrée. Vêtu d'un complet propre, sobre et sombre, il se tenait droit tel un piquet, les mains posées l'une par-dessus l'autre, ce qui lui concédait des airs de garde du corps plus que de videur. S'il n'y avait pas eu le bonnet du père Noël en guise de couvre-chef, Gabriel sentait qu'il aurait sûrement mis plus d'un client mal à l'aise. Pas qu'il semblait méchant, loin de là, mais ce n'était pas le type à qui il irait chercher des noises, pas quand il devait se casser le cou pour croiser son regard et que ses bras avaient la taille de ses cuisses. Enfin, il exagérait un peu. Seulement qu'un peu.
Avenant, le videur lui sourit légèrement lorsque son observation se fit un peu trop insistante. Il en avait pris l'habitude et, depuis le temps, il avait cessé de s'en offusquer, sauf que la sensation d'être scruté et épié restait franchement désagréable. De mémoire, il n'était pas une bête de foire. Par politesse, il devait refouler son envie de dévisager à son tour le client, se dit Gabriel en consentant finalement à reporter son attention sur le reste du bar. Même si rendre la pareille devait asticoter le géant.
De la soirée, il ne restait que quelques personnes au premier étage, et sûrement aucune au second. S'il se souvenait bien, exception faite, le Sweet Devils fermait l'étage du dessus à partir de minuit.
Un petit groupe rigolait dans un coin, une partie assise sur les banquettes incrustées au mur, l'autre sur des chaises aux allures antiques et aux coussins de cuir probablement plus moelleux que le siège de son bureau. Installés autour d'une des nombreuses tables, des verres vides et à moitié pleins concurrençaient la place. Deux hommes près de la fenêtre, une femme au bar massif, séparée de quelques tabourets du barman et d'une serveuse, trois autres en train de jacasser un peu plus loin. Une soirée tranquille, en somme, de celle que Gabriel affectionnait tout particulièrement. La musique de fond, un peu de classique, apaisait même sa légère irritation due à la fatigue.
Il lança un regard circulaire à la pièce. Pas de Stephan. Peut-être était-il en arrière. Il l'espérait pour lui, car s'il lui posait un lapin, ce Don Juan pouvait rêver leur prochain verre. La semaine des quatre jeudis aura lieu avant qu'ils ne se revoient autour d'une chope, foi de Gabriel.
Déboutonnant son long manteau, il en profita par la même occasion pour retirer son foulard noir aux bandes grisâtres, le fourrant dans l'une des larges poches cousues à l'avant. En attendant, il pouvait toujours se commander un verre. Tant pis s'il l'entamait sans l'autre, c'était à lui d'être présent. Patienter qu'il daigne le rejoindre ne faisait pas partie de ses plans.
Tout en cherchant Raphaël des yeux, il s'avança vers le comptoir, prenant place sur l'un des hauts tabourets près d'une serveuse et du barman. Son protégé n'était pas en vue, caché Dieu sait où. En un sens, il était presque soulagé qu'ils ne se croisent pas immédiatement. Il avait peur qu'il tourne les talons en l'apercevant. Ce gamin pouvait être rancunier, s'il le voulait, pour des puérilités qui plus est. Lorsque venait l'heure des boutades, il se demandait parfois qui de son ange ou de lui avait le pire caractère. Là-dessus, ils s'équivalaient plutôt bien.
- Un verre de vodka, demanda-t-il d'une voix posée aux intonations froides.
Interrompre la discussion entre la serveuse et le barman ne l'empêcherait pas de dormir ce soir. De toute manière, ses propres démons s'en occupaient déjà. Quoiqu'interrompre était peut-être un grand mot, la serveuse semblait monopoliser la conversation, pour ne pas dire qu'elle la faisait à elle seule sous les « hm hm » à peine ennuyés de l'homme. « Hm hm » qui s'étaient tus depuis que Gabriel avait pris place près d'eux, sollicitant finalement l'attention du professeur sur le blond lorsque sa commande tarda à venir et, inversement, l'attention de la femme sur lui lorsqu'elle se rendit compte que son compagnon s'était figé.
Arquant un sourcil, il dévisagea à tour de rôle les deux acolytes. D'abord parce qu'il reconnut la jeune femme accoutrée du costume de mère Noël (moins le bonnet, nota-t-il) comme l'une de ses étudiantes. Une élève de retour sur les bancs d'école après quelques années de pause, s'il ne se trompait pas. Ensuite parce que le blond semblait avoir aperçu un revenant. Gabriel se savait fatigué, le teint un peu blafard, mais pas assez pour provoquer ce genre de réactions. Si l'inconnu voulait gober des mouches, qu'il les gobe ailleurs. Il ne trouvait pas très charmant de contempler ses amygdales. Dans un autre contexte, peut-être. Là, non.
- M. Laflamme, hoqueta Vanessa tout en battant des cils.
Rencontrer Ice Man hors de l'enceinte scolaire, ça vous déboussolait un étudiant.
- Gaby... souffla au même moment le barman, s'attirant deux paires d'yeux interrogateurs.
Toisant malgré lui le blond, Gabriel déglutit discrètement. Ça faisait des années qu'on ne l'avait plus appelé ainsi et ce qu'évoquait ce surnom n'avait rien de très gai. Ça lui tordait les boyaux et ravivait son amertume. Le peu d'amis qu'il avait en avait pris connaissance d'une manière ou d'une autre et évitait soigneusement ce petit nom ; il alimentait sa langue de vipère. Plusieurs en avaient payé les frais et avaient appris à leurs dépens que sous ses dehors châtiés, l'homme cachait une mauvaise langue, qui à son tour savait peser où ça faisait mal. « Gaby » était proscrit de leur dictionnaire depuis belle lurette. Depuis près de neuf ans, et l'entendre soudainement d'un étranger, ça le troublait.
Sans rien laisser paraître de son mal-être, il dévisageait plus franchement le blond. Lui aussi avait hérité de l'uniforme de Noël et si le tout rendait adorable son ange, sur lui, ça en devenait un brin ridicule. Les faux bois de renne se dressant sur le sommet de sa tête blonde et le grelot placé au-devant d'un ruban à deux boucles, et ce, au niveau de son collet, ne lui rendaient pas tout à fait justice. Ou était-ce le rouge à lèvres sur sa joue ? Ou, encore, ces barrettes rouges glissées dans sa franche ? Peut-être pas, à vrai dire. Ces dernières se mariaient à merveille avec les nombreux piercings qui ornaient les courbes de ses oreilles. Plusieurs anneaux mordaient les croquants, un double industriel parallèle perçait la droite et un tragus décorait le cartilage de gauche. Ce devait être un masochiste, sûrement, fut la première réflexion de Gabriel. Pour avoir autant troué ses oreilles, il ne voyait pas d'autres explications.
Son visage en était toutefois exempté. Heureusement, ça l'aurait probablement gâché selon lui. Parce que ce jeune avait des traits harmonieux, mine de rien. Il y avait un parfait équilibre entre des traits fins et fermes, lui octroyant un côté légèrement féminin sans rien ôter à sa masculinité. Une mâchoire bien définie, un menton plus ovale que carré, des lèvres charnues et pâles, couleur pêche, ainsi que des sourcils minces. Puis, il y avait ces yeux. Des iris indéniablement bleus, un bleu profond d'océan, qui contrastaient avec sa peau laiteuse et ses cheveux nuancés de plusieurs teintes de blond. Principalement, c'était la couleur du blé et du miel qui primaient.
Ravalant durement sa salive, Gabriel ressentit ce léger pincement au cœur annonciateur de mauvais augure. Cette impression familière qu'il n'aurait pas dû avoir lui chamboulait l'estomac. Elle donnait des ailes à des papillons logés au fond de son ventre. Sensation bien désagréable, à son avis.
Pourtant, il ne connaissait personne d'aussi porté sur les piercings et dont le gabarit se rapprochait autant du sien. Le barman devait bien avoir quelques centimètres de plus que lui, tout au plus cinq, et il n'était ni gros ni maigre. Niveau corpulence, ils se ressemblaient beaucoup et il se doutait qu'il serait à l'aise dans ses vêtements ; il ne flotterait pas ni se sentirait à l'étroit. Aller, oust, les pensées frivoles, s'intima-t-il silencieusement tout en se demandant si Stephan avait renouvelé tout son staff sans même lui en glisser un mot. Aucun employé, pour le moment, lui était connu du temps où il fréquentait l'endroit. Ça n'arrangeait rien à son malaise ; si au moins il avait pu apercevoir une tête qui lui était réellement familière.
- On se connaît ? s'enquit-il sèchement, un brin cassant.
Au fur et à mesure de sa contemplation, il sentait son trouble devenir de plus en plus prenant, cette impression familière de plus en plus claire, et ça ne lui plaisait pas.
- Oh l'enfoiré ! J'vais le tuer ! fut sa seule réponse. |